mercredi 15 février 2023

(3) Chroniques du règne de Recep Ier. "C'est le Jugement dernier pour ce pays-là. Il n'y a manqué que la trompette..."

Gravas, décombres, miettes, poussière, béton, immeubles défoncés, murs porteurs, matériaux, grues, pelleteuses, matériel, équipes, effondrement, amoncellement, déblaiement, acharnement, aboiement, caméra thermique, radars, appareils de découpe, lampes, chiens, espoir, survivants, obstination, voies entendues, "Au secours !", "Vous m'entendez ?", sauveteurs, recherches, corps, "possibilité de vie", "présence humaine", défaillance, incurie, angoisse, larmes, chaos, colère, silence, froid glacial, miracles, vie, mort.

Chaque mot du champ lexical de l'apocalypse résonna lugubrement durant des jours et des jours. Un séisme titanesque, des scènes dantesques et une confusion ubuesque s'étaient produits dans le pays du Grand Turc. En l'an 2023, il n'était toujours pas possible de prévoir la date et la magnitude des phénomènes sismiques. Le 6 février, on eut donc droit à une vue anticipée de la fin du monde. Une image compendieuse, parmi tant d'autres, hanta les esprits, celle où un père, Mesut Hançer, tenait fermement la main de sa fille Irmak, morte sous les décombres...

Enterrés vivants...

Dieu savait éprouver, une expérience insondable et immémoriale. Et la plupart de Ses créatures réussirent à endurer, une expérience ineffable et mémorable. Qui en donnant des leçons de résilience aux experts de l'âme comme cet homme qui empoigna un cadavre comme un croque-mort endurci et alla se plaindre sans geindre; qui en se préparant dignement à la mort comme cette femme qui égrenait les sommes qu'elle avait empruntées, à destination de ceux qui, par hasard, trouveraient son téléphone...


L'émotion fut planétaire. Amis et ennemis se pressèrent au chevet du pays. Même les Hellènes accoururent. Récemment, le Sultan les avait menacés, pourtant. "Nous pouvons intervenir subitement une nuit", avait-il lancé. Au temps pour lui, les sauveteurs grecs étaient en Turquie dès l'aube. Leur chaîne publique émut jusqu'au plus nationaliste, en ouvrant son journal par une déclaration d'amour...


 

 


 

Le grand mufti fit retentir des "salâ" dans tout le pays; une démarche qualifiée de maladroite par les derniers païens du royaume. Ils ne comprenaient pas pourquoi on lança cet appel, habituellement vocalisé pour annoncer les décès, en pleines opérations de sauvetage. On brisait ainsi le moral des personnes sous les décombres. On leur rappela tout simplement qu'on était musulman et qu'il s'agissait là d'une forme de catharsis. Les fatalistes s'en tenaient aux 3 P, prier, psalmodier, pleurer...

Les "potes" au taquet..

Fort heureusement, des héros remuaient ciel et terre. Les plus hardis organisaient, récoltaient, distribuaient. Le troubadour Haluk Levent mit son association Ahbap ("pote" en turc) en ordre de marche. Il réunit tous les artistes et tous les donateurs dans son expédition. Son dévouement fut tel qu'il accumula plus d'argent que l'agence officielle chargée de gérer les catastrophes, la mal nommée AFAD...

Les vautours s'amassèrent rapidement autour du pactole. Sa Majesté Impériale, très troublée de voir des billets lui passer sous le nez, trancha dans le vif. Toutes les pépètes de l'empire devaient revenir à l'AFAD. Les partisans de Sa Grandeur en furent tellement requinqués qu'ils commencèrent à harceler les âmes bien nées. L'économiste Özgür Demirtaş, qui se gavait de potions pour rester éveillé et retweeter le maximum d'appels à l'aide à ses millions de followers, en prit pour son grade par l'une des prêtresses du régime. À la fin, il fulmina contre cette tigresse acariâtre...

