samedi 31 août 2019

Une vie

S'il ne fallait retenir qu'une seule chose de notre passage sur Terre, ce serait que le démon a détruit des milliards d'existences factices pour en provoquer quelques unes de plus fermes. De vraies vies. De celles que les âmes déchues béeront sur les rives du Styx. Comme cet ange qu'était la mademoiselle Baptistine Myriel de Victor Hugo : "toute sa vie, qui n’avait été qu’une suite de saintes œuvres, avait fini par mettre sur elle une sorte de blancheur et de clarté, et, en vieillissant, elle avait gagné ce qu’on pourrait appeler la beauté de la bonté".

Pouvait-on dire qu'elle avait vraiment vécu ? Que nenni ! Sans folâtrerie, sans incartade, sans péché, on n'a pas vécu. Les oukases divins ont cela de particulier qu'ils existent précisément pour susciter des névroses. À peine le corps s'anime-t-il à la vue d'un vice que l'âme se voit chuchoter des leçons de vertu. La conscience, cette branche divine ancrée en chacune de ses créatures, se plaît à faire la morale. Toujours par effraction. Toujours de manière indue. Toujours sans crier gare. Un censeur qui puise sa légitimité dans la création même. 

Car la création est un immense jeu d'échecs entre Dieu et Satan. "Je les guetterai sur Ton droit chemin, puis je les assaillerai de devant, de derrière, sur leur droite et sur leur gauche de sorte que Tu en trouveras bien peu qui Te soient reconnaissants" (7 : 16-17), promettait l'ennemi du genre humain. Genre humain qui, ultime paradoxe, lui a offert un arc de triomphe. Même ceux qui, pendant le pèlerinage à La Mecque, lui balancent pierres, cailloux et babouches... Quand la majorité est dans l'erreur, il y a sans doute quelque mérite à rester loyal.  

Mais une bonne âme est précisément bonne parce qu'elle a frayé avec les âmes damnées. Sans ces milliards d'existences factices, sacrifiées pour les besoins de la cause, les existences fermes n'auraient pas émergé. Les démons colonisent les esprits et les cœurs. Le drame, c'est de réveiller une idée et d'attiser une passion. Une idée ne s'oublie plus, elle se fait traiter. Une passion ne s'éteint plus, elle se fait étouffer. Autant dire une endurance à couper le souffle. La vie, voyez-vous, a été créée pour des marathoniens qui rêvent d'être des glandeurs. Un écartèlement. 

Et qui est là pour épauler ? Personne. Ni les âmes sœurs ni les géniteurs. Nous sommes arnaqués dès la naissance. Que nous laissent nos parents, au fond ? Un nom et la couleur des yeux; le reste est l'oeuvre du Temps. Ce Temps qu'on apprend à meubler. Ce Temps qu'on apprend à respecter. Ce Temps qui nous apprend à discerner. Ce Temps qui nous apprend à patienter. Et lorsqu'on ira ad patres, on sera confronté à la même question que nos devanciers : étiez-vous de ceux pour qui le Temps s'est écoulé ou s'est écroulé ? Autrement dit, avez-vous vécu ou avez-vous survécu ? Les larmes auront leur mot à dire...

dimanche 28 avril 2019

(1) Chroniques du règne de Recep Ier. Les oignons de la colère : octobre-novembre 2018

La disparition d'un gazetier saoudien
Près de quinze ans après son sacre, le trône du Sultan-Calife, Sa Majesté Recep Ier, en vint à vaciller. Ce fut en tout cas l’avis général, rapidement effacé de l’esprit des gens devant l’humeur rebourse de l’Ombre d’Allah. “Il n’y a point de crise en mon Empire”, avait-il décrété et personne n’osa broncher. Mieux, tout le monde applaudit. 

Le Gendre, le Damat-ı Hazreti Şehriyari de sa titulature officielle, ne s’en démena pas moins pour assommer une crise qui n’existait pas. Le poupin, dont le nom de la dynastie était le Drapeau blanc, tout de noir vêtu, le visage envahi de gouttelettes de sueur, avait défendu sa politique : une invitation adressée à un cabinet de conseil américain pour venir fouiller dans les cartons du sultanat afin, avait-il dit, de “dresser un bilan et contrôler notre action”. Le sang de Sa Grandeur ne fit qu’un tour. 

A l’occasion d’une harangue devant ses esclaves, il fustigea le royaume des Etats-Unis, chassa de ses terres ledit cabinet et lança l’une de ses bluettes fétiches : “Nous nous suffirons à nous-mêmes !”. Le lendemain, Monsieur le Damat, toute honte bue, réapparut devant les caméras. Magnanime, il annonça un train de mesures pour lutter contre l’inflation. Les sujets furent ravis, le pouvoir avait décidé de lancer des soldes, comme en France. Au moins 10% et plus, si on aimait son pays. 

Le même jour, le lieutenant d’Allah sur terre, promut des gueux dans les différents offices de son énormissime palais. L’un d’eux, Mehmet Ali Yalçındağa, fut le responsable d’un journal de centre gauche qui passait pour être le navire amiral de la presse turque. Il était également un ami de M. le Damat. Sa correspondance avec ce dernier avait permis de constater à quel point le palais mettait son grain de sel dans la ligne de ladite gazette. M. Yalçındağa fut ainsi remercié pour avoir si savamment censuré Hürriyet. 

Un gazetier saoudien, lui, disparut de la terre le jour où il mit les pieds dans le consulat de son royaume. Le Sultan-Calife en fut très troublé. Il ordonna une enquête et défendit mordicus la liberté de la presse. La masse en fut ébaubie. 

Habitué à spolier les habitants de l’Empire, le Sultan décida un beau matin de faire main basse sur les parts sociales d’une banque que le défunt Empereur, Mustafa Kemal Ier, avait léguées à sa ligue. Le parti des nationalistes, mené par le chef de clan M. Bahçeli, s’empressa d’apporter tout son concours. 

Il faut dire que l’Empire était habitué à ce genre de manèges. Après la tentative de révolution deux ans auparavant, Sa Grandeur avait décidé de nationaliser des milliers de biens. On apprit le même jour que la justice avait nommé deux administrateurs à deux maisons closes à Adana. Monsieur le juge avait décidé de laisser à l’administration des impôts le loisir de désigner ces deux fonctionnaires. Une drôle de ligne dans la carrière de ces serviteurs de l’Etat. 

L'évaporation d'un pasteur américain 

La patrie avait pu souffler un grand coup avec la libération d’un pasteur américain, tenu aux fers pour avoir salué des Kurdes et des partisans du séide Fethullah Gülen. La justice de Son Immensité décida de le condamner pour la forme et de le libérer juste après. Les apparences étaient sauves. Et il fallait bien justifier le nombre des mois passés en geôle. La tactique fut grandiose, notre Grand Seigneur fut ravi de cette trouvaille. Un temps, il avait promis que le pasteur Brunson ne serait pas libéré tant que l’imam Gülen, en exil dans un tekké en Pennsylvanie, ne lui serait pas remis. Ce n’était pas la première fois qu’il fulminait ainsi pour ravaler ensuite sa calotte mais les masses applaudirent quand même. 

L’onde de choc fut tel que les partisans de Sa Majesté se mirent à faire ce qu’ils avaient soigneusement cessé de faire depuis des lustres : réfléchir. Les réseaux sociaux furent remplis de ronchons qui se demandaient pourquoi notre Leader avait retenu ce pasteur si c’était pour le relâcher sans contrepartie. Devant ces interrogations, le porte-parole du clan de Recep Ier, le sieur Ömer Celik, déclara devant les micros : “Le dictateur de Washington ne peut en aucun cas donner l’impression d’avoir fait pression sur notre Sultan-Calife pour libérer son esclave. Notre patrie est un grand Etat de droit. Notre patrie est l’héritière d’une grande civilisation. Et toc !”. 

Entre-temps, alors que le sieur donnait des leçons de démocratie à un chef d’Etat étranger à partir du siège de son clan perdu dans une ruelle d’Ankara, ledit pasteur avait pris l’avion, direction l’Allemagne. Il allait, nous avait-on dit dans les gazettes, faire des examens médicaux avant de s’envoler pour le royaume des Etats-Unis. Le sieur Celik parle de quoi ?, s’interrogèrent en chœur les grandes plumes de l’Académie Twitter. Le Sultan-Calife déclara tout sourire au monarque américain, “Voyez, notre justice est indépendante”. Et l’affaire fut enterrée. Ce dernier promit un avenir radieux entre les deux pays. 

Le mystère de la chambre jaune 

Peu enclin à s'épancher sur ses revirements, le Calife se rendit à Kayseri pour inaugurer la mosquée que le pacha Hulusi Akar avait fait bâtir sur ses deniers personnels. Il récita tellement bien le Coran que la masse oublia l’épisode Brunson et fut une nouvelle fois épatée par la piété de l’Ombre de Dieu. 

La police de Sa Majesté fit son entrée au consulat du royaume wahhabite pour trouver le sieur Kashoggi, devenu poussière depuis deux semaines. On attendit d'elle qu'elle dénoue ce nouveau mystère de la chambre jaune. Elle n'avait toujours pas élucidé l'assassinat de Hrant Dink de 2007 mais tant pis. 

Alors qu'il devenait de plus en plus certain que le gazetier fut assassiné par les séides du monarque wahhabite, le consul Muhammed el Oteybi acheta un billet et s'enfuit dans son pays. “Que voulez-vous, il a l'immunité diplomatique”, déclara le porte-parole de l’AKP, Ömer Bey. Qui annonça également que le Sultan avait décidé, dans un élan de magnanimité digne de Dieu, de retirer sa plainte contre des étudiants de l’ODTÜ qui avaient eu l'audace de l’affubler de noms d'animaux sur une pancarte déployée lors de la cérémonie de fin d’études. Sa Majesté les invita même en son palais. 

De son côté, le fameux pasteur Brunson apparut sur une chaîne de télévision américaine pour s’épancher sur ses mois de prison. Il se plaignait d’avoir partagé une cellule avec 20 musulmans dévots. “On se croyait dans une mosquée”, éructa le malheureux. Une mosquée ! Ne savait-il pas que ces félons gülenistes fussent des traîtres ! Parlant de gülenistes, on apprit le même jour que le sieur Nurettin Veren, ancien compagnon de route de l’imam devenu transfuge, fut viré du journal Yeni Akit. Il eut en effet une attitude vile en critiquant sans arrêt l'entourage de Sa Grandeur. Il adorait affubler tout passant de “membre de FETÖ” à tel point qu'on craignait qu’il eut pu traiter le Sultan lui-même de güleniste. Fort heureusement, on lui tordit le cou au bon moment. 

Le monde entier était toujours à la recherche du sieur Khashoggi. Les mauvaises langues dirent qu’il fut démembré, vivant s’il-vous-plaît. Pile à ce moment, on apprit avec grande tristesse le trépas du photojournaliste Ara Güler. Sujet arménien, il était un inconditionnel du Sultan-Calife dont il disait admirer l’opiniâtreté. 

Le rebiffement du Conseil d'Etat 

Le Conseil d’Etat prit une décision fort intéressante. Il annula l'abrogation du serment des élèves de primaire qui, chaque matin, criaient au monde entier qu'ils étaient fiers d’être turcs. C'est le Sultan en personne qui l'avait enterré en 2013 pour contenter ses chiourmes kurdes. Aujourd'hui, il appréciait davantage les nationalistes. Le revirement de politique s’accompagna ainsi fort opportunément d'une décision de justice qui seyait à l'air du temps. 

Adepte d'allocutions quotidiennes, le Calife se rendit à une université d’Izmir pour prononcer le discours inaugural de l'année universitaire. “Comment se fait-il qu'aucune université turque ne figure parmi les 500 premières ?”, tonna-t-il. Le même jour, on entendit le président de l'université Katip Çelebi, Saffet Köse, déclarer : “C'est quoi les droits de l'homme ? Ça vient de l’Occident”. Le pourquoi du comment. Le même jour dans la même ville. 

Les hautes autorités de l'Etat expédièrent en enfer l'Arménien orthodoxe Ara Güler dont le cercueil, enveloppé du drapeau rouge au croissant et à l'étoile, fut inhumé avec de la terre provenant de Giresun, ville de ses ancêtres. 

Autre événement macabre : le royaume wahhabite reconnut que le gazetier Khashoggi fut tué dans son consulat à la suite d'une rixe avec d'autres Saoudiens. Les affaires du monde imposèrent de croire à cette version. 

Adepte du ballon rond, le calife inaugura un stade à Diyarbakir, la ville de ses sujets kurdes, si prompts à lever les boucliers. Ironie de la situation, l’équipe locale, Amedspor, ne fut pas conviée à la cérémonie, histoire de ne pas troubler les nerfs de Sa Majesté. 

Poussé par son partenaire de coalition, le sieur Bahçeli, de voter une amnistie pour libérer les chefs de bande, le Sultan-Calife lança, à l’occasion de l’inauguration d’une ligne de métro, “certains veulent une amnistie, quelle amnistie ! Nous ne voulons pas passer pour un gouvernement qui libère des drogués !”. Une sentence qui ulcéra M. Bahçeli qui se fendit d’un communiqué sur Twitter où il appela à plus d’intégrité et de politesse. Ce fut là le paradoxe suprême : grand mal embouché devant l’Eternel, le sieur Bahçeli appela à un ton plus respectueux. Mais, dès le lendemain, il fit montre d'une férocité verbale étonnante et déclara morte l'alliance aux élections municipales. 

Sa Grandeur Suprême haussa également le ton et rappela qu’il était contre l'amnistie et le rétablissement du serment de l’élève. Il tira à boulets rouges contre la haute robe du Conseil d’Etat qui s’obstinait à ne pas enterrer le serment. “Que faites-vous depuis 5 ans ? C'est nous qui devons rendre des comptes au peuple”, lança-t-il aux magistrats présents. Qui se trouvaient au palais impérial pour un symposium sur, précisément, le Conseil d’Etat. 

Le même jour, il vola la vedette au prince héritier des Saoud en déclarant que le meurtre du gazetier était planifié et que le lieu d'enterrement du corps avait même été prévu la veille. 

La levée des sanctions sataniques 

Le Sultan annonça que les forces impériales étaient prêtes à foncer sur Manbij. Son Altesse fut très comblé d'accueillir le Tsar de toutes les Russie, le roi de France et la chancelière allemande à Istanbul. Les quatre leaders discutèrent de la situation en Syrie, où le satrape Bachar al-Assad et ses opposants se faisaient la guéguerre depuis 7 ans. On papota, on se serra les mains et on se dit à bientôt. Le roi Emmanuel Ier taquina le chef de la oumma en lui disant qu'il avait entendu dire que ce palais d'Istanbul devait être la résidence du Premier ministre mais qu'il se l'était appropriée. Sa Grandeur rétorqua en bombant le torse : “Nous sommes passés au système impérial absolu”. 

C’est avec un bonheur bien mérité que le Sultan-Calife inaugura en ce jour du 95e anniversaire de la proclamation de l’Empire le troisième aéroport d’Istanbul. Le peuple fut heureux de pouvoir admirer un nouveau bijou architectural qui ferait le malheur des adversaires de Sa Majesté. Lorsqu’on vit le roi du Soudan, Omar el-Béchir, s’asseoir à la gauche de l’Empereur, le bonheur en fut décuplé. Une obscure cour pénale internationale le recherchait pour génocide mais que nenni, il était un bon roi aux yeux de l’Ombre d’Allah. La journée se passa très bien et chacun put retrouver ses pénates, le cœur rempli de gratitude envers le lointain successeur de feu l’Empereur Mustafa Kemal Ier. 

Le président de l'université de Harran, Ramazan Taşaltın, provoqua une polémique en déclarant sur la chaîne Akit Tv, "l'obéissance à l'Empereur Erdogan est une obligation divine pour chaque individu". Le sieur, ingénieur, fit pourtant ses classes au Royaume-Uni. Personne ne comprit cette sortie décérébrante et même le parti de Sa Majesté condamna une telle conception.

Le parquet d’Istanbul publia enfin un communiqué dans lequel il indiqua que le gazetier avait été étranglé dès son entrée au consulat d’Istanbul et que son corps fut démembré. 

Le Sultan, lui, lança les travaux pour la réalisation d’un système de défense anti-aérien, baptisé SIPER.

Il envoya son vice, Fuat Oktay, expliquer au parlement que 1004 entreprises étaient dirigées par des administrateurs. Des sociétés dont la valeur atteignait près de 55 milliards de livres soit près de 8.6 milliards d’euros. Un trésor.

L'apaisement avec l’Empire américain conduisit à la levée réciproque des sanctions contre les ministres de l'intérieur et de la justice, Süleyman Soylu et Abdülhamit Gül ainsi que Kirstjen Nielsen et Jeff Sessions. Un mauvais souvenir de l’affaire Brunson. On apprit même que Washington exemptait la Turquie de l'interdiction de commercer avec l'Iran. Ce fut une nouvelle lune de miel. 

La députée en grève de la faim

Le Sultan déclara qu’il ne pensait pas que le roi saoudien Selman eut donné l'ordre de tuer le gazetier Khashoggi mais pointa des “hautes sphères du gouvernement saoudien”. Le même jour, son avocat Hüseyin Aydın intenta une action contre le sieur Kılıçdaroğlu qui avait eu le malheur de déclarer à la télévision que Sa Majesté était complice des assassins de Khashoggi. Le chef de l'opposition parlait si méchamment qu’il était sans arrêt condamné pour insulte à l’Empereur. Il dut vendre sa villa pour payer les réparations.

Le 3 novembre fut le 16e anniversaire de l'arrivée au pouvoir de L’AKP. Tout le pays était en extase. Extase rembrunie par une Excellence. L’ambassadrice en Ouganda, Sedef Yavuzalp, fut rappelée d'urgence car elle commit l’impair de se déguiser en Hélène de Troie lors de la cérémonie du 29 octobre. C’était à se demander de quelle race elle fut. 

Le calife redit son opposition au serment des écoliers, “le produit de ceux qui avaient imposé le ezan en turc”. Il lança aux jeunes de préférer les prêts à taux zéro aux bourses car cela leur permettrait de ne pas s'habituer au gratuitisme. 

Le vice-président de la Cour des comptes chargé des contrôles, Fikret Çöker, fut remplacé par Zekeriya Tüysüz. Le rapport de la Cour avait mis sur la place publique les irrégularités des seigneurs de l’AKP. 

Le royaume des Etats-Unis décida de mettre à prix la tête de trois dirigeants du PKK, Murat Karayilan, Cemil Bayik et Duran Kalkan (12 millions de dollars), une drôle de nouvelle dans un contexte où les YPG étaient les alliés des Américains en Syrie. “Ils ne peuvent pas nous leurrer”, avait d’emblée prévenu le porte-parole de l’Empereur, Ibrahim Kalin. 

L’ancien gouverneur de Constantinople, Hüseyin Avni Mutlu, vit son appel rejeté. Il fut donc déposé à la prison d’Edirne pour purger le restant de sa peine de 3 ans, c’est-à-dire un an. Grand inquisiteur des “çapulcu” (vandales) de Gezi, il fut à son tour condamné pour appartenance à une organisation terroriste. Personne ne s’en offusqua.

Autre information qui vint du fin fond d’une cellule de prison et qui n’intéressa personne, la décision de la députée kurde Leyla Güven de se lancer dans une grève de la faim pour protester contre ses conditions de détention. 

Le saut impérial à Paris

Lors du 80e anniversaire du trépas de feu Sa Majesté Mustafa Kemal Ier, la nation fit montre encore une fois d’un amour inconditionnel pour le premier sultan de la dynastie. Son Gigantissime Roi des rois alla lui rendre hommage au mausolée d’Anitkabir, comme le voulait la coutume. Peu de temps après, il informa le pays que des munitions avaient explosé dans le sud-est provoquant la mort de 7 soldats. Ce fut un accident et non une attaque terroriste, on respira un grand coup. 

Erdogan Ier déclara également qu’il avait remis aux royaumes de Washington, de Paris, de Berlin et de Londres des enregistrements pris lors de l’assassinat du gazetier saoudien, Jamal Khashoggi, avant de prendre l’avion et de s’envoler en France pour célébrer, le lendemain, le 100e anniversaire de la fin de la Première guerre mondiale. On apprit le même jour que le Cheikh ul islam rendit visite à un fou qui passait pour être un historien, Kadir dit Fils d’Egypte. Un drôle de gus.

Le Sultan se rendit donc à Paris pour écouter le roi de France, Emmanuel Ier, discourir sur la Première guerre mondiale. Il s’assoupit auprès de l’impératrice qui, vêtue d’un caftan, épata les autres gueux. Mais les Turcs de France lui firent fête dans les rues. 

A peine était-il rentré en Turquie que le Sultan-Calife fut accusé par le ministre des affaires étrangères de la France, le duc de Bretagne, Jean-Yves Le Drian, de “jouer un jeu politique” dans l’affaire de l’assassinat du gazetier Khashoggi. Sa Majesté avait en effet déclaré que des enregistrements sur l’assassinat avaient été remis, entre autres, à la France. “Il a un jeu politique particulier dans cette affaire”, osa oraliser le félon. Oust tonna le palais, dans la minute. Elhamdulillah.

Sur les traces de Gogol

Du côté des gülenistes, beaucoup de choses se passèrent. Les ennemis jurés de Sa Grandeur s’étaient mis à chercher des traîtres encastrés à l’intérieur de leur confrérie. Un gazetier du nom d’Ahmet Dönmez écrivit que des pontes du mouvement avaient voulu provoquer des émeutes dans les prisons turques. Tout le monde se mit à papoter de cette possibilité mais le cheikh Gülen garda le silence, comme à son habitude.

Au palais présidentiel, devant un parterre de juristes, le Roi des rois lança : “Nous n’avons besoin de magistrats au service non pas de tel ou tel groupe mais de l’Etat et de notre peuple”.

Sitôt dit, sitôt fait. Deux universitaires de renom, le juriste Turgut Tarhanlı et la mathématicienne Betül Tanbay, ainsi que dix autres personnes furent arrêtés dans le cadre de l’enquête sur Gezi et Osman Kavala. Ils furent relâchés le lendemain, au milieu de nombreuses protestations. 

Lors d’un forum Halifax sur la sécurité au Canada, le ministre de la défense, le maréchal Hulusi Akar, interrogé sur ces arrestations, déclara : “S’ils sont innocents, ils le prouveront devant le juge”. 

Peu soucieux de toute idée de justice sur Terre, le Sultan préféra les festivités. Ilfut le témoin de mariage d’Ilker Ayci, le PDG de la Turkish Airlines. Juste avant, il participa à la cérémonie de mariage de la fille du maire de Fatih, Hasan Suver, Bilge Betül Suver. A Istanbul, il en profita pour visiter à l’hôpital une certaine Nazmiye Balci, 100 ans et lui baisa tendrement la main.

Le Sultan accueillit le tsar de toutes les Russies, Vladimir Ier, pour la cérémonie d’achèvement du Turkish Stream. Il lui offrit un livre de l’idéologue du régime, Alev Alatli, intitulé Gogol’ün izinde, Sur les traces de Gogol.

Le Kurde embastillé

La cour de l’Empire européen ordonna à la Turquie de libérer le coupeur de routes Selahattin Demirtas que le Sultan avait soigneusement écarté de la scène. “Une décision politique”, clama-t-elle. Erdogan Ier répondit comme un homme : “Leurs décisions ne nous contraignent pas !”. 

Ces jours-là, les forces de l’ordre de l’Empire en étaient à perquisitionner des dépôts où des tonnes d’oignons étaient stockés dans un but spéculatif. 

On apprit que le professeur des sciences spatiales, Mehmet Karli, avait démissionné de son poste de doyen de la faculté à l’université de Konya. Il avait suscité une indignation en déclarant à l'Académie Twitter qu’il ne voterait jamais pour une femme qui devait surtout s’occuper de sa famille. 

Son Altesse Impériale, le prince Abdülhamid Kayihan Osmanoglu, un prince de la précédente dynastie, se lança en politique dans le parti islamiste Refah, relancé par Fatih Erbakan, le fils du feu Premier ministre, Necmettin Erbakan. 

Erdogan Ier présenta au public certains des candidats de son parti aux élections municipales. Le sieur Bahçeli permit au Sultan de respirer un peu en déclarant que son propre parti ne présenterait pas de candidats aux mairies d’Istanbul, Ankara et Izmir.

La gazette impériale, Sabah, annonça au pays que l’homme d’affaires philanthrope Osman Kavala avait des liens financiers avec le filou juif, le sieur Soros. Une information qui démontra, si besoin était, que Kavala était un traître à la patrie. Parlant de traître, le chef de la ligue nationaliste, Bahçeli, s’en pris violemment à l’alliance de la crapulerie formée par les kémalistes, les nationalistes dissidents et les kurdistes en vue des municipales. 

Le Sultan catapulta l’ancien édile de Kayseri, Mehmet Özhaseki, à la candidature de la province d’Ankara, la capitale. Son ancien ministre de l’économie, Nihat Zeybekçi, fut, lui, envoyé à l’assaut d’Izmir, le bastion de la gauche. 

Pour se dégourdir les neurones, il alla boire un thé vert avec un homologue, l’émir du Qatar et tira à boulets rouges contre l’Occident. “Quand c’était Gezi, tout le monde donnait des leçons et là, Paris brûle mais le monde est muet”, lança-t-il en pleine figure des Croisés. C'est que des bandits dénommés Gilets jaunes écumaient les routes de la capitale française et donnaient des sueurs froides au Roi Emmanuel. 

Comme il détestait les répits, Recep Ier organisa un forum international réunissant les monarques islamiques. Face à ses homologues, le Sultan prit encore une fois fait et cause pour la Palestine. "Une goutte de pétrole ne vaut pas une goutte de sang", lança-t-il à la cantonade. 

Au même moment, dans les coulisses, on évoqua un bras de fer entre Damat Bey et le président de l’Assemblée, Binali Yildirim, pressenti pour Istanbul. Son Altesse le Gendre voulut imposer ses candidats aux districts mais le chef des députés réussit, disait-on, à repousser ses assauts.

Alors que Sa Grandeur s’envola en Argentine pour participer au Sommet du G-20, le chef de l’opposition, le sieur Kiliçdaroglu, fut à nouveau condamné à une amende pour diffamation. Il prétendit que le Sultan-Calife et la famille impériale cachaient des milliards dans l’île de Man. La justice lui envoya une facture d’un million de livres à payer à Son Immensité. 

Le procureur de l’affaire dite Ergenekon lut son réquisitoire et reconnut que l’existence d’une organisation terroriste Ergenekon n’avait pu être démontrée. Onze ans après son lancement, l’affaire qui décima la vie de dizaines de personnes était sur le point d'être envoyée dans les poubelles de l'histoire. 


En ce dernier jour du mois de novembre, l’explosion du prix de l’oignon poussa le maire de Seyhan, à Adana, à distribuer gratuitement des kilos de cette plante à ses administrés. Les Kurdes, eux, pleurèrent sans avoir épluché d'oignons. Un tribunal refusa la libération de leur guide, Selahattin Demirtas, malgré l'arrêt de la Cour européenne. “Nous prendrons une contre-mesure”, avait annoncé l’Empereur en son temps. Il avait eu raison. Comme toujours...

mercredi 6 février 2019

Vir ill

C'était au Moyen-Âge. Chez les musulmans. Sous Omar (634-644), l'argent coulait à flots. L'État engloutissait des terres et remplissait ses caisses. La classe moyenne s'embourgeoisait. Les femmes, en bonnes commerçantes, commencèrent à exiger des dots ("mahr") plus conséquentes. Soucieux d'entraver une inflation des "tarifs", l'émir des croyants osa fixer ex cathedra un plafond. Alors qu'il venait d'annoncer sa résolution, une femme de l'assistance se leva et, hérissée, lança à celui qui dirigeait au nom de Dieu : "Comment oses-tu limiter ce que ni Allah ni son Messager n'ont limité ! N'as-tu pas entendu le verset 'Si vous voulez changer d'épouse, ne reprenez pas les tonnes de biens que vous avez données à la première' !". Acculé, le calife, d'ordinaire sanguin, indomptable, impétueux, battit en retraite : "Omar a tort, cette femme a raison !"...

Nul n'eut l'idée de déverser des gardes du corps dans l'enceinte pour déloger la redresseuse de torts. Nul ne fut ébahi par l'audace de "l'opposante". Ni ne fut offusqué de cet "outrage au chef de l'État". La Révélation était passée par là. Le Coran avait restauré la dignité et nul rescapé de l'ancien monde n'avait l'intention d'abdiquer la liberté que Dieu en personne avait octroyée à chacune de ses créatures. Personne n'aurait imaginé que des siècles de poussière plus tard, leurs descendants pussent à ce point se fourvoyer...

Au XXIè siècle, l'Orient est infesté de despotes. Là où le soleil se lève, l'oriens, la liberté est prise entre deux feux, la violence et la vilenie. L'autocrate qui tient le knout n'est autre qu'un primus inter pares. Un phallocrate retors juché sur les épaules des phallocrates butors. Chaque strate reproduit le même schéma : un homme soumis face au plus fort, un homme viril face aux siens. À l'école, à l'usine, à l'armée, il reçoit des baffes. À la maison, il répercute. Il doit faire étalage de ses testicules. Et chaque humiliation de ses supérieurs devient un supplice de plus pour ses subordonnés...

"L’accueil du féminin peut contribuer à dissoudre l’injonction viriliste, à faire que le masculin s’enrichisse loin du bruit et des turbulences surmâles, et que l’homme se libère du fardeau qu’il s’est imposé à lui-même", dixit la philosophe. Avec une mère qui donne toujours raison à son bout de chou brutal ? En réalité, le vir oriental est à plaindre. Sa génitrice le croit dieu, elle l'élève monstre. Cette "ana", "mader", "oum", la grande bâtisseuse de l'ordre viriliste. Cette descendante de Aïcha qui restaure le patriarcat, naguère renversé par l'Envoyé. Cette mal mariée qui adore le fruit de ses entrailles au point de sacrifier l'exigence de justice. Cette soumise qui façonne de futurs vainqueurs, de futurs mâles, de futurs despotes. Cette dévote qui, inconsciente, milite pour un fiqh obsolète qui pérennise sa servitude...


Quand Erdogan confisque les paquets de cigarettes, quand Bourguiba ôte le voile des vieilles femmes qui l'entourent, quand Atatürk impose le chapeau, aucun mâle ne bronche. C'est un soliveau. Un ectoplasme. Une chose. Le caractère, la personnalité, l'individualité sont broyés par l'autorité. A ce stade, ce n'est plus du respect. C'est de l'obséquiosité. De la dépersonnalisation. De la trouille. Un abus de virilité qui dénote, comme le disait Romain Gary, une "dévirilisation profonde, une angoisse qui se manifeste à l'extérieur par le machisme, et par des fanfaronnades de virilité, une recherche de substituts virils"...

"Allah est doux et il aime la douceur en toute chose", nous apprend le Prophète. "Doux", "yumuşak", en turc. Une "tapette", dans son sens familier. On s'apitoie tous sur la "question des femmes" en terre d'islam, n'est-ce pas ? Or, c'est celle des "chochottes", des "eunuques" qui est prégnante. Une psyché qui a dévasté et dévastera des générations... Le Prophète a sans doute fourni la clé de compréhension : "Vos dirigeants sont à l'image de ce que vous êtes". Des âmes serviles, des esprits claniques, des réflexes tribaux, des attitudes primitives, il ne sortira jamais de "démocratie", mais seulement des "régimes". De la Constitution de Médine aux autocraties actuelles, que de chemin parcouru...