lundi 26 décembre 2011

"En attendant Godot"...

Non non, je ne voudrais sûrement pas donné un avis. Je n'en ai pas les capacités intellectuelles, je suis simple, moi. Et maintenant qu'il va être interdit de dire le "contraire de la Vérité", ça ne servira à rien. Quoique. Un an de prison, encore ça passe. Je profiterai de l'occasion pour commencer ma thèse mais payer une amende de 45 000 euros, c'est trop. Je demanderai à l'ambassade tiens, elle qui épaule toujours ses concitoyens dans la panade. N'est-ce pas...

Après je m'emballe. En attendant que la Vérité descende du ciel, on pourrait, les 450 000 Turcs et Franco-Turcs, tous sauter au même moment. Ca provoquera un tremblement de terre, peut-être. Et nous serons tous, devant un juge, dans le palais de justice. 450 000 procès ! Tous contre la liberté d'expression ! Chez Voltaire, en personne ! Ca aura de la gueule à la Cour européenne de Trucmuche. Robert Badinter sera notre avocat. Et moi, je serai le premier sur la liste des requérants, l'affaire s'appellera Sami Kiliç et autres contre France, contre Turquie j'allais écrire, que veux-tu l'habitude... Je le note, je ferai convoquer Gilles Veinstein. Lui-même aura besoin du prétoire de la Cour pour "reparler" sur la question...

"-Allons-nous-en.
-On ne peut pas.
-Pourquoi ?
-On attend Godot.
-C'est vrai"
.

Il y a comme quelque chose qui cloche, pardonnez-moi, je vais quand même formuler un p'tit raisonnement entre-temps. En 1912, le gouvernement ottoman qui a donc commis ce fameux génocide que la future loi nous impose de reconnaître, comportait un Arménien. Le ministre des affaires étrangères, Gabriel Noradunkyan. Certes, les Jeunes-Turcs n'étaient pas au pouvoir mais ils étaient majoritaires au Parlement. Et n'ont pipé mot. Mieux, ils se sont alliés à la Fédération révolutionnaire arménienne ! Et que veux-dire Ittihad d'ailleurs, le nom de leur parti ? "Union". Aaahhh, Union ? Union des Turcs entre eux ?

Ouf, j'ai une migraine. Je me dis, toujours entre-temps, que le plan d'extermination venait de loin, dis donc ! Imagine Hitler faire semblant de ne pas s'opposer à la nomination d'un ministre juif, qui plus est des affaires étrangères, pour mieux... mieux quoi d'ailleurs ? je perds le fil de mon illustre raisonnement... Moi, je ne sais pas. Rien de rien. 45 000 euros, c'est trop. Vaut mieux pas savoir. "Allons-nous-en. On ne peut pas. Pourquoi ? On attend Godot. C'est vrai."

Une fois n'est pas coutume, j'ai décidé de faire le faux cultivé. Personne n'a jamais lu jusqu'au bout l'histoire de l'année 1915, alors pourquoi moi ? Je me suis donc adossé sur Wikipédia, hihi. Un bon résumé. Objectif, on dirait. Que de l'histoire. Avec des dates, en plus. Alors qu'on s'en fichait bien jusqu'à maintenant. Il fallait voir, nous dit-on. Les contingents. En chiens de faïence. Les Turcs hâbleurs, les Arméniens nargueurs. Des pancartes, des cris, ici ou là. Une Turquie et une Arménie, nations soeurs, en haleine devant un poste de télévision pour suivre les débats de quarante personnes dans la chambre basse d'un pays tiers. Je trouvais cela absurde, moi. Se déplacer pour criailler devant le Parlement français ? Quel rapport ? Et moi, franchement, qui déteste les protestations, manifestations et tout autre défilé bruyant ! Je suis peut-être agoraphobe quand j'y pense, il va falloir consulter...

"-On attend.
-Oui, mais en attendant ?
-Si on se pendait ?
-Ce serait un moyen de bander"
.

Et puis, y en a marre à la fin. On inonde nos boites de courriels. Les officiels envoient tout ce qui leur passe sous la main. Tout sauf les informations sur 1915. Du coup, on crie. Avec des pancartes. On les a rafistolées. Le barbu et le kémaliste étaient côte à côte, parait-il. Je regardai avec des jumelles. J'en ai vu des imbéciles, i-ni-ma-gi-na-ble. Enfin, j'insulte personne, je parle de ceux que je connais, des écervelés. Ah il sait comprendre, lui ? On s'en fout, il faut crier...

Quand j'y pense, avant d'oublier, j'ai trouvé un autre négationniste, moi. Dans la revue Histoire (avril 2009, n° 341), l'historien Fuat Dündar faisait le distinguo : "la question n'est donc pas celle de l'intentionnalité, mais celle de la conscience qu'avait Talat pacha du caractère meurtrier de la déportation" (p.16). Ca tombe bien, le droit demande l'intention et non la connaissance. J'ai l'air malin, je sais. Keh keh keh... En tout cas, on en reçoit des cartons, dis donc. Tous les Arméniens ont des greniers. On n'a plus de place dans nos caves, quand j'y repense...

"Mon grand-père a été assassiné par les Turcs !", "oust ! C'est le mien qui a été égorgé par les Arméniens !". Des centaines de milliers de victimes musulmanes et arméniennes ont été accablées pour les uns et vengées pour les autres par une quarantaine de députés français, c'est logique... Et le premier d'entre eux aussi est un négationniste. Je l'ai lu, quand même, j'hallucine pas. Le journaliste, un autre vendu, demande : "vous reconnaissez que c'est un génocide ?". Face à l'évidence, le président des députés nie : "il y a eu des exactions massives à caractère ethnique. Maintenant, il faut laisser faire les historiens. A partir du moment où vous instaurez un contrôle pénal des mots, cela pose problème. Les grandes démocraties n'ont pas à définir l'Histoire par la loi".

"-Alors, on y va ?
-Allons-y.

(Ils ne bougent pas).

jeudi 15 décembre 2011

"La faute de l'abbé Mouret", "le crime du padre Amaro"...

"Ahmet le Soutanier". Alias, "Cüppeli Ahmet". Un des rares islamistes turcs à avoir pignon "sur maison"; un vrai "barbu" pour le coup. Calotte vissée sur le crâne, canne muhammadienne dans la main, allure lente des hommes vénérables, chapelet clinquant esclave de doigts enfiévrés. Et très conservateur; excessivement. On le sait, il envoie assidûment en enfer les musulmans qui sablent le champagne à l'occasion de Noël. Conformément à sa partition. Il faut bien de l'ambiance dans la vie sociale d'un pays aussi, n'est-ce pas. Et surtout de la liberté d'expression. Comme le relève la Cour islamique de Strasbourg, "le simple fait de défendre la charia, sans en appeler à la violence pour l'établir, ne saurait passer pour un « discours de haine »" (Gündüz c. Turquie, 4/12/2003, § 51). Nous saluons à l'occasion, allez tous ensemble, les salafistes de France. Strasbourg, mes petits, Strasbourg, la prunelle de vos yeux...

Liberté d'expression donc. Ça tombe bien, nous avons "l'inquiétante chance" de l'écouter chaque soir sur les plateaux de télévision (obiter dictum : on relèvera avec profit les voyelles nasales et l'oxymore qui traduisent ce sentiment, aurait dit un professeur de français, hihi). Car, il faut le souligner, Ahmet le Soutanier est un phénomène. Ses sermons sont fondamentalement traditionalistes mais l'art de les délivrer est exceptionnel : c'est dire, toutes les franges de la société turque, pourtant si clivée, se plient en deux en l'écoutant.


Mais voilà; cet homme n'est pas un saint. L'eût-il été, est-ce que..., bref, ne vexons personne. Le désir de sabrer, ce que sait ressentir le mieux un homme, n'est-ce pas. Pape ou imam. L'Histoire écrira quelque part qu'il fut une époque où on ramassait des curés et évêques dans le lit des enfants. La police descendait chez Monseigneur l'archevêque de Bruxelles. Le Pape s'excusait en personne et casquait, à l'occasion, des millions d'euros. Des cheikhs n'étaient évidemment pas en reste; on croisa par-ci par-là des "fatwas" sur le mariage des fillettes. Qaradawi aussi, éminent savant nous dit-on, avait été mêlée à une histoire de, allez, disons pétulance pour rester correct. "Troussage" aurait dit un mécréant, bouuuuhhhh...

Mais bon; les clercs catholiques, on comprend, ils ont faim : "l'idée épicurienne est rejetée, qu'il faut céder à la concupiscence comme le ventre doit céder à la faim : si la faim est admise, la concupiscence, elle, est suspecte et soigneusement contrôlée" (Philippe Ariès, "Saint Paul et la chair", dans Sexualités occidentales, p. 55). Et qu'arrivent-ils aux clercs musulmans ? Ils ont le mariage; mieux, la tétragamie. Et comme le sous-entend Ghazâli, un saint s'il en est, ça devrait suffire : "Un autre avantage du mariage est de se protéger du diable en apaisant le désir amoureux; et de se préserver des dangers de la concupiscence, de conserver la chasteté du regard et de garder le sexe de commettre une faute" (Des vertus du mariage, Alif éditions, p. 38). Mais voilà, lui-même finit par s'éprendre : "Mais par ma vie ! Le désir amoureux comporte une autre sagesse que d'inciter à la procréation : c'est de faire goûter, lors de sa satisfaction, une volupté que nul plaisir au monde ne saurait égaler" (p. 39). Aaah aaah... Quand l'imam succombe, l'ouaille s'ébroue...

Les téléspectateurs turcs sont, heureusement, rodés en la matière et, elhamdulillah, très miséricordieux. Tiens, par exemple, le "prince des écrans", le professeur de théologie Yasar Nuri Öztürk. Un iconoclaste. Un "renouveleur". Celui dont la capacité de travail (un livre par an) époustoufle en même temps qu'irrite. Il sabre tant les soi-disant "scories" qu'on finit par se demander si tous les savants qui ont vécu et pondu avant sa bienheureuse naissance ne seraient pas des imposteurs... Eh bien, Monsieur le professeur avait poussé le modernisme jusqu'à tromper sa femme (ça passe encore) et, s'il vous plaît, se faire attraper par elle en plein "congrès". Depuis, il crève toujours l'écran avec le même entrain et sans aucune érubescence...

Ou encore le très mondialement célèbre Adnan Oktar alias Harun Yahya (celui qui avait inondé les écoles françaises de son livre anti-darwinien, l'Atlas de la création) qui n'en finit pas, dans ses émissions télévisuelles, de draguer en direct les invitées. Qu'il nous déclame du Nedim et nous n'en serions pas outrés plus que cela : "Es-tu braise ? Es-tu feu ? Ô Hulâgou cruel !/ L'empire de mon vouloir, tu l'as réduit en cendres./ Ô tes caprices de vierge, joints à ces mâles accents,/ Ma raison en chancelle, es-tu vierge ? Éphèbe ?/ Cette cape de soie pourprée, jetée sur ton épaule,/ De ta beauté brûlante en est-elle le symbole ?" (dans Malek Chebel, Traité des bonnes manières et du raffinement en Orient, tome II, p. 61).

Un dernier pour la route et après, promis, on essuie la bave : Zekeriya Beyaz, un autre professeur de théologie connu pour son aversion du voile et sa guerre contre les missionnaires chrétiens et dont les mauvaises langues disent, en se fiant sur son physique, qu'il est ce fameux Antéchrist que le monde musulman attend, le "Deccâl", s'était malencontreusement retrouvé devant un film porno dans sa chambre d'hôtel. La facture le prouvait; car comme on le sait tous ici, n'est-ce pas, ce genre d'émission est surfacturé, ça n'entre pas dans le forfait. Gaillard, il s'en était expliqué, évidemment : "je faisais une analyse théologique et sociologique". Ce même Beyaz défend aujourd'hui son ennemi juré, Ahmet le Soutanier. "Un homme de religion ne saurait faire cela !". Si vous le dites, cher maître...

Il est une vilaine attitude humaine qui consiste à orienter son "objectivité" en fonction de la sympathie ou de l'animosité qu'on ressent envers une personne. Ceux qui enrageaient lorsque les policiers assaillirent la maison d'une intellectuelle "laïque", forcément insoupçonnable, sont les premiers à déverser leur bile sur l'imam, forcément pervers. Comme on le sait, la présomption d'innocence, c'est toujours pour les siens. Et c'est un mollah, voyons; le fantasme de tout croyant au bord du paganisme est de découvrir des cochonneries sur l'imam du coin, ça l'apaise; "şalvarın altında neler töniiir !" avait lâché une dame de cette espèce, avec son joli turc. "Hein, qu'est-ce qui gigote sous la soutane !"... L'occasion est trop bonne pour relever les contrastes imam/sexe, religion/proxénétisme, discours/actes, etc. D'autant plus qu'il s'avère que le Soutanier menait une vie opulente. "Ouais, ce barbare est sans nul doute coupable, regarde sa demeure, on dirait un palais !", "euh, c'est quoi le rapport ?", "j'm'en fous de ton rapport, c'est un pervers, la preuve il habite un castel !"... De là, à devenir proxénète...

Les religions ont toutes un problème avec le sexe. Ça tombe bien, les êtres humains aussi. Il faut donc s'en remettre. Au choix, le Prophète Muhammed : "Il vous faut vous marier; que celui qui n'est pas en mesure de le faire multiplie les jeûnes car cela sera pour lui comme une castration". Les moins sévères, par ici : "Quand il est convenu qu'on peut faire du jouir et du faire jouir un impératif catégorique hédoniste, on met en oeuvre une stratégie qui permet l'émergence de vertus, les vertus de la jubilation". Signé, Michel Onfray. Dans L'Art de jouir. Un livre qui circule peut-être sous le manteau, qui sait...

Ahmet le Soutanier, du coup, mon p'tit malin, quid ? Je ne suis pas un mécréant, moi, j'balance pas... "En rapportant ce genre d'histoires vous ne rendez pas service à votre communauté bien que vous puissiez penser qu'il faille dire ces choses", disait une musulmane face à l'incartade du "Cheikh" Qaradawi. Donc chut ! Les musulmans ne vont tout de même pas donner des verges pour se faire fouetter ! Sous le boisseau, coco, Dieu dort...

mercredi 7 décembre 2011

De la stigmatisation des musulmans

Si j'ai à soutenir le droit que nous avons de stigmatiser les femmes voilées et leurs maris, frères et fils barbus, voici ce que je dirai :

Les peuples d'Europe ayant enquiquiné les protestants et exterminé les juifs, c'était au tour des musulmans de servir de curée à leur inextinguible besoin d'avoir des ennemis.

La vie serait morne, si l'on ne faisait pas disserter les intellectuels sur des sujets aussi graves que le périmètre d'un bout de tissu.

Celles dont il s'agit sont voilées de la tête au cou; et elles ont des dents si jaunes qu'il est presque impossible de les plaindre.

On ne peut se mettre dans l'esprit que Rousseau, qui est un Etre très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout enveloppé.

On ne peut se mettre dans l'esprit non plus que Badinter, féministe en chef du pays, qui lutte vigoureusement contre l'interdiction de la prostitution au nom de la liberté des femmes, finisse sans raison prohibitionniste lorsqu'il s'agit de la liberté des femmes voilées.

L'idée de vivre-ensemble qui s'accommode très bien des insultes des caricaturistes et des comédiens à l'encontre des valeurs religieuses de leurs concitoyens, ne peut qu'exiger des femmes musulmanes qu'elles consentent à quelques sacrifices mineurs en ôtant leur fichu de la vue de leurs très chers concitoyens.

Il est si naturel de penser que c'est la chevelure à l'air qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d'Asie et d'Afrique, qui les voilent et les violent, privent toujours les femmes voilées du rapport qu'elles ont avec nous d'une façon plus marquée.

Une preuve que les femmes voilées n'ont pas le sens commun, c'est qu'elles font plus de cas d'un hypothétique au-delà que d'une vie digne ici-bas, qui, chez les nations policées, est d'une si grande conséquence.

Il est inélégant d'invoquer une obscure loi de 1905 qui assure la liberté de conscience, au début d'un nouveau siècle où socialistes et droitistes se rejoignent enfin sur l'urgence de chasser les femmes vêtues de foulard.

Il est impossible que nous supposions que ces femmes-là soient des êtres humains; parce-que, si nous les supposions des êtres humains, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes rousseauistes.

De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux musulmans. Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des Laborde, Richard, Glavany et consorts, qui font tant de lois inutiles, d'en faire une générale en faveur de la décence et de la liberté ?


mardi 29 novembre 2011

"Odi et amo. Quare id faciam fortasse requiris ? Nescio, sed fieri sentio et excrucior" (Catullus)

Imaginons, nous autres Français, un enfant de la Vendée devenir le président d'une formation robespierriste. "Tant mieux ! Ça montre qu'il y a eu un apaisement", peut-on penser. Et on aurait raison. Mais si cet "enfant" qui a perdu la moitié de sa famille lors des massacres en vient à soutenir la politique de terreur à l'endroit de ses aïeux, eh ben dans ce cas précis messires, que fait-on ? "Bah, on l'enferme dans un asile !". Voiiilà. Tout compris...


C'est qu'en Turquie, en 1938, il s'est également passé des choses effrayantes. A l'Est. A Dersim, plus précisément (devenue, depuis, Tunceli). Une ville de Kurdes alévis. La race de ceux qui sont déjà détestés par tout le monde en temps normal; Kurdes et alévis, il faut le faire, n'est-ce pas... La République en couche-culotte en vint à décimer près de 50 000 êtres humains. Mustafa Kemal à la tête des opérations, sa fille adoptive Sabiha Gökçen pilote de guerre, des hauts fonctionnaires zélés à qui mieux mieux, menèrent une "guerre de civilisation". C'est que les "Dersimli" étaient assimilés à de vilains ploucs. La République en prit ombrage, elle lança des bombes et s'inventa une excuse : "on ne fait que mater une révolte !".


On s'en souvient, il y a exactement deux ans, le sinistre Onur Öymen, député nationaliste du parti de gauche CHP (justement, le parti à l'oeuvre en 1938), en était venu à "justifier" les massacres de Dersim. "Qui sème le vent, récolte la tempête, coco !". Oui. Quand on se soulève, on doit s'attendre à être châtié, assurément. C'est bien la raison pour laquelle l'Etat turc lutte depuis trente ans contre le PKK. Mais à notre humble connaissance, à aucun moment de l'Histoire, nulle part ailleurs, on a trouvé "normal" d'anéantir toute une population civile pour les fautes commises par quelques-uns. Autrement dit, la "contextualisation" n'explique rien du tout; ce n'est pas parce-que quelques centaines de Kurdes se sont rebellés que l'Etat doit faucher tous les Kurdes...


Il se trouve que le président actuel du CHP est un Kurde alévi de Dersim. M. Kemal Kiliçdaroglu. Ce fameux Vendéen à la tête du parti robespierriste. En 2009, lorsque son collègue Öymen s'en prenait ouvertement à l'honneur de ses ancêtres, Kiliçdaroglu fit une déclaration qui ébranla tous ceux dotés d'une intelligence moyenne : "dans un contexte révolutionnaire, il y a toujours des excès, ça peut arriver, allez circulez" ! Aujourd'hui, le sieur, devenu leader, ne dit pas autre chose. Lorsque le député CHP de la circonscription de Tunceli, Hüseyin Aygün, déclara la semaine dernière qu'Atatürk ne pouvait pas être tenu irresponsable de ce qui s'était passé, son président-coreligionnaire et compatriote lui imposa un bâillon. Depuis, Aygün s'est rétracté...


Et voilà qu'entra en scène, une autre écervelée, petite-fille d'Ismet Inönü (deuxième "père" de la Nation après Atatürk) pour nous dispenser une leçon de fascisme à faire pâlir son propre grand-père : "Bah quoi ! On a bien fait de séparer les familles, de kidnapper les enfants kurdes pour les remettre aux familles turques, regarde, maintenant, Tunceli est une ville moderne; la preuve, ils votent CHP". Ouf ! J'ai envie de pleurer. Est-ce une rhétorique qu'un cerveau humain peut tenir au XXIè siècle, nom de Zeus ! Comment se fait-ce ! Comment peut-on, ne serait-ce qu'essayer de justifier une telle barbarie qui, selon les canons actuels, aurait expédié Atatürk et consorts devant la Cour pénale internationale ! Assassiner 50 000 personnes au nom de cette fichue civilisation qui a produit et produit encore avec une égale bonne conscience des dizaines de milliers de victimes !


Heureusement qu'on a le Premier ministre Erdogan qui a certes fait un "show" mais a néanmoins fini par présenter ses "excuses" au nom de l'Etat. Devant un gigantesque poster d'Atatürk, vous relèverez la tragi-comédie... Excuses ou regrets, peu m'importe à vrai dire, l'essentiel étant qu'il y a une reconnaissance de culpabilité et réparation. Nous sommes donc dans la situation apparemment paradoxale où un sunnite conservateur prend pitié des "Dersimli" alors qu'un alévi fait tout pour disculper Atatürk. C'est encore ce "type" qui demandait au Premier ministre de la République de Turquie de ne pas parler "comme les gars de la diaspora arménienne". Pourquoi donc ? Bah si la République se met à présenter des excuses à tout bout de champ, on finira par admettre un autre "événement inénarrable" et noyauter cette sacro-sainte autorité de l'Etat... C'est un enfant de Dersim qui parle ainsi...




Confronté aux excuses du Premier ministre, Kiliçdaroglu a dû déployer des trésors d'imagination pour faire oublier sa bassesse et se rabattre sur des pirouettes, attitude où il est passé maître : "euh ! d'accord, dont acte ! Mais c'est le Président de la République, en tant que chef de l'Etat qui devrait s'excuser ! Et d'ailleurs, il faudrait également rouvrir les dossiers de Nazim Hikmet, ceux des pogroms contre les alévis de Maras et Sivas, on attend !". Miserabilis. Le grand héros de la gauche, le poète Nazim Hikmet, a été précisément embastillé sous le CHP ! Les massacres de Maras et Sivas ont eu lieu sous des gouvernements CHP ! On a envie de rire mais on ne le fait pas; par respect aux victimes. On ressent parfois la forte envie de mettre une baffe à quelqu'un... "Comment peut-on être aussi con !" avait lâché, pour sa part, un ami CHPiste. Je l'admirai...


C'est étrange, vraiment. Kiliçdaroglu incarne à lui seul cette schizophrénie qui frappe les alévis. Un haut fonctionnaire de l'époque, Ihsan Sabri Caglayangil, avait raconté à un certain Kemal K., autrefois amateur d'histoire, l'effroyable vérité : "on les a gazés comme des rats !". Et voilà que les alévis restent les piliers de la République kémaliste ! Les deux députés de Tunceli sont du CHP, on en perd son latin... Ils auraient peur des sunnites, d'être assimilés, injuriés. Or les faits sont têtus : ils ont été persécutés à chaque fois que le CHP était au pouvoir... Quand la haine et l'amour s'enlaçaient, on parlait jadis de "tragédie". On parle aujourd'hui de pathologie, le "syndrome de Stockholm". Dont acte...

vendredi 18 novembre 2011

L'histoire nationale est un bloc

Un jour que nous nous "prenions la tête" à essayer de déchiffrer le persan et suppliions en douce notre professeure de réformer l'alphabet rien que pour nous et sur-le-champ, Leili Anvar fit sa conservatrice et nous renvoya à notre chère besogne : "les Persans ont adopté l'alphabet de leur envahisseur certes, certains disent même qu'il ne correspond pas à leur phonétique mais moi, je reste opposée à la réforme de l'alphabet; les Turcs l'ont fait et ils ne savent plus lire leurs documents d'avant 1928 !". Et toc ! Je l'assure, ça en bouche une. "Ah ! Ah ! T'as raison ma soeur !", voulais-je hululer mais je suis timide, moi... Et cette dame n'est pas une enturbannée, chariatiste, arriérée ou nationaliste. Non. Normalienne, agrégée d'anglais, docteure en littérature, maître de conférences en persan. Et (surtout) charmante et moderne de son état. Belle et intelligente. Avec tout cela, moi, je m'évanouis...

Imaginons cette scène en Turquie, où les universitaires les plus modernes voudraient par exemple, non pas le retour à l'ancienne écriture, il ne faut pas rêver, mais du moins l'instauration de cours obligatoires d'osmanli. Tout bonnement im-pen-sable. Car ceux qui se croient les "plus modernes" se targuent justement de ne plus maîtriser l'alphabet arabe, l'alphabet de l'engeance obscurantiste, l'alphabet des musulmans rétrogrades, l'alphabet des sultans autocrates et des méchants Ottomans. Car on leur a appris qu'il fallait passer par cette phase nécessairement douloureuse pour se hisser à un niveau élevé de civilisation, conformément au souhait de Mustafa Kemal. Comme les Japonais et les Chinois, par exemple, qui ont grimpé à ce niveau en troquant leur alphabet avec celui du monde occidental, comme on le sait....

Résultat des courses : on n'est pas plus moderne que les Iraniens et dorénavant, on prend un dictionnaire pour lire un roman des années 1920 alors que ces derniers lisent Ferdowsi dans le texte. Ferdowsi ? Xè siècle... Toute l'histoire de la modernisation turque n'est que superficialité et reculade. Si à l'époque, le nom même de la réforme se disait en osmanli, Harf Inkilâbi (deux mots d'origine arabe !), aujourd'hui une politique de purification (soi-disant, un retour au turc ancien) a appauvri considérablement le vocabulaire. Si bien que les nuances de sens qui prévalaient pour le mot "ouvert" sont passées à la trappe; de "alenî, bâriz, âşikâr, ayan, bedîhî, vâzıh, sarih, müstehcen, münhâl, üryan, meftuh, defisiter", on est arrivé au seul "açık".

Évidemment, la politique linguistique visait à couper les ponts avec le passé ottoman. Il fallait créer une Nation et pour ce faire, cracher dans la soupe. Les crachats n'ont pas disparu. Il est de bon aloi de s'indigner quand l'Etat commémore officiellement quoi que ce soit qui a trait à l'empire et au Sultan. Et comme le CHP, parti qui se dit et se croit de gauche, n'a rien d'autre à faire que de jeter en pâture ces "collaborationnistes", on se prend pour des intellectuels en train de débattre de sujets d'une particulière importance. Alors que c'est simple et bête : le Parlement organise un symposium international sur le sultan Abdülmecid (1839-1861) et on a, tous, les yeux rivés sur la clique kémaliste. C'est un tic. Quelle forme va prendre leur protestation ? Des hommes de gauche, pourtant. Des humanistes qui devraient défendre les droits des rescapés de Van, demander des comptes au gouvernement pour le traitement infligé aux Kurdes et aux minorités ethniques et religieuses; remuer ciel et terre pour produire des rapports sur la violence faite aux femmes et les mauvais traitements dans les locaux de la police et dans les prisons. Eh bien non ! Le "coeur de métier" se trouve ailleurs; Muharrem Ince, vice-président du groupe parlementaire, se saisit ainsi du micro de l'assemblée pour exprimer son effarement sur un sujet qui préoccupe les 70 millions de Turcs, un par un : pourquoi les invitations envoyées à l'occasion de la commémoration de la mort du sultan Abdülmecid sont de dimension plus grande que celles imprimées pour la mort d'Atatürk, une semaine auparavant ?!?


Le Président de l'Assemblée nationale, un homme-lige du Premier ministre et donc un terroristo-réctionnaire, a beau faire un distinguo entre l'invitation à une réunion académique s'agissant du Sultan et la publication d'un communiqué à l'occasion de la mort du Président-Pacha, aucun CHPiste n'écoute. C'est que personne n'attendait une réponse, c'est une trépidation d'usage destinée à rasséréner la base kémaliste qui s'affole de devoir se remémorer un Padichah. Initiateur, pourtant, du modernisme ottoman : musique classique, opéra, théâtre, droits des minorités. Et la réunion n'est pas une cérémonie élégiaque, c'est un colloque scientifique. Dans le palais qu'il a fait construire, Dolmabahçe (oui oui, là où Atatürk est mort).


Et comme si le Sultan en question était l'empereur du Japon. Comme si la République devait jeter un voile sur ce qui existait avant elle. Comme si l'histoire des Turcs commençait en 1923. Comme si l'Assemblée nationale de 1920 n'était pas l'assemblée impériale d'Istanbul. Ce sont les députés d'Istanbul, ce qu'il en reste en tout cas, qui ont été rapatriés à Ankara. Car Mustafa Kemal, en parfait opportuniste, avait compris qu'il devait placer son mouvement sous la figure tutélaire du Sultan-Calife pour prospérer. Sinon, personne ne l'aurait suivi. C'est après qu'il a "arnaqué" tout le monde en faisant sa propre révolution sans demander à personne...

Un lycée Abdulhamid II, une rue Vahdettin, un aéroport Abdülmecid. Un voeu. Rien de plus légitime et de plus ordinaire. Si les rues, bustes, places "Atatürk" laissent un peu de place, évidemment. Mustafa Kemal "pacha" mérite un grand respect et une profonde admiration; il a accéléré la résistance, fédéré les mouvements et finalement bouté les ennemis hors du territoire. Mais on a le doit de ne pas partager les idées politiques du Pacha. Autrement dit, on a le droit de ne pas soutenir le Mustafa Kemal-homme politique. Le droit d'être en somme un "kémaliste de droite" (conservateur, royaliste ou libéral) comme on peut être un "gaulliste de gauche". Soldat et/ou homme d'Etat. Voilà la question. Celle que les "kémalistes de gauche" ont beaucoup de mal à saisir. Mustafa Kemal Atatürk n'est certes pas un "détail de l'histoire turque" mais il n'est pas non plus le seul héros du panthéon turc. L'écriture ne commence pas en 1928...

mercredi 9 novembre 2011

"Ô Abraham ! Tu as ajouté foi à la vision..." (37; 105)

Le cerveau rempli de sermons et d'objurgations, les croyants s'attelèrent à la tâche; égorgèrent un animal au nom de Dieu. Qui un mouton, qui une vache, qui un chameau. Allah leur l'aurait imposé. Lorsque le Seigneur des mondes décrète, les croyants agissent avec entrain. Car ils L'adorent et il est établi qu'on obtempère toujours aux désirs, a fortiori aux ordres, de l'être aimé.

Dieu dans le coeur, du sang dans les mains, des calculs dans la tête, chaque amoureux choisit donc le "réensemencement". Le slogan des jours "consacrés". Le motto du Sacrifice. Le mot adulé de tous les hommes de religion. Il devait sacrifier une bête pour se rapprocher de son Créateur, Lui soumettre ses formules de soumission. L'imam fut prompt à déclamer sa prose des "jours sérieux", il réclama des "têtes", il fit des promesses au nom de Dieu, il harangua, il demanda des sacrifices. Tête baissée, le croyant écoute : "C'est pile le moment de sacrifier ses travers, ses prurits les plus dissolus, d'aspirer le souffle divin et de s'amender !".

Sa femme lui avait bien remis les coupants, les sacs elle les garda. Le mâle dut se contenter d'aller poireauter à la porte de l'abattoir. Les plus chanceux attendirent au pas de leur portail, on se chargeait de leur apporter leur dépouille. Les darons endossèrent et revinrent au foyer; ils dépecèrent, désossèrent et s'en allèrent méditer on ne sait trop quoi, ailleurs. Ce fut le tour des daronnes. Avec leurs bedaines à couper le souffle qui s'affaissaient et bondissaient dans les collines de viande, elles se mirent à décortiquer.

Les bras et les yeux; les deux organes qui devaient travailler ce jour-là. Vêtues de guenilles pour l'occasion, elles se confièrent des tâches; les plus frêles gravitèrent comme elles pouvaient, histoire d'exposer un minimum d'agitation, les plus expérimentées arrangèrent leurs compas dans l'oeil. Elles se mirent en branle, des coutelas, des haches, des couteaux circulaient. Les plus audacieuses lâchèrent de temps à autre, des expressions toutes faites, des discussions mille fois résolues sur la religion et l'art de sacrifier. Les mains étant à l'oeuvre, personne n'ouvrit les oreilles. Les yeux suivaient de près le mouvement des abats, des tripes que tout le monde refilait à sa voisine. L'accent de l'une se brisait sur l'incompréhension de l'autre, les timbres étaient enjoués, une hilarité se diffusait.

Les mères furent ravies, au bout du compte, de stocker des kilos de viande pour un bon moment; celles qui n'avaient jamais réfléchi à quoi que ce soit de grave dans la vie, firent leur devoir, "faire tourner" la maison, servir la maisonnée. Pendant quatre heures, tout fut pesé, adjugé. On rit à gorge déployée. On goûta. Et chacune se pourlécha les babines, les nécessiteux ne couraient pas les rues en France, la part qui devait revenir à chaque famille s'en trouvait ainsi gonflée. Les femmes ont cette aisance par rapport aux hommes, elles savent se quereller en douceur. C'est donc à elles qu'il incombe de faire les rudes calculs de parts. Tant de kilos pour le bifteck, tant d'autres pour les côtelettes, le reste au hachage.

Nous remplîmes ce que nous avions à remplir; les assiettes, les réfrigérateurs, les estomacs. Et la journée se termina ainsi, un verre de thé dans la main, un succulent baklava dans la bouche, une série télévisée sous les yeux. Nous nous étions sacrifiés toute une journée pour Dieu, il fallait maintenant se reposer. Comme le disait le Très-Haut, "ce fut là une bien rude épreuve" (37; 106). La conscience tranquille, nous rangeâmes les saignoirs; Dieu devait certainement être content devant ce formidable fourmillement, eh ben nous aussi, la charcuterie était bonne et le prix de revient du kilo de viande assez avantageux...

mardi 1 novembre 2011

Sa Majesté Impériale le Sultan, peh peh peh...

Quel drame, mon Dieu ! Quel papotage infini ! Quel gâchis ! Quel vil entrain ! Voilà que, par respect aux soldats tués par le PKK et aux victimes du séisme, les autorités ont opté pour la mesure dans la célébration de l'anniversaire de la République que les "obsédés" ont repris leurs futiles interrogations. Pourquoi le gouvernement islamo-terroristo-fasciste d'Erdogan et son suppôt au palais présidentiel auraient-ils annulé les festivités ? Voudraient-ils subrepticement instaurer leur "agenda caché" ? Basculerait-on ? Vont-ils nous mettre sous voile ? Vont-ils nous imposer barbes hirsutes de jais et calottes en dentelle verdâtres ? Que Dieu nous en garde, va-t-on aller en file indienne prier dans les mosquées à coups de fouet ? "Va-t-on abolir la République ?", se demandait même un journaliste turc excessivement républicain. Le chef-d'oeuvre du poncif... mais inchallah quand j'y pense...


Les "excessivement républicains" sont appelés, en Turquie, "kémalistes". De la race de ceux qui voient des ennemis partout, des atteintes à l'ordre laïque partout, des tentatives de restauration de la charia tout le temps mais qui refusent obstinément de prendre rendez-vous chez un psychiatre. Du coup, leur dinguerie personnelle rejaillit sur la santé du corps social dans son ensemble. C'est à l'aune de ce "sentiment" de peur que le camp laïque bloque toute démocratisation et toute normalisation accélérées. Et nous autres, non-kémalistes c'est-à-dire les majoritaires, devons attendre que ces "malades" recouvrent leur santé. Tout en mâchonnant cette formidable phrase de Mitterrand dégainée contre je ne sais plus qui, "plus tard, dès qu'on aura le temps, on prendra pitié d'eux !"...


"Maiiis si j'te dis, blaireau ! Ils veulent déraciner Mustafa Kemal de nos coeurs ! Notre chef éternel qui nous a dessillé les yeux en 1923, notre philosophe des Lumières qui nous a laïcisés au bon moment !". Hum hum. Avoir de la sympathie pour Mustafa Kemal, je comprends. Et je le souhaite, assurément. Prier pour le repos de son âme, ça passe toujours; lui porter un sentiment de gratitude aussi, c'est une évidence. Mais comment cet homme a pu devenir une idole intouchable, de l'espèce de ces cheikhs qu'il a combattus toute sa vie ? Pourquoi toute mesure de "dékémalisation", pourtant impérieuse au nom de la démocratie, achoppe-t-elle sur la résistance des fidèles de sa confrérie ? Quand va-t-on enfin nous laisser sortir de la chapelle ardente ? Comment expliquer dès lors l'inculture de ses partisans les plus "cramés" qui croient fêter les 88 ans de la République "laïque" ! Qui ne savent même pas encore que c'est la République qui a 88 ans et non la laïcité ! L'article 2 de la Constitution reconnaissait l'islam comme religion d'Etat ! Un Mustafa Kemal chariatiste gêne tellement qu'on préfère escamoter la réalité des faits...


Après tout, la vieille dame peut avoir 88 ans, peu m'en chaut. La République n'est qu'un régime parmi d'autres et j'attache plus d'importance à la démocratie qu'au régime proprement dit. Ou pour être plus précis, parmi les régimes existants, c'est la monarchie constitutionnelle qui a mon suffrage. A l'époque où l'on vit, il est d'usage de railler les camelots. "Hangi dangalak hala saltanati ister !", "quel âne bâté peut-il encore vouloir la restauration de la monarchie !". Une exclamation d'autorité qui vise à intimider, évidemment. Comme si la République était acquise à jamais, qu'elle représentait LA normalité, qu'elle constituait une avancée indéboulonnable. Il s'avère que je suis borné : moi ! Je persiste et signe, dans le contexte turc pluriethnique et multilingue, il faut que le Chef d'Etat soit une figure qui rassemble et non un candidat vulgairement élu par le peuple divisé en factions.


C'est bien pourquoi trois jours après la grand-messe des "républicains", on enchaîne avec le deuil des royalistes. Il s'avère que nous célébrons, aujourd'hui même, l'abrogation de la monarchie ottomane, le 1er novembre 1922. Malheureusement. Une des plus vieilles dynasties au monde, les Ottomans, perdait la Couronne pour ne garder que le "tarbouche" califal pour quelques mois. C'est que les Turcs n'étaient pas attachés de manière identique aux "deux corps" de l'Empereur. Le Calife importait plus que le Sultan. Mustafa Kemal s'était donc résolu à garder le Califat quelque temps après la proclamation de la République, le temps d'écraser toute forme d'opposition. Et sa hargne fut terrible : Abdul-Madjid, le Calife du monde musulman qui faisait l'honneur de siéger à Constantinople et qui était Turc, fut traité fort maladroitement et expulsé comme un sans-papier. Gaston Jessé-Curely, conseiller d'ambassade français, avait noté : "Hier à six heures du soir Muhittin Bey, directeur de la Sûreté publique arrivé d'Ankara, était porteur du décret de déchéance de Sa Majesté le Calife. Vers 7 heures, un détachement d'infanterie a cerné le palais de Dolmabahçe appuyé par un fort détachement de police (...). Le Calife se trouvait à ce moment-là dans le Harem. Il a été invité à venir à la salle du Califat (...). Le Vali Haydar Bey, après lui avoir lu l'ordre de sa déchéance, s'est approché de lui et l'a invité à quitter le trône califal et à s'asseoir sur une simple chaise en lui disant cette phrase simple : 'la parole est au vainqueur'. En outre, il lui a été signifié qu'il devait avoir quitté la ville à 5 heures du matin (...). Abdul Medjid n'étant plus en fonction, les autorités turques lui ont refusé un passeport diplomatique" (J-L Bacqué-Grammont, "Regards des autorités françaises et de l'opinion parisienne sur le califat d'Abdülmecid Efendi", in La question du Califat, Les annales de l'autre islam n° 2, 1994, pp. 137-139).




J'avoue qu'étant partisan de Ali Abderrazik dans ce domaine, le Calife ne me manque pas; et pour être franc, le prétendant actuel au trône impérial et donc califal n'a rien de "califal" justement, la famille ottomane étant plutôt moderne. D'ailleurs, le dernier calife était lui-même un passionné de littérature française, d'opéra et de peinture. Rien de très grave en soi mais des penchants pas très "canoniques" aux yeux d'un croyant lambda... Une fenêtre de tir quand j'y pense, pourquoi les kémalistes seraient opposés à une famille royale à la pointe de la modernité, modérément pratiquante et, à ce titre, gage de la laïcité ? Et pourquoi la monarchie puerait ? A cause du kémalisme ? Non, voyons, cette doctrine repose sur la souveraineté populaire, "hâkimiyet-i milliye" et tout bon démocrate respecte le résultat des urnes, n'est-ce pas; il ne reste plus qu'à convaincre la population. Si les "excessivement républicains" nous donnent du répit et respectent le jeu démocratique, évidemment. Et, au fait, en attendant, histoire de se cultiver, le chef actuel de la Maison impériale s'appelle Osman Beyazit Efendi; 87 ans et de nationalité américaine. Emouvant. Il est temps, non ? De lui accorder la nationalité turque, je veux dire...


jeudi 27 octobre 2011

Quand une "charia" chasse l'autre...

Les musulmans ont la ferme habitude de prier pour l'âme des morts les septième, quarantième et cinquante-deuxième jours de leur trépas. Une coutume; disons qu'ils s'appliquent spécifiquement ces jours-là. Cet "office" où on lit le Coran et on offre des chatteries et des galettes, servirait à enguirlander une tombe par trop brumeuse; car il est établi, hein, que le repos des uns est plus mouvementé que celui d'autres. Et comme le livre des points positifs et des points négatifs est désormais clos, c'est l'entourage qui se mobilise pour assurer un certain rehaussement. Par des prières abondantes. C'est comme ça, que veux-tu. Tous les théologiens ont beau affirmer qu'il s'agit d'une hérésie, ils ne convainquent et ne convaincront personne; sûrement pas le croyant lambda qui ne fait que passer par là et qui méprise tous ceux qui lui montrent le droit chemin. Pourquoi se dispenser d'une illusion qui apaise...

Oyez donc musulmans ! Restons traditionnels si cela peut servir à narguer certains fous furieux. Aujourd'hui même, nous célébrons le septième jour du décès de Sa Majesté Mouammar Khadafi, "Roi des rois, des sultans, des princes, des cheikhs et des maires d’Afrique", Son Excellence le dictateur émérite de Libye et Son Éminence l'insane accompli devant l'Eternel. Attrapé, culbuté, rudoyé, brimé, rossé et finalement assassiné par les heureux maîtres de la Libye nouvelle. Dommage collatéral d'une confusion bénigne évidemment, puisque "dans toutes les révolutions, il y a des moments de ce genre où le groupe en fusion devient beaucoup moins sympathique" (BHL). Que Dieu ait pitié de lui, que Dieu l'absolve, qu'Il pardonne ses fautes, qu'Il élargisse sa tombe et qu'Il l'illumine. Amen !

Ah bah oui coco, tu l'as voulu, tu l'as eu. Les simples d'esprit comme moi ont le tendre réflexe de se ranger immédiatement, instinctivement, mécaniquement, du parti des "martyrisés". Et les circonstances tragiques, le conduit d'égout, le haillon, l'égarement, le crêpage, ne font que fouetter l'ardeur hétérodoxe, celle qui impose de s'attrister pour un dictateur. Car tuer quelqu'un aux cris de "Allahu akbar" (Dieu est grand), moi personnellement, comprends pas. Serait-ce la réaction du Prophète de l'islam, celui qui fustigeait déjà le tortureur d'un animal ? Quel musulman peut-il se représenter Mouhammad parmi ces fous furieux qui bavaient d'envie de cogner sur un autre être humain ? Quel "mahométan" peut-il songer une seconde que l'Envoyé de Dieu serait l'instigateur d'une telle curée ? Quel "soumis à Dieu" peut-il sincèrement se satisfaire d'une telle purge ? Oh oh ! allô ! ça existe ? Où est la rectitude d'Ali qui refusa, en pleine guerre, d'achever un ennemi dès lors que celui-ci lui cracha sur la figure, de peur de passer pour un vulgaire vengeur auprès de Dieu ?

Pourquoi faut-il qu'on finisse toujours par avoir pitié des dictateurs les plus sanguinaires ? Pourquoi le monde musulman, bien qu'hostile à Saddam Hussein, avait fini par s'attendrir de sa pendaison, le jour de la fête du Sacrifice ? Un cruel à qui on avait refusé l'achèvement de sa profession de foi "Il n'y a de dieu qu'Allah et ...", pourtant essentiel avant d'atterrir là-haut. N'était-ce pas ce monde musulman qui stigmatisa les Etats-Unis pour le sort réservé au cadavre de Ben Laden ? "Chansons que tout cela, bébé ! Les Arabes sont génétiquement barbares ! Ils ne seront jamais civilisés !"... Mais qui sont ces barbares ? Ces hommes qui, d'ordinaire, ne valent pas un pet de lapin, oui, eux ?



C'est étrange mais plus les révolutions arabes dérapent, plus on a peur pour les dictateurs en poste. On est presque de leur côté, "j'espère qu'ils ne vont pas le choper, le malheureux !". Quand on sait que les ancêtres de ces sauvages avaient, jadis, décapité Hussein, le petit-fils même du Prophète à Karbala, on se méfie de la "rue arabe". Les révolutions sanguinolent souvent certes, mais lorsque les victimes d'hier passent à la casserole leurs bourreaux chopés sur le tas avec un entrain semblable au leur, l'effet cliquet s'applique à l'envers. Un amas d'assassins ne forme pas une nation... La Révolution libyenne a versé son sang. La vendetta débute; les ex-malfaiteurs sont au pourchas des néo-scélérats. Le fils Saïf ul-islâm ne vient-il pas de crier vengeance à son tour !

"Et qu'est-ce que l'enfer... si ce n'est qu'une vengeance éternelle pour quelques fautes d'un jour !" disait Balzac. Règlements de compte en perspective ici-bas et dans l'au-delà; maudites engeance et vengeance, ce n'est pas une figure de style non, c'est Allah même, Celui qui était "le plus grand" quand Khadafi souffrait le martyr, qui le dit : "Si vous vous vengez, que la vengeance ne dépasse pas l'offense". Malheur à ceux qui ont ravi l'honneur à un cadavre. Erinyes, c'est à vous !

samedi 15 octobre 2011

"Notre Messi, c'est Özil" (Horst Hrubesch)

Les origines des uns et des autres. C'est irrationnel sans doute, peut-être fautif, mais on s'y intéresse. Instinctivement. Il faut dire que les occasions ne manquent pas. Lorsque le Président Sarkozy déclara qu'il était un "Français de sang mêlé", on s'emballa. Les Turcs rappelèrent qu'il était d'origine ottomane par sa mère comme ils l'avaient fait en son temps pour Balladur(ian) qui, heureusement, ne s'en cacha pas, 16:10 ("Balla dur" signifiant littéralement en turc, "ne cesse de mieller !", à l'impératif). Ou encore Marc Lévy et Françoise Giroud. Bon, c'est vrai que parfois, c'est "capilotracté" mais bon; ainsi, le Prophète Muhammed s'est vu inventer des origines turques puisque descendant d'Abraham, lui-même Sumérien donc Turc. Le "grand Sinan" aussi avait été d'origine turque un instant, le temps qu'Afet Inan, fille adoptive de Mustafa Kemal, soit comblée. Après, on s'était ravisé. Et quand certains se sont mis à discuter de la turcité d'Atatürk (les Turcs blonds n'étant malheureusement pas légion), on s'est indigné; "arrête de broncher, c'est un Turcoman pur sucre ! Alévi par-dessus le marché". Bon bon...


Les Turcs sont d'ordinaire nationalistes; nombrilistes. De l'homme de gauche, théoriquement internationaliste, à l'islamiste, théoriquement oummatiste. Le monde entier leur veut du mal, l'univers les envie. C'est vrai que leur histoire a de la branche, il serait grotesque de ne pas s'en targuer. Ce n'est pas l'Islande ni l'île de Crète ni même l'Indonésie ou le Brésil. C'est la Turquie. "Ce n'est pas rien que d'être Français" avait dit Chirac en 1995. Et "ce n'est pas rien que d'être Turc", vais-je ajouter comme les grands hommes. Alors quand on est Français et Turc, on s'exalte à tire d'aile. Ya Rabbi şükür... Il faut dire que la légitime fierté prend parfois des allures de butorderie. N'est-ce pas une "certaine" jeunesse qui avait déplié la pancarte "Istanbul since 1453" lors d'un match Fenerbahçe-Panathinaïkos. Le message était clair, on a chouravé votre ville, VOTRE ville et on s'en gausse. Étrange aveu : on "occupe" votre ville...




Steeve Jobs meurt, on se bouscule ; on s'attendrit puisque son père biologique est un Syrien, on pleure puisque sa mère adoptive est une Arménienne "échappée" de l'empire ottoman. Arnaud Montebourg parle de son grand-père "Arabe" (et non "pied noir" s'il vous plaît) pour défendre l'Etat palestinien, Manuel Valls préférant justifier son attachement éternel à Israël par la religion de sa femme. Chacun, se fondant sur ce bout d'identité et de "sang", monte sur ses grands chevaux pour avoir une conception des choses et la défendre coûte que coûte. Et le menu citoyen respire, il a découvert de nouvelles origines, de celles qui justifient un engagement bien ancré. Après tout, il faut également des tripes pour faire de la politique, les raisonnements froids, bien construits, par trop cérébraux vont un temps... Et Valéry Gergiev et Tugan Sokhiev sont des chefs d'orchestre d'origine ossète aussi, je voudrais le dire, n'est-ce pas. Suis-je pour autant un abonné des salles de concert ? Non. Ça coûte cher. Mais j'en suis fier et c'est comme ça...


Évidemment, on aime nos co-originaires que quand ils sont reconnaissants. Il faut bien qu'ils soutiennent un peu le bled. Les "vendus" du type Mesut Özil sont voués aux gémonies. Non mais ! Ce footballeur allemand d'origine turque, on s'en souvient, avait préféré l'équipe nationale allemande, mon dieu qu'on l'avait hué, sifflé, insulté ! Et il est talentueux en plus, ça m'éneeeeerve ! On pleurait de rage, il marquait des buts contre la Turquie. Sa pauvre mère, devenue millionnaire du jour au lendemain avec sa mentalité du village, n'habitait sûrement plus le quartier mais elle devait souffrir, la pauvre ! Et le père, il devait en engranger des affronts ! Vah vah, leur fils, quel ingrat était-il ! Un vendu, oui oui. Les potinières n'avaient sans doute pas failli à leur mission, écraser, humilier la famille. Elle avait forfait aux devoirs envers la patrie, la seule, la turque. Après tout, ils n'étaient en Allemagne que pour gagner de l'argent, toucher le chômage, profiter des prestations sociales, apprendre un peu sa langue mais diantre, pas pour s'y intégrer et perdre son âme !


C'est tragi-comique, toutes les familles turques que je connais et qui votent MHP en Turquie, le parti nationaliste, ont accueilli bon gré mal gré des brus françaises. Ça n'a pas suffi à les fléchir, à les humaniser surtout. C'est toute la problématique qui s'est abattue sur les primo-arrivants : comment embrasser la francité sans perdre un bout de son identité, pis, de sa religion. "Oğlun gavur mu oldu !" disait-on, jadis. "Ton fils est devenu impie, hein !". Raison : avoir adopté la nationalité française ! Le stade suprême serait d'adopter des prénoms français mais vraiment français, pas hybrides du genre "Mikail", "Suzan", "Jame", "Césaire", "Adam", "Céline", "Myriam" ou encore "Cybèle". Quand les Français tombent amoureux de Franco-Turques, ils se convertissent à la turcité et donc à l'islam, ils changent souvent de prénom même s'ils portent des prénoms islamo-compatibles comme Gabriel, Marie, Joseph, Abraham, Michel, etc. De là à espérer qu'un jour les Franco-Turcs franchiront le pas ! Et moi je ne promets rien non plus, mes prénoms sont déjà prêts, pas touche : "Serfiraz" et "Dürrüşehvar". La théorie, c'est pour les autres...


La double appartenance n'est pas facile, ah oui alors. Le service militaire, un casse-tête. La Turquie ne reconnaît malheureusement pas la journée d'appel de la préparation à la défense; on a beau prouver qu'on a fait notre "service" en France, ils nous rabrouent, "höst, s...tir lan !". Du coup, on doit se caserner là-bas aussi, oh c'est rien, c'est juste 21 jours. Mais il faut débourser également la bagatelle de 5000 euros. Pardon, il faut d'abord se rendre au consulat turc, croquer le marmot, faire 25 photocopies de tous les papiers qu'un adulte aura vus dans sa vie, 10 photos, obtenir des signatures infinies, etc. etc. Un jour que j'attendais paisiblement depuis 30 minutes dans la queue avec ma paperasse, un type se mit à déverser sa bile, "c'est qui ce vieux ! Trois heures pour signer !". Intrigué, j'allongeai le pas et la tête et que ne vis-je ? Le Consul en personne faisait de la calligraphie, "chut ayol ! C'est le Consul !"...


Pourquoi des réserves ? Nous sommes nés ici, nous sommes Français non ? "Ouaich". C'est vrai que j'ai ma petite théorie, moi. Nous ne sommes, au fond, pas plus Turcs que Français. Car pour appartenir à un groupe, il faut en apprendre les codes et la langue. Les malheureux ne parlent ni français ni turc, convenablement. "Je mangea", "ils croivent", "je te fais montrer !". Of ! Özil nous a "dépucelés". Personne au monde ne souffre plus que les fils d'immigrés, oui, eux, ceux de la deuxième génération; la main gauche là-bas, la main droite ici, la sépulture là-bas, le berceau ici, un prénom de là-bas, un mode de vie d'ici. Nous, deuxième génération, ayons le "privilège" du déchirement, de la schizophrénie, de l'indécision. Le messie, c'est Özil. Le messie de la troisième génération. Nous, nous ne pourrions être ni francs ni massifs... Au fait, mon caveau de famille se trouve très exactement à Poyrazli, Yozgat/Turquie. Oui oui, c'est mon testament; je l'ai dit, la théorie, c'est pour les suivants.

vendredi 7 octobre 2011

Tartuferie

Certes, ce n'était pas difficile. Il fallait juste savoir lire. Le règlement intérieur de l'Assemblée nationale ne demande pas aux députés de réciter par coeur le texte qui tient lieu de serment de fidélité à la Constitution devant le "grand peuple turc". Il faut juste le déclamer. Sans détonner si possible. Et sans faute, naturellement. Mais il fallait une Leyla Zana, version 2011, pour complexifier la situation. Dieu merci, son "erreur", cette fois-ci, n'a excité personne. C'est que personne n'a voulu prêter trop d'attention à Madame. Comme une sorte de "réticence dolosive", de pâmoison, qui s'est abattue sur tous les députés, même nationalistes. La Turquie aurait donc franchi le cap des tempêtes ?

1991 : la trentenaire est élue députée (sur la liste du parti social-démocrate c'est-à-dire le CHP de l'époque, impensable aujourd'hui !). A la séance des serments, elle monte à la tribune, baisse la tête pour lire, se fait immédiatement huer (elle a un serre-tête aux couleurs kurdes assimilées au PKK), reste de marbre, continue et termine en kurde par un voeu de paix entre les "peuples" turc et kurde. Les esprits s'échauffent, on entend les claquements de pupitres et des beuglements si bien que le président de séance, un Kurde (le petit-fils du Cheikh Saïd, fomentateur d'un soulèvement kurde en 1925), doit la rappeler pour qu'elle renouvelle sa prestation. Une Zana hargneuse, des députés révulsés et un président "bon père de famille" qui essaie d'apaiser. "Dursana kız !", "attends petite !"... Une comédie qui a envoyé la "passionaria" en prison pour une décade et a reporté d'autant de temps, le nécessaire déniaisement des seigneurs turcs. Une provocation qui a mal tourné. Un gâchis pour tout le monde.

2011 : les députés kurdes du BDP mettent fin à leur bouderie "entamée" dès le résultat des élections de juin. Ils viennent siéger et jurer fidélité à la Constitution qu'ils détestent tant. Ils serrent les dents, tous, Leyla Zana un peu plus visiblement puisqu'elle achoppe cette fois-ci sur l'expression "devant le grand peuple turc". Le regard supérieur, presque patricien, lancé à une assemblée, espérons-le, un peu émue, elle a juré devant le "grand peuple de Turquie". "De Turquie" et non "turc". Un distinguo que les Kurdes souhaitent depuis les origines. Mais personne n'a tiqué. N'a voulu tiquer. La "provocatrice" de 1991, lorgnonarde, tout de noir vêtue, venait de réussir son coup; comme une lettre à la poste...




Tout le monde avait bien vu, entendu, compris, "grand peuple de Turquie", pourtant. Seuls les journalistes ont décortiqué, personne n'a suivi. Ils ont insisté, histoire de remplir les chroniques, et la présidence de l'assemblée a publié un communiqué dans lequel elle confirme (!) que Leyla Zana a bien dit "grand peuple turc". L'intéressée reconnaissant pourtant avoir dit "grand peuple de Turquie" mais par inadvertance... Avec une expression du type "le grand peuple turc", il y avait de quoi irriter une Kurde. Les qualificatifs et substantifs aussi mélioratifs ne figurent, en général, que dans les Constitutions des pays complexés, petits, ignorés du monde, peu démocratiques. Pourquoi promouvoir la grandeur du peuple turc en direction des Turcs, précisément ? Qui nargue-t-on ? Qu'essaie-t-on de prouver ?


Au lieu de s'interroger sur ces questions, certes théoriques mais vitales, la Turquie préfère se mêler de relations internationales. Se faire le porte-voix des peuples opprimés du monde entier peut-il avoir un sens alors que près de trois millions de Kurdes, les électeurs du BDP, rouspètent dans le pays ? Qui est qui, qui veut quoi, ça fait longtemps qu'on ne suit plus. On sait seulement qu'il y a un problème. Même un modéré comme Ahmet Türk appelle à l'insurrection. Son nom de famille montre à lui seul que ce qu'il faut apurer est profond. La Turquie doit solder des comptes. "L'Etat devra s'excuser un jour ou l'autre" a, pour sa part, décrété Hasan Cemal, un journaliste de renom qui réfléchit sur ces problèmes. Peut-être.


"Un peuple, six Etats" a rêvé le président Gül, de son côté. Lors d'un sommet des Etats turcophones, il a introduit la nouvelle devise de la politique étrangère. Jadis, le Président Demirel parlait sans arrêt d' "un peuple et de deux Etats" pour la Turquie et l'Azerbaïdjan. L'an dernier, une autre conférence turcique avait effectivement réuni la Turquie, l'Azerbaïdjan, le Kazakhistan, le Turkménistan, l'Ouzbékistan et le Kirghizistan. Malheureusement, on parlait plus russe que turc. "Un peuple, six Etats". M'ouais. Comme un pied de nez. On a l'impression d'entendre les Kurdes crier de là-haut, "p'tain, ils ont rien compris, on parle de deux peuples, un Etat pour la Turquie, voilà que le Président du pays rêve d'une union turcique !".

Ah oui hein, c'est comme ça, dorénavant. On jette un regard aux Kurdes ou à ceux qui sont censés les représenter, avant d'ouvrir la bouche. "Dès fois, j'me dis mon frère, vaut mieux être nationaliste, pas de questions à se poser, pas de neurones à se triturer, on reste catégorique !". La facilité, quoi. Avec des nationalistes turcs et kurdes véhéments à qui mieux mieux, on sait au moins une chose : il faut paniquer. Parce-que si chacun se met à retourner le poignard dans le coeur de l'autre partie à la moindre occasion, on aboutira de sitôt à la formule "deux peuples, deux Etats". "Ah t'es contre alors ?", "nan c'est pas ce que j'ai voulu dire, valla"... C'est ainsi : le combat de nègres dans le tunnel continue car sans le dire, le marchandage se fait sur le sort d'Abdullah Öcalan, un terroriste pour la justice, un leader pour une partie des Kurdes. L'aménagement de ses conditions de détention voire sa libération est devenu LE facteur implicite du retour au calme. Malheureusement. La logique seigneuriale a pris en otage les légitimes doléances du peuple kurde. Et nous, nous parlons de droits individuels ! Pfff... Le rebelle en chef essaie de sauver sa peau. Tout simplement.

mardi 27 septembre 2011

Placer le clocher au milieu de la paroisse...

"Remplissez les églises, bande de cornichons ! Les musulmans débordent des mosquées, inondent les rues, envahissent les espaces, machallah !", aurais-je dit, franco, si j'étais Benoit XVI. "Y en a marre à la fin, on vous supplie de jeter ne serait-ce qu'un regard à l'église et on jure qu'on ne va plus vous toucher, allez, bougez-vous !". Je me serais emballé. Des gestes à la Jean-Paul II, une intonation à faire exploser les coeurs, des mots simples et des allitérations qui accrochent l'oreille. Et paf ! Rien ! La classique platitude. Certes dans un Parlement allemand qui est laid au plus haut point, il était bel homme. Mais le fond, toujours pareil. Canonique, poussiéreux, sibyllin. Tu m'étonnes que les gens préfèrent les églises évangéliques où on finit toujours dans une ambiance disco...


Quoi, c'est vrai ! Le "roi du Vatican" veut aguicher mais il n'y arrive pas; il est "trop pape". Les ouailles boudent, ils veulent des rabais; même le président de l'Allemagne aurait voulu batailler pour faire sauter l'interdiction de la communion aux divorcés-remariés (comme lui, évidemment). Le souverain pontife n'a pas cligné des yeux; il a sorti son vieux papier qu'il a écrit il y a un siècle, l'a lu, a parlé de Dieu et de ses immuables commandements. Un peu de concepts par-ci, un peu de théologie spéculative par-là. Et comme tout le monde n'a pas le niveau de Saint Augustin, bah ma foi, personne ne veut insister. Si bien qu'un chrétien "de routine" en arrive à demander à un musulman comme moi, "de routine" également : "en fait, chez nous, le Prophète, il est Dieu en même temps, c'est ça ?", "j'en sais rien écouuute ! Je n'y ai jamais rien compris, va demander à un curé"...

En tout cas, il a raison de gémir, Benoît XVI. Je le comprends. Il a une mission à remplir : garder le troupeau; il doit être alerte. Le Saint-Esprit l'a précisément choisi pour cela (même s'il a pris la méchante habitude de choisir un vieux lorsque son prédécesseur a assuré un long pontificat); et non pour qu'il passe les saisons dans différents palais. "Représentant de Dieu sur terre" certes, mais responsable des ressources humaines, aussi. L'agrandir aurait été tellement mieux d'accord, le troupeau je veux dire; mais on sait depuis longtemps qu'un pape n'est plus dans l'exaltation, il est sur la défensive. Celui-ci, particulièrement. Ça tombe bien, en France, d'autres "soumis" à Dieu (le même, rappelons-le) ne rentrent plus dans les mosquées, pleines à craquer. C'est la poussade. Elhamdulillah, aurait dit un provocateur. C'est que la robustesse de la foi musulmane n'est plus à démontrer, comme on le sait. Face à la tiédeur de la "foi" christiano-sceptico-athéiste. Du coup, on se demande s'il ne faudrait pas désaffecter des églises pour les "rebaptiser". Mais non c'est une blague, hihi ! Ne tremble pas...

C'est qu'ils avaient les rues, les musulmans. Ils les occupaient. Paisiblement. Alors, les journalistes se mettaient à photographier et filmer une horde de costumés-cravatés s'affairant à trouver un bout de tapis pour poser le front. Les vieux, alias "hadj", s'étaient déjà nichés dans un coin douillet, eux. Le jeune se love, par la force des choses, priorité au "sage". Celui qui n'entend plus, souffre d'une hernie discale, et a le luxe de patienter lorsque tout le monde se bouscule à la sortie. Eh bien dorénavant, tout le monde dedans. Non non, ils ne vont pas s'empiler ou se prosterner sur le dos des uns des autres (pratique acceptée quand une mosquée est bondée). C'est que les pouvoirs publics se sont démenés pour créer en moins de deux, des endroits disponibles. Merci Madame Le Pen qui s'était, comme on s'en souvient, attendrie de cette situation. Du coup, Monsieur le ministre de l'Intérieur et des Cultes, soucieux lui aussi qu'il est, du bien-être des musulmans, comme on le sait aussi, avait remué ciel et terre pour ravir salles, casernes et autres espaces vides. Comme quoi quand on veut... Et voilà qu'on apprend que le parlement grec a autorisé la construction d'une mosquée à Athènes ! Mon Dieu ! Qu'est-ce ? Une cascade de bonnes nouvelles ! Attachez les ceintures, la fin des temps approche. Délire aigu...

Les musulmans à qui il arrive de prier dans les mosquées, le savent. C'est un paradis et un enfer. "Enfer et mosquée, euh... !". C'est vrai. Il faut toujours périphraser quand on parle des religions. Mais j'insiste. Un paradis pour celui qui s'y sent bien et l'enfer pour le claustro et le délicat. Un ami uraniste m'avait dit un jour : "le paradis des mignons, c'est la mosquée". "Oh lo lo ! Le mécréant!" m'étais-je volcanisé. "Calme, calme ! T'as remarqué que la mixité des sexes est interdite en islam sauf à La Mecque, là où se trouve l'édifice le plus sacré, la Maison de Dieu ! Tout le monde se frôle, se touche, se bouscule dans la joie et la bonne humeur, non ?". Trop fort, évidemment, comme argument. "Quel intellectuel, tu es ! Mais c'est quoi le rapport avec...", "bah, c'est que Dieu est beaucoup plus flexible qu'on ne le pense, il nous crée des occasions pour se rincer l'oeil, c'est déjà ça !"...

Sans doute. Et tant mieux pour lui. En tout cas, mosquée signifie avant tout sérénité et concentration. Pas de statues, pas d'icônes, pas de talons, pas de chuchotements. On se souvient de cette mosquée dont le "design intérieur" avait été conçu par Zeynep Fadillioglu. Avec un mimber-toboggan et un mihrab-tréfonds, on se perdait en interprétations. Et on ne priait plus. "Alors oui, mon coeur, c'est la représentation d'un livre qui vient tout droit du Ciel (toboggan), profond (gouffre), lumineux (couleurs douces) et captivant (les pages du Coran sur les murs)". Ça s'appelle un commentaire d'image...



Mais avec tout le respect que j'ai pour mes coreligionnaires, je dois bien avouer qu'une mosquée "oecuménique" n'a aucune chance d'aboutir. Les Arabes et les Turcs n'ont pas forcément la même approche de l' "adab" à l'intérieur. Des convenances. Un Turc ne s'allonge jamais, n'y mange jamais, n'y papote jamais, n'y dort ô grand jamais !, ne tient jamais le Coran en-dessous de son nombril. Les Arabes sont plus "peinards". Du coup la "pollution visuelle" (ressentie comme telle, mille pardons) empêche tout rapprochement. C'est bien la raison pour laquelle, beaucoup restent opposés aux projets de construction portés conjointement par des associations arabes, turques, pakistanaises, noires, etc. Ça finit toujours pas capoter.

Bien. Merci donc à tous ceux qui ont réfléchi longuement pour créer des conditions dignes. Les mosquées pullulent, s'érigeront encore et encore et s'inscriront dans le paysage architectural français. Tiens, la mosquée des Ulis. Ou deux nouvelles mosquées au Havre. Ici, là-bas, là-haut. D'ailleurs, c'est un islamophobe qui tient le registre. Ça sert au moins à quelque chose... Il ne nous reste plus que le souci du minaret. Cette tour qui devrait être invisible ou "visible grâce à l'effort"; comme les illusions d'optique. Du genre, on s'installe face à ce "truc", on devine ce que ça peut bien être. Les architectes font des miracles, un minaret qui n'en est absolument pas un quand on regarde de loin et qui en devient un quand on y a pointé son regard de plus près. Mais les musulmans rabaissent souvent le caquet pour ne pas indisposer Monsieur le Député-Maire ou Monsieur le Préfet. Alors que c'est un droit qui découle de la liberté de religion (une des composantes de la laïcité, mille fois expliqué). Et non une provocation qui signifierait "la prochaine étape dans l'islamisation de la France". Dans un État laïque, les adeptes d'une croyance ne devraient pas se justifier, encore moins s'excuser, quand ils veulent construire un édifice conformément aux canons esthétiques de leur religion. Oui oui, je vais ressortir ma citation, la seule qui existe dans ce domaine : "Quand s'érigera, au-dessus des toits de la ville, le minaret que vous allez construire, il ne montera vers le beau ciel de l'Ile-de-France qu'une prière de plus, dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses" (Maurice Colrat). Pour l'amour du Ciel, n'est-ce pas beau ?

dimanche 18 septembre 2011

"Rêvons, c'est l'heure" (Verlaine)

On raconte qu'Aziz Nesin, un athée et donc un humaniste en théorie, n'en avait pas moins un péché mignon, pour le coup, irrationnel; une aversion pour les Arabes. En marge d'un colloque organisé au Caire, l'intellectuel turc ambulait dans les ruelles de la capitale pour respirer un peu, et peut-être se désencroûter, qu'il ne s'empêcha d'éructer : "heureusement qu'on a perdu ces terres", "pourquoi donc Maître ?", "t'imagines, ces types seraient aujourd'hui nos concitoyens !"... Effectivement. Une calembredaine que SOS Racisme version turque (si ça existe) n'aurait pas hésité à vulgariser en "connerie". D'autres auraient tenu un discours plus apaisant, du genre, il ne faut pas s'en prendre à Nesin mais raisonner sur la base du "Nesin idéal-typique". Celui qui méprise l'Arabe pour ce qu'il est ou supposé être. Un fataliste, un fanatique, un phallocrate, un indolent, un bâté, un sagouin. Celui qui ne mérite pas la démocratie car trop attaché à sa religion obscurantiste. Celui qui n'a pas eu l'heur de trouver sur son chemin, un Mustafa Kemal prêt à couper les ponts avec la "tradition". Celui qu'il faut conseiller au plus vite de peur qu'il s'enfonce trop dans sa religion, nécessairement lèse-liberté et étouffe-raison.

Même le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, pourtant un islamo-fascisto-terroristo-iranophilo-chariatiste comme on le sait, s'est amusé à singer le kémaliste mandarinal. Au Caire même. C'est qu'il a, tout bonnement, conseillé aux Égyptiens d'adopter la laïcité. "La laïcité, ce n'est pas l'athéisme, c'est l'égalité de traitement de toutes les religions; j'espère que l'Egypte adoptera une Constitution laïque", dixit. Voilà donc un "islamiste repenti" en train de promouvoir la laïcité. Pas n'importe laquelle, la sienne, la turque. Devant un auditoire médusé. Car le mot laïcité, ilmaniya, écorcherait l'oreille arabe. Du coup, la jeunesse égyptienne qui avait joué des coudes pour boire les paroles du musulman mais néanmoins démocrate Erdogan, a eu l'air tout chose. Les Turcs ont une expression pour souligner l'absurdité d'un discours qui n'a aucune chance d'être compris dans une enceinte, car trop allogène : "vendre des escargots dans un quartier musulman" (müslüman mahallesinde salyangoz satmak). Activité inane puisque les musulmans ne mangent pas d'escargot... (Obiter dictum : les Turcs étant musulmans hanafites, dans leur esprit, tous les musulmans sont soumis à cette interdiction alors qu'en réalité les musulmans malikites ne le sont pas).

Et surtout Erdogan donne des verges pour se faire fouetter. Car s'il pouvait appliquer cette définition (incomplète mais exacte) dans son propre pays avant d'en être le VRP en Egypte, en Tunisie et en Libye, ç'aurait été tellement mieux. La laïcité a trois composantes : d'abord, la séparation organique de l'Etat et des autorités spirituelles ce qui induit une égalité de traitement vis-à-vis de toutes les croyances et convictions; ensuite, la séparation matérielle de la législation étatique d'avec un quelconque droit religieux; enfin, la garantie de la liberté de conscience (et pas seulement de la liberté de religion car l'athéisme a également droit de cité). Malheureusement, la Turquie est un "État laïque au rabais". Les deux tiers de la laïcité sont malmenés. Déclinaison : l'Etat contrôle l'islam par le biais du Diyanet et rétribue les seuls imams, il s'immisce dans l'administration des patriarcats orthodoxe et arménien, il interdit aux étudiantes musulmanes de porter un voile à l'université, il défend aux enfants musulmans de moins de 12 ans de s'inscrire dans les écoles coraniques, il prohibe par une disposition constitutionnelle les congrégations religieuses, il se mêle de savoir si le "cemevi" des alévis est un lieu de culte ou non, il promeut le sunnisme hanafite dans les cours de religion, etc. etc. Paradoxe illogique, aucun groupe religieux n'est satisfait de cette laïcité. Les musulmans dévots sont stigmatisés, le patriarche orthodoxe se sent "prisonnier à Constantinople", les Arméniens sont sur le qui-vive et les alévis se font insulter du matin jusqu'au soir. C'est le même Erdogan qui, lors des meetings préélectoraux, faisait huer par la foule, le président du CHP Kemal Kiliçdaroglu dont il jetait en pâture l'appartenance à l'alévisme, comme si c'était une tare. Dernièrement, c'est le vice-président de l'AKP qui lia le silence de Kiliçdaroglu sur ce qui se passe en Syrie à une "connivence religieuse". Kiliçdaroglu l'alévi devait bien soutenir Al-Asad l'alaouite. Drame dans le drame, tragédie dans la tragédie, certains alévis précipiteux voulurent se défendre en anathématisant à leur tour les alaouites (les Nusayrites), des "égarés" puisqu'érigeant Ali en Dieu. Et cette fois-ci, ce furent les Nusayrites de Turquie qui rouspétèrent et appelèrent à plus de respect ! La laïcité turque, garantie de l'esprit de concorde ? M'ouais...

Évidemment, l'opportune "conversion" d'Erdogan a surpris tout le monde. Le président d'un parti qui avait été sanctionné en 2008 par la Cour constitutionnelle pour activités contraires à la laïcité se fait le chantre de celle-ci, il y a de quoi ! Sapristi ! Les laïcistes turcs doutent et extravaguent, eux qui avaient tout misé sur la stratégie d'affolement; les islamistes du pays émettent des réserves ou se lancent dans des interprétations absolvantes, du genre "mais non, il a voulu donner des gages aux Occidentaux en assurant vouloir protéger les minorités religieuses, c'est tout, Erdogan laïque, ça ne colle pas ! Astaghfiroullah...". Et surtout, les Frères musulmans se sont inscrits en faux : "chaque pays a sa propre expérience". La laïcité dans un pays arabe, franchement ! Même un régime laïque comme celui de Saddam Hussein, n'avait pas résisté à la tentation de présenter l'orthodoxe Michel Aflaq comme un musulman. Un nationaliste arabe ne pouvait qu'être musulman, n'est-ce pas ! Il fut enterré selon l'usage islamique au nez et à la barbe de sa famille chrétienne !

Et la laïcité est-elle possible sans un minimum de sécularisation ? Comment expliquer à un vieillard qu'il ne pourra plus répudier sa femme au motif que le nouveau code civil ne le permet plus ? "Pourquoi un nouveau Prophète est arrivé ?", "bah non, vieux, on est laïque dorénavant !", "et la Loi de Dieu ?", "euh..., j't'explique, le monde musulman doit passer à la conception mutazilite, tu sais celle qui dit que le Coran n'est pas incréé", "d'accord mais la Loi de Dieu ?", "bah..., c'est que... elle n'est plus, comment dire...", "vade retro satana !"... Ce fut le défi d'Atatürk, une laïcité autoritaire qui devance la sécularisation; et malheureusement, ça n'a pas marché. Car en anatolie profonde, les mariages et les divorces se font souvent conformément au droit islamique (notamment s'agissant de la dot, de la tutelle, de la restitution de la dot en cas de non consommation du mariage). Et les plus conservateurs demandent conseil aux imams pour régler leurs successions.

Et ce qui devait arriver, arriva. Le CNT libyen a annoncé que la charia serait "la source principale de la législation". Comme en Egypte. Et comme en Tunisie en réalité, car la charia est une source matérielle en droit de la famille. La "colactation" est un empêchement au mariage conformément au fiqh, le délai de viduité après un décès ou un divorce que doit respecter l'épouse est le même que celui fixé par ledit fiqh, la dot est une condition de validité du mariage comme en dispose encore une fois le fiqh, l'époux reste le chef de famille comme nous l'enseigne ce même fiqh, le régime de droit commun en matière matrimoniale reste la séparation des biens (la communauté réduite aux acquêts étant facultative) comme le prévoit encore et toujours le fiqh et ce n'est qu'en 2009 que la Cour de cassation tunisienne a décidé que l'empêchement du mariage entre une Tunisienne musulmane et un non-musulman (même Tunisien) était illégal. Mais il s'avère qu'aucun officier n'accepte de célèbrer une telle union car l'immuable fiqh s'y oppose (c'est notre professeur de droit de la famille, une Tunisienne, qui nous l'avait soufflé) ! En outre, les quote-parts en matière de succession viennent tout droit de cet inépuisable fiqh (s'il y a des enfants, le mari hérite du quart des biens de sa femme alors que celle-ci hérite du huitième des biens de celui-là). Enfin, la filiation naturelle n'est pas clairement reconnue. Conformément à..., c'est bien, tout compris...

Bref, tant que le fiqh sera vu comme un élément de la foi par les musulmans, la laïcité et la démocratie resteront incomprises et inacclimatables. Car elles postulent l'absence de discrimination, que le droit musulman, lui, institue. Ca ne sert à rien qu'un Eveillé, un progressiste, un humaniste, tout ce qu'on veut, se mette à affirmer qu'un droit qui s'inspire du Coran ne devrait plus être une option. Car la pratique sociale saura très bien contourner les canons "importés". Pratique sociale qui est le fruit du patriarcat et de l'illétrisme rémanents. La solution, alors ? Une laïcité à coups de serpe ? Non plus. La laïcité autoritaire ne sert à apaiser que ceux qui ont besoin d'être apaisés, et c'est tout. Car le "peuple profond" reste attaché au droit musulman (cf. Pierre-Jean Luizard, Laïcités autoritaires en terres d'islam).

Les "essentialistes" n'ont pas raison mais ils n'ont pas entièrement tort non plus; changement de paradigme appelle maturation; maturation implique déconstruction théorique (mutazilisme/acharisme; Coran créé/incréé; expérience existentielle du monothéisme/phénoménologie historique). "C'est tout à la fois affaire de temps et de volonté. Le volontarisme excessif n'apporte aucun résultat; le facteur temporel, lui, pose problème" (Hichem Djaït, La crise de la culture islamique, p. 330). Que disait-il déjà le sage qui nous a quittés l'an dernier : "Rien ne se fera sans une subversion des systèmes de pensée religieuse anciens et des idéologies de combat qui les confortent, les réactivent et les relaient. Actuellement, toute intervention subversive est doublement censurée: censure officielle par les Etats et censure des mouvements islamistes". Les candidats à la "subversion" ne se bousculent pas, ne se bousculent plus. Takfîr et imprécations pleuvent... Rêvons quand même.

lundi 12 septembre 2011

Goutte de moralité repêchée de l'océan d'immoralité...

Lu dans Lire, numéro 398, septembre 2011, p. 11 : "José Eduardo Cardozo, ministre de la Justice brésilien, a introduit une législation qui devrait inciter les prisonniers à devenir d'endurants lecteurs. A chaque fois qu'ils passeront douze heures dans la salle de lecture, ils bénéficieront d'une remise de peine d'une journée". Et juste en bas, sans transition : "Sadullah Ergin, ministre de la Justice turc, a assigné l'éditeur Irfan Sanci pour avoir choisi de publier La machine molle de l'écrivain américain William S. Burroughs. Un sort partagé avec le traducteur de l'oeuvre. (...) Selon le code pénal turc, certains passages du roman sont trop osés, voire indécents. Ce n'est pas une première pour Irfan Sanci. Il a connu le même sort l'an dernier quand il a voulu éditer Les exploits d'un jeune don juan de Guillaume Apollinaire".


Bien. Commençons par faire notre Angelo Rinaldi, ça peut porter chance. Celui qui s'amusa à relever les fautes de français du lettré François Mitterrand dans sa Lettre à tous les Français ["faire rentrer dans l'ordre des velléités", les armées française et allemande "s'interpénètrent", la recherche va devenir "l'enfant chéri de la République", etc. (Plumes de l'ombre. Les nègres des hommes politiques, E. Faux, T. Legrand, G. Perez, p. 39)] et qui finit académicien... Mentionnons les erreurs qu'un magazine comme Lire ne devrait pas faire : un ministre n'introduit pas une législation (quelle mocheté !), un ministre n'assigne pas un éditeur (non non je t'assure, même en Turquie) et un code pénal ne trouve pas "osés" certains passages d'un roman. Nous n'en sommes pas encore arrivés là; ores, il ne fait que disposer une règle de droit et c'est le magistrat qui estime souverainement que tel passage est contraire à tel article. Non mais, franchement : "selon le code pénal turc, certains passages du roman sont trop osés". Un patafouillis de français. Dans une revue spécialisée. Et pour défendre la littérature, s'il-vous-plaît...


Passons et félicitons chaleureusement Monsieur Cardozo. Qui rêve de transformer des taulards en rats de bibliothèque. C'est qu'il a tout compris l'honorable ministre; la découverte de l'écrit et de la pensée ne peut qu'atténuer le sentiment de dépouillement. Et avec une dose musclée de douze heures par jour, on peut espérer voir émerger d'ici une décade, des docteurs en philosophie, psychologie, littérature ou, je ne sais pas moi, en droit (ça existe, coco; dois-je tuer quelqu'un pour, enfin, commencer une thèse ?). Une cadence à la Bernard Pivot ne peut faire que des miracles. Je n'ai pu atteindre que 9 heures, pour ma part. "Bouhhh, t'es un nul !". Au-delà, c'est un cerveau et des yeux en compote. Et je n'ai pas une latitude temporelle à volonté non plus, la recherche d'emploi est une activité à plein temps, j't'jure il faut piocher dur et ça encombre pesamment l'esprit. Alors qu'eux. Les embastillés. Ils ont assommé le Temps; vivre au rythme du pendule est une vraie souffrance quand j'y repense. Du moins pour ceux qui ont maille à partir avec cette dévorante obsession, l'écoulement du Temps...


"Embastillés" oui car toute prison est une bastille. Elle détruit à petit feu l'être humain que reste un coupable et l'avilit. Abolition alors ? A discuter. On le sait, le désoeuvrement ne fait qu'amplifier la frustration sexuelle des détenus et éperonner leur propension à la violence. Ah ce n'est pas moi qui le dis, je n'ai aucune expérience carcérale, c'est Jacques Lesage de La Haye, un ancien prisonnier devenu docteur en psychologie, qui l'affirme : "le fait d'être frustré sexuellement pendant des années n'améliore pas l'individu. Cela n'a d'autre résultat que d'aggraver ses faiblesses" (La Guillotine du sexe. La vie affective et sexuelle des prisonniers, p. 219). Le prisonnier lutte comme il peut, contre les cris de son corps. Par la lecture ou le sport. C'est que la geôle reste un lieu où la sexualité est brimée, et on ne peut que citer ce qu'il en résulte, une humiliation orchestrée par l'institution : "l'intimité est partagée de fait avec les codétenus lors des masturbations qui accompagnent le silence religieux de la diffusion du film pornographique" (Arnaud Gaillard, Sexualité et prison. Désert affectif et désirs sous contrainte, p. 96), "parmi les recettes depuis longtemps expérimentées, citons la reconstitution du vagin féminin par l'utilisation d'un gant de toilette rempli de pâtes chaudes, ou bien la pénétration d'un matelas percé d'un orifice savamment étudié" (p. 105), "en prison, l'homosexualité est représentée comme nécessairement douloureuse. La répartition des rôles entre pénétrants et pénétrés se résume à faire mal ou avoir mal" (p. 181), "résister à l'homosexualité est ainsi souvent présenté comme un défi, que seule une force de caractère peut permettre de relever" (p. 202), "les hommes arborent un pantalon de jogging, sans ceinture ni bouton ni fermeture éclair à ouvrir. L'accès aux parties génitales est ainsi facilité, tandis que les manoeuvres de repli pour éviter une sanction sont plus vite réalisées. Les femmes quant à elles, se munissent d'un manteau ample dont la vocation première est de servir de rideau, ou de paravent. Elles portent aussi des jupes amples qui permettent de cacher l'enchevêtrement des corps quand les amants décident une pénétration en position assise" (p. 248). Et quand je pense que j'étais à deux doigts de passer le concours de "directeur des services pénitentiaires" avant de me rappeler que j'étais un abolitionniste...


Merci Monsieur le Ministre. Même si une présence de 12 heures n'équivaut pas forcément à une lecture effective pendant ce laps de temps. Ça ne fait rien. Ils liront, ils rêveront, ils prendront des notes, ils jouteront, ils se dégourdiront les jambes et les idées. C'est déjà ça. Une obligation de moyen et non de résultat. Ça tombe bien, personne n'appuie sur votre tête dans les vraies bibliothèques, non plus. On regarde à droite à gauche, on rêvasse, on admire des choses (hum hum) et on lit de temps en temps. Surtout quand le lieu incarne à lui-même la promiscuité. Je ne voudrais discréditer personne n'est-ce pas, mais franchement, la bibliothèque la plus riche de France en ouvrages juridiques, celle de Cujas, est un étouffoir. On est serrés comme des sardines, on étrangle, on suffoque. Et le jour où on comprend le sens de l'expression "commenter les oeuvres de Cujas", on n'arrive plus à rester sérieux, un Dalloz dans les bras...



Celle de Nanterre reste un paradis. Nostalgie...





Un expédient qu'il faudrait importer en Turquie, voulais-je oser. "Impossible, on censure dans ce pays !", allait-on me répondre. Sans doute. Mais surtout, on ne lit pas dans ce pays. Alors le fait que le ministre de la justice s'acharne sur un éditeur, on s'en fout royalement, pardonnez-moi (d'ailleurs, ce n'est pas le ministre qui est à l'oeuvre dans cette vieille histoire). Pour ma part, je n'ai toujours pas lu le livre incriminé. Et que fait-on quand on meurt d'envie de donner un avis sur une oeuvre qu'on n'a pas lue ? Eh bien, toute honte bue, on se rabat sur les commentaires de ceux qui l'ont feuilletée. En voici un, chopé sur le site Amazon : "Cet ouvrage, extrêmement singulier, n'est pas classable. Très pénible à lire, les phrases n'étant qu'une suite de mot, souvent sans verbe, sans accord, sans sens apparent. Burroughs écrit exactement comme il ordonne sa pensée aux pires moments de sa défonce. On en ressort des impressions, des odeurs rémanentes, une tension malsaine palpable et même une idée de saleté dont on aimerait se débarrasser au fil des pages, mais qui colle au texte, inlassablement. Culte pourquoi? Parce que novateur, dérangeant, impensable ! Est-ce un livre agréable à lire ? Certainement pas. C'est une référence, et il est intéressant à plus d'un titre : c'est notamment la plongée dans le cerveau d'un toxico homosexuel au cours de ses digressions dans un monde où les frontières entre la réalité et l'hallucination ou la paranoïa sont pleines de sang, de sperme et de coups". Ouah ! Du genre à secouer ! Je vais donc le lire...


Elif Şafak, une romancière turque qui vend bien (juste après Orhan Pamuk) et que je n'ai toujours pas lue non plus, avait pris la plume pour critiquer cette censure. Veto qui émane, nous y voilà, du "Comité de protection des mineurs contre les publications obscènes" (Küçükleri Muzır Neşriyattan Koruma Kurulu). Étrange la procédure, tout de même. Un comité de protection des mineurs formule une observation sur un livre destiné aux adultes... Qui plus est un aréopage de non-initiés puisqu'y siègent, un haut fonctionnaire, un procureur, un commissaire, un médecin, un universitaire en sciences sociales, un théologien musulman (tiens tiens), un journaliste et ouf !, deux membres du Conseil national des programmes du ministère de l'Education nationale et un diplômé des beaux-arts. Bref, à tout casser, seulement 3 des 10 membres ont un titre de compétence pour discuter de littérature. C'est bien pourquoi, le Comité a divagué en estimant le plus sérieusement du monde que le livre de Burroughs "n'est pas de la littérature" : il n'y a pas d'unité narrative, c'est trop bordélique, argotique et décousu. Et, évidemment, immoral : "yazar hiçbir değer sistemini dikkate almayan, disiplinsiz anti sosyal bir seks bağımlısı tipi ile şahsiyetleştirdiği "yumuşak makine" isimli kitapta bir konu bütünlüğü olmadığı, gelişigüzel kaleme alınarak anlatım bütünlüğüne de riayet edilmediği, genelde argo ve amiyane tabirlerle kopuk anlatım tarzının benimsendiği, özellikle erkek erkeğe cinsel ilişkilerin zaman ve yer tasvirleriyle ar ve hayâ duygularını rencide edecek ölçüde anlatıldığı, zaman zaman tarihi mitolojik unsurların yaşam tarzlarından örnekler vererek kişisel ve objektif olmayan gerçek dışı yorumlarda bulunduğu anlaşılmaktadır. Mezkûr kitabın bu haliyle edebi eser niteliği taşımadığı, okuyucu haznesine ilave katkısının olmayacağı, kriminolojik açıdan da kitapta, insanın bayağı, adi, zayıf yönlerinin işlenmesinin okuyucu üzerinde suça izin verici tavırları geliştirmektedir". La maison d'édition avait eu scrupule à rappeler aux "sages" que ce qu'ils appelaient de la merde était précisément un courant littéraire et le cachet de Burroughs. Le courant "Beat Generation" et la méthode "cut-up". Eh bien, on l'aura appris. Messieurs les censeurs, merci !


Chaque nation a ses penchants. Certains pays s'enthousiasment pour "la rentrée littéraire", d'autres accueillent avec délectation "la nouvelle saison des séries". Ce n'est pas faire offense au peuple turc (de Turquie, devrait-on dire pour rester politiquement correct) que de décrire le nez au milieu de la figure : la lecture est une détestation nationale (si bien qu'on se gausse en cherchant non pas le nombre de livres qu'un Turc lit dans l'année mais le nombre d'années qu'il met pour lire un bouquin !). Orhan Pamuk, par exemple, l'a tellement bien compris qu'il préfère écrire ses réflexions sur la littérature en anglais; les Turcs peuvent attendre car ils attendront, vraiment. Personne ne se bouscule pour une simple nouvelle, de là à lire des "réflexions" sur la littérature ! Qui, dit en passant, sont souvent vaseuses; quand on compulse une étude sur un livre qu'on vient de fermer, on ne le comprend plus...


La fameuse "moralité turque", encore une fois. Ou la sacro-sainte "structure familiale" qu'il faudrait protéger. Un opuscule de rien du tout la menacerait. Ainsi parle le Comité. La justice n'a pas encore tranché, ça sera le mois prochain. Evidemment, on ne parle même pas de la légitimité qu'a un Etat, même turc, de définir la moralité. Eût-il eu ce droit, de quelle moralité parle-t-on ? Celle qui laisse des millions de gamin(e)s admirer comment Behlül a défouraillé l'épouse de son oncle, Bihter ? Celle qui tient en haleine toute la patrie sur la scène de viol de Beren Saat ? Celle qui impose aux présentatrices d'assurer quasi-nues des émissions de grande écoute ? Celle qui incite à se pâmer devant la scène de lit de Kivanç Tatlitug dans sa nouvelle série ? Celle qui "twitte" sur la torridité du corps sculpté de celui-ci ? Celle qui s'impatiente d'analyser la nouvelle version du viol d' Iffet pour la comparer à celle d'il y a 30 ans ? Celle qui suit avidement les chroniques de Serdar Turgut, un des journalistes impudiques les plus lus du pays ? Celle qui ne perd pas une miette des aventures de la diva transsexuelle, Bülent Ersoy, avec ses minets épousés en moins de deux et "répudiés" au quart de tour ?


Allô ! "Protéger la moralité turque" ? Où ça ? Comment ? Grâce aux gardiens d'une pureté qui n'existe plus sur les écrans que tout le monde regarde et qui devrait exister sur un livre que personne ne va lire ? Nous sommes en Turquie et les remparts sont tombés en ruine depuis belle lurette; adieu les rondes, adieu le knout, adieu les mouches du coche. On coule. Gaiement. Et l'Etat en est toujours à la pêche des âmes. Coups de menton de l'imam du comité ? Non ! La Turquie est un Etat laïque, voyons...