C'est que dans les nations mal faites, les conflits bloc contre bloc finissent toujours pas gâcher la concorde nationale. Le contexte turc, éristique, se prêta prestement à l'exercice de démonisation de l'Empereur. À peine la terre trembla que les dames et sieurs de l'Académie Twitter décochèrent les piques contre l'Ombre de Dieu sur ladite terre. Or, le Roi des rois était un véritable "hallâl-ı müşkilât", un homme capable de résoudre le moindre problème. Et voilà qu'on ne le respectait plus !

Le Sultan se renfrogne...

Chacun, esclave de son mode de vie amniotique, prit part au pugilat numérique. Les caïds critiquaient, les idémistes répétaient, les diseurs de rien approuvaient. L'atmosphère, déjà poussiéreuse, s'infesta à tel point que Son Immensité siffla la fin de la récréation. À peine avait-il fait déclencher l'état d'urgence de niveau 4 qui permettait de solliciter l'aide internationale, qu'il se retourna contre les ennemis de l'intérieur, incapable qu'il était de rester une minute sans détracteur. 


Il rugit contre les "haysiyetsiz", "şerefsiz" et "namussuz". Les vendus, les salauds, les ordures, en somme. Quoi, alors ? Osait-on parler d'incurie, d'impréparation, de négligence alors que la catastrophe avait défié tous les pronostics ? Le visage fermé, il abreuva de fiel, comme à sa noble habitude, tous les rouspéteurs. "Le jour venu, on ouvrira le livre des comptes". Que voulait-on franchement ? C'est Allah en personne qui avait planifié le drame. C'était le "kader", "le destin"...




"Pas vraiment", avait osé répondre le théologien en vue, Nihat Hatipoğlu, qui, pour une fois de sa vie, avait élaboré une phrase sensée. En réalité, le Padischah, qui était versé dans les choses religieuses, savait qu'il forçait le trait. Car lui-même avait révélé le fond de sa pensée en 2003, deux mois après son accession au poste de Premier des ministres. Un séisme avait frappé Bingöl. Comme il était encore tout frais et qu'il avait des prédécesseurs à blâmer, il s'en donna à coeur joie...

Le pouvoir se raidit...

Depuis, l'Etat, c'était lui. Tout ce qu'il faisait était donc bien. Dieu soit loué, le directeur en charge des télécommunications, Ömer Abdullah Bey, dit le fils de Karagöz, se précipita pour ralentir Twitter. Le vice-ministre des transports et de la communication, Ömer Fatih Sayan Bey, convoqua les dirigeants de cette décharge publique et leur intima de bannir certains comptes. Officieusement, évidemment. Officiellement, il s'agissait de leur "rappeler leur responsabilité envers notre pays à la suite de ce désastre"...



Car les opposants se plaignaient. On critiquait l'Empereur à tout-va. Le crime de lèse-majesté se généralisa. On diffusa en masse ses propos ainsi que des vidéos officielles qui faisaient la promotion des "imar affı", ces amnisties pour la régularisation des habitats. Lesdits habitats qui s'effondrèrent conformément à la volonté divine. La désinformation devait donc cesser. Certains zozos évoquaient l'impact sur les opérations de sauvetage car Twitter permettait de relayer les besoins des victimes. Tout le monde, les proches, les sauveteurs, les journalistes, les citoyens, se ruèrent sur les VPN. Le temps avait beau être compté pour les victimes coincées sous les décombres, la réputation du Sultan en valait la peine...
 
Ses vassaux copièrent son style et commencèrent à parler tel des imams. "Dieu", "le destin", "l'endurance" revinrent souvent. Jadis, adversaires du régime, les gazetiers et les responsables pro-Recep Ier avaient des accès de lucidité. Ömer Çelik, son porte-parole actuel, avait tenu des propos très durs contre l'État lors du séisme de 1999. C'est connu, dans l'opposition, on peut tout dire; dans la majorité, on ferme sa gueule. Les journaux n'allaient pas de main morte non plus. "L'État sous les décombres", "Les criminels", "Le peuple délaissé". Autant de manchettes qui, aujourd'hui, auraient provoqué liquidation...



C'est que la peur était partout. Le rescapé, qui venait de sortir de l'enfer, était presque penaud, de peur de froisser l'Empereur. Les proches trop irrévérencieux étaient superbement ignorés. La reporter Tuğba Södekoğlu de la chaîne Show TV, le présentateur Fuat Kozluklu de la chaîne publique TRT, le journaliste Sertaç Murat Koç de la chaîne TV100 continuèrent à trémoler tandis qu'un citoyen tentait de leur expliquer son drame...


24 années après le séisme d'Izmit, on se rendit compte que personne n'avait prévu la gestion de crise pour les premières 24 heures. Les interventions furent tardives, les évacuations aléatoires. Chacun récupéra sa dépouille comme il put, sur sa mobylette, dans sa voiture... 



Le bal des faux-culs...

L'ancien président de l'AFAD fut rappelé d'urgence de l'ambassade où il avait été muté. L'actuel directeur des opérations, Ismail Palakoğlu, un théologien, disparut de la circulation. Sa Magnanimité l'avait nommé le mois dernier; sans jeter un oeil sur son CV...

Tandis qu'un ballet macabre s'exécutait sur les amas de béton et de ferraille, les politicards de tous bord s'écharpèrent. Les opposants atterrirent rapidement sur les lieux pour tirer à boulets rouges sur les majoritaires. Les chefs de ligue Kılıçdaroğlu, Akşener, Babacan, Davutoğlu, İnce, Özdağ surfèrent sur la colère des petites gens. Haptophobiques pour certains, ils restaient de marbre, sans aucune parole de réconfort, sans aucune étreinte. L'épouse de l'ancien Premier des ministres, Madame Sare Davutoğlu, médecin de profession, s'affaira à soigner les survivants. Elle était la seule "femme de" à servir à quelque chose... 

Le coalisé Devlet Bahçeli, originaire d'Osmaniye pourtant, l'une des villes frappées, resta chez lui. Mieux, une semaine après, il réapparut avec une morgue à couper au couteau. Il insulta le maximum de personnes que son souffle vacillant lui permit de faire avant de proclamer que "partout où vous regardez, partout où vous marchez, l'État est présent, domine et sert dans toute sa majesté, toute sa dignité, toute sa souveraineté"...  

Pied de paysan et chaussure de seigneur ne vont de compagnie...

Du côté des dominants, les déclarations à l'emporte-pièce, visqueuses et poisseuses, se multiplièrent.  

Le vice-Empereur, Fuat Oktay, s'en prit aux édiles d'Istanbul et d'Ankara qui avaient mobilisé leurs engins. "Vous croyez quoi ? Que c'est une mairie qui va faire ce que l'Etat ne peut pas faire ? Pour qui vous prenez-vous !", pesta-t-il. Un homme nommé, sans aucune légitimité populaire, sermonna des élus dont la seule faute était de vouloir venir en aide...

La fameuse Leyla Şahin, députée dont le voile fit l'objet d'une jurisprudence à la Cour européenne des droits de l'Homme, qualifia le chef de l'opposition de "véritable catastrophe"... 

Une ancienne députée du parti au pouvoir, Nursel Kocabaş Reyhanoğlu, s'en prit elle au maire d'Istanbul, qu'elle traita de "laquais anglais". Elle faisait partie d'une famille de constructeurs immobiliers, on comprit vite sa panique...

Le vice-président de l'AKP, Nurettin Canikli, préféra triturer son portable alors qu'un rescapé le réprimandait...

 

Le bouffon du roi en titre, Mehmet Metiner, devint tout bonnement schizo. Il écrivit une première missive où il rassura sa ville de naissance Adiyaman, ravagée. "Nous avons notre Reis", clama-t-il avant de supprimer son tweet et d'en partager un autre, implorant de l'aide, lui aussi prestement caviardé...



Le sinistre de l'intérieur, Süleyman dit le Noble, s'en prit à la mairie de Hatay, aux mains de l'opposition : "ils ne nous ont même pas aidés pour enterrer les morts, ils veulent sans doute nous mettre dans l'embarras", éructa-t-il. On apprit dans la foulée que le maire Lütfü Savaş avait alerté les autorités deux semaines auparavant... 

Le comble fut l'attitude du gouverneur d'Adiyaman, Mahmut Çuhadar. Acculé dans sa préfecture par une foule en colère, il s'entoura de ses cerbères et décocha l'un de ses sourires de hyène qui d'ores et déjà s'inscrivit dans les annales des rires méphistophéliques. Le jour d'après, à bout, il dut fuir la ville...

                
Quelque temps plus tard, c'est le bras droit de Sa Grandeur, Numan Kurtulmuş, qui fut pris en flagrant délit de gaieté avec d'autres valets. "Pillage politique", "instrumentalisation d'une image instantanée dans laquelle je participais à la douleur et aux sourires des victimes du tremblement de terre", tenta-t-il d'esquiver, offrant à la postérité le concept de "sourires des victimes"... 



On appelle miracle quand Dieu bat ses records...

Dieu soit loué, les survivants sortis des décombres calmèrent quelque peu les ardeurs. Des miracles s'opérèrent.

On tabassa aussi des voleurs, des rescapés qu'on prit pour des pilleurs ou des Syriens, c'était tout comme. Les flics de Turquie bastonnaient à qui mieux mieux. Les gens bien éduqués, comme le père du code pénal turc, osèrent rappeler qu'on était toujours dans un État de droit, personne n'avait envie de les écouter. On réussit aussi à coffrer certains des constructeurs qui vendaient jadis des "bouts de paradis" et qui s'apprêtaient à fuir l'enfer qu'ils avaient eux-mêmes provoqué... 

C'est la faute à Voltaire...

Le désastre fit des dizaines de milliers de morts. Les propos du sieur Voltaire, dans le royaume de France, après le séisme de Lisbonne en 1755 tombaient bien à propos : "Quel triste jeu de hasard que le jeu de la vie humaine ! Que diront les prédicateurs, surtout si le palais de l'Inquisition est resté debout ?". Ils ne dirent rien. Ils prièrent pour l'âme du Sultan. Son palais aux 1000 pièces ne pouvait être ouvert aux survivants, question de sécurité. On fit main basse sur les dortoirs des étudiants qu'on renvoyait chez eux jusqu'à la fin de l'année... 

Le géologue Celal Şengör dit tout haut ce que tout le monde pensait tout bas : "Recep Ier a totalement échoué !". Mais il le dit en allemand, dans un journal allemand, de peur d'être inquiété. Le fin mot de toute cette tragédie revint au plus grand comique du pays, Cem Yilmaz : un homme bien, c'est vraiment autre chose...



Le leader de l'opposition de Sa Majesté, Kemal Kiliçdaroglu, lança un "oust !" phénoménal lors d'un point presse. S'en prenant au Souverain d'une manière peu amène, il qualifia son propagandiste en chef, le sieur Fahrettin Altun, de "Goebbels dévitaminé". Ce dernier, d'une rare servilité, avait en effet mis en branle toute une machinerie à faire pâlir le diable; alors que des survivants tentaient encore d'émerger des décombres, un documentaire fut mis en circulation : il amortissait les critiques futures en jouant sur la thématique bien commode de la "catastrophe du siècle" inéluctable... 

La révérence...

"Il est vrai que nous n'avons pas été en mesure de conduire nos interventions aussi vite qu’espéré", finit par reconnaître l'Immaculé national quatre jours plus tard. Si le Grand Bâtisseur avait 10 raisons de se vanter, les 9 concernaient les routes, les immeubles, les hôpitaux. La pierre. Soufflée par un séisme. En 2021, l'Éminentissime avait promis : "Nous irons sur la Lune en 2023 !". La terre en personne tira le tapis sous ses pieds...


Dans ce brouhaha général, on apprit que son ancien rival et néanmoins bienfaiteur, le kémaliste Deniz Baykal, rendit l'âme paisiblement pendant son sommeil. C'est lui qui avait ouvert les portes du pouvoir au Sultan. Et un jour de drame, il s'éclipsa le premier. On avait cette drôle d'impression d'assister à la fin d'une époque...