"Et si ton père était resté à Istanbul et avait accepté l'offre de son cousin de se lancer dans l'industrie, que serais-tu devenu ?", m'avait interrogé un "camarade d'infortune". La question renfermait, en réalité, une structure orientée vers la réponse, car on ne finit jamais chômeur quand on a un père industriel, n'est-ce pas. Un sage de la génération de mon père m'avait également glissé un jour : "a-t-on eu tort de venir en France, selon toi ?". Et moi, dans la précipitation : "pour vous, ce fut sans aucun doute un déchirement, mais moi, je suis satisfait".
Chiche ! La nature humaine est ainsi faite : le présent apprivoisé conduit à un bercement d'esprit. Qui a la chance de ne pas se soucier des considérations liées au futur a, corrélativement, la malchance de débiter assez souvent des âneries sur son état d'âme du présent... "J'aurais acquis un droit à l'insouciance", ai-je répondu. "Et j'aurais été malade que de trop d'aise", ai-je ajouté. Oui. Quand j'y pense, "a-t-on eu tort de venir en France, selon toi", il fallait que je répondisse, "vous avez eu tort de quitter la Russie"...
C'est que je me suis fait une théorie, moi et j'y tiens car rien n'a pu encore l'ébranler; les enfants d'immigrés sont condamnés à un déchirement. Spécifiquement ceux de la deuxième génération, les héritiers d'étrangers et les ancêtres d'intégrés (voire d'assimilés) et rien, entre-temps. Il ne faut pas tomber dans le panneau, dans le mythe de la méritocratie républicaine car il manque le sésame : les codes, les accointances, l'assurance. Connaît-on des exemples de réussite précoce ? Un enfant d'Algériens devenu haut fonctionnaire ? un enfant de Turcs devenu professeur agrégé ? un enfant de Marocains devenu député ? Dans les marges, peut-être...
La réussite doit ramper, s'étaler dans le siècle avant d'aboutir à une légitimité, une place et finalement une consécration. C'est une aventure collective. Il faut se délester d'un univers mental, des futilités, des effluves de ses origines. Le parvenu ne sera qu'un "parvenu" dans l'autre sens du terme : il n'aura pas "l'esthétique de la réussite" et sera disqualifié. Imaginez le fils d'un père inculte et d'une mère analphabète, le frère d'un menuisier ou d'une coiffeuse, devenir sociologue ou politiste ou membre de je ne sais quelle profession intellectuelle : ça ne colle pas ! Car il manque un socle, une profondeur, une ambiance familiale idoine, de la branche, en somme. Il ne s'agit pas de dédaigner les professions de la fratrie qui seraient, par essence, méprisables mais elles ne permettent pas le "lancement" d'une dynastie cohérente...
Donc chers petits, il faut bien que je dessille les yeux; au nom de quoi, je n'en sais rien mais c'est comme ça. Et c'est la fête du Travail, aujourd'hui. Et moi, toujours à la recherche d'une carrière. Comme la réforme des concours au ministère des affaires étrangères complique les choses (le turc n'étant plus une langue de la section Moyen-Orient mais de la section Europe orientale d'où le basculement de l'aire géographique à étudier alors que je me suis patiemment spécialisé en civilisation arabe), il fallait bien que je m'épanchasse. Sans rancune. Il est des gens qui ont besoin d'instabilité, d'impermanence pour rester en suspens, pour ne pas s'installer dans la vie quotidienne, la banalité de l'existence.
Des aiguillonneurs, il nous a manqués. Des gens qui auraient pu nous parler de l'École normale supérieure, de l'École nationale d'administration, des écoles de journalisme, de l'agrégation, des séjours linguistiques, etc. "Décrispe-toi, tu seras journaliste, tu verras !". M'ouais. Le "fils de l'instant" ne conjugue jamais au futur, comme on le sait. Il n'en a ni la capacité mentale ni la "plénitude nourricière". Oyez oyez ! Ce n'est ni la gauche ni la droite qui va vous sauver; c'est votre sens du réalisme : vous serez des ancêtres, illustres peut-être. Et cela sera un motif d'apaisement. Dans la tombe, cela va de soi...