mercredi 23 octobre 2024

(5) Chroniques du règne de Recep Ier. Le diable est mort, vive le diable !

Selon une prophétie, Fethullah Gülen allait faire de vieux os et durer 99 ans; histoire de survivre à ses ennemis et leur faire un pied de nez. Il trépassa en vieillard, comme un vulgum pecus. À 83 ans, officiellement ; à 86 ans, officieusement. C'est que le personnage méritait une symbolique : en 1938, Atatürk mourut, son antithèse naquit. Ça faisait chic. 

De son vivant, on l'enterra à maintes reprises. Un théologien devenu visiblement gâteux alla jusqu'à affirmer qu'il reposait déjà dans un cimetière juif. Un autre prétendit qu'il avait rendu l'âme cinq mois auparavant. Quoi qu'il en fût, le "Hocaefendi", comme l'appelaient ses sectateurs, alla ad patres dans le giron américain. Celui à qui on donnait jadis le bon Dieu sans confession rejoignit le royaume des morts en maudit...


Ce fut la joie dans l'empire du Grand Turc. Les masses se ruèrent sur leurs tablettes pour l'insulter à qui mieux mieux. Le nouveau motto fut : "Qu'il gémisse en enfer !". L'islam interdisait-il de médire des morts ? Eh ben, il fallait bien pécher de temps en temps, alors on préféra transgresser la religion pour le seul plaisir de l'agonir. Le pontife semi-officiel du régime, Ahmet le Soutanier, ne retint pas son exaltation. Les gazettes, elles-mêmes, envoyèrent balader la déontologie et lancèrent en manchette, "Le diable/traître est mort ". La catharsis alla turca...


Seul le rédacteur en chef d'un journal religieux, Kâzım Güleçyüz, osa invoquer la miséