samedi 16 mai 2015

La voiture de Saint-Görmez...

"Que puis-je pour toi?", avait maugréé le gratte-papier, tête baissée, binocle bien disposée, plume pressée. "Tu accélères la procédure !", avait martelé l'autre, la mine renfrognée. Des yeux en boules de loto, un front plissé, un langage orné, un salut obséquieux, je vis. C'était grave comme la fonction de l'un pilonnait la personnalité de l'autre. Le gratte-papier, c'était le fonctionnaire; l'autre, mon oncle maternel directeur régional. C'est que Monsieur mon père avait rejoint ses ancêtres et je me démenais pour m'occuper de la paperasse post-mortem. Et lassé de me faire sans cesse rabrouer, j'avais convoqué, toute honte bue, le piston. En Turquie, il arrive avec fanion...

J'avais pourtant supplié mon oncle paternel, le directeur régional d'une autre administration, de passer le message, "un simple coup de fil suffit". Et ben non, il fallait que Monsieur le directeur s'engouffrât dans sa berline. Le paternel m'avait averti, "le maternel vient avec sa voiture de fonction, hein !". Venir avec sa voiture de fonction. Le directeur régional de l'une des 81 provinces de Turquie allait faire étalage de son autorité avec sa bagnole maquillée d'un petit drapeau. Et la "populace", étonnée de cette "descente", nous avait maudit in petto, nous, des chanceux, la portée d'on ne sait quelle grande famille, bref des salauds...



"Mon Dieu, pardonne-nous !", avait coutume de prier feu Madame Erbakan. La "Second Lady", morte en 2005. L'épouse du premier ministre islamiste Necmettin Erbakan. A chaque fois qu'elle posait le pied dans la voiture de fonction, elle s'en excusait auprès de son Seigneur. "Sécurité oblige", lui avait-on répondu. Les gardes du corps mobilisés, les sirènes ronflantes, le peuple écarté. C'est le grand dilemme. Etre musulman, suivre l'exemple du Prophète en toute occasion ou être musulman et suivre les exigences protocolaires de l'époque moderne. Un peu comme quand le Sieur Erdogan avait érigé un palais à 1000 chambres. Islamique ou pas ? Autant que l'étaient les palais somptueux des califes...

"Franchement, combien ça coûte ton pousse-pousse !", a éructé le maître du Palais blanc. C'est que Mehmet Görmez, le grand mufti de Turquie, fatigué de son vieux tacot, a demandé une voiture de fonction flambant neuve, histoire de se déplacer comme vous et moi. Et l'Etat lui a filé une Mercedes à quelques centaines de milliers d'euros. Tout de suite, les méchants ont crié au scandale. "Ah bah nan alors, comment se fait-ce ! Le Prophète serait-il monté dans cette automobile ! Parpaillot, vendu, nabab !"... Un peu comme le conventionnel qui disait à Monseigneur Bienvenu, "vous êtes un évêque, c'est-à-dire un prince de l'église, un de ces hommes dorés, armoriés, rentés, qui roulent carrosse au nom de Jésus-Christ qui allait pieds nus !" (Les Misérables)...



Empoté qu'il était, par exemple le raïs Mujica d'Uruguay avait pourtant fait le pauvre lorsqu'il avait été porté à la magistrature suprême. Le nôtre a critiqué le mufti qui s'est aventuré à rendre son joujou. Et il l'a appelé. "A quoi tu joues mon brave ! Pourquoi as-tu rendu ta charrette ! Ta fonction mérite une telle voiture". "Non non, je la restitue pour donner l'exemple", s'est excusé celui-ci. "Ibret-i âlem için", en bon turc. Après tout, ne sommes-nous pas les suiveurs d'un Envoyé de Dieu qui mangeait quelques dattes pour tromper sa faim... Et histoire de faire pleurer les électeurs, le chef de l'Etat n'a pas manqué d'apporter une précision. "Mon pauvre mufti, dès qu'il a entendu ces polémiques, il est descendu de sa brouette et il s'est rendu chez lui à pied !". "Pedibus" comme dirait le lettré. "Avec la voiture de Saint-Crépin" comme disait le vulgum pecus du 19e siècle...

Quand je pense que le pape était porté jusqu'à une date récente sur un trône mobile, la sedia gestatoria, il y a une marge pour un mufti. Alors, une fausse conscience ? Bah non, voyons. C'est un homme de Dieu, le professeur Görmez. Il a commis une erreur, ça peut arriver, n'est-ce pas. Mais quand on a la conscience d'être rien, le luxe nous brûle d'emblée; on n'a pas besoin d'entendre des protestations pour "se rendre compte" de la situation. Et celui-ci n'en démord pas : "je me suis tu pour ménager la majesté de cette fonction et la réputation de l'institution". J'ai fait le modeste parce que je suis éminent... Soit dit en passant, Monseigneur Bienvenu "baissa la tête et répondit : Vermis sum". "Je suis un ver de terre". Ca suffit amplement, parfois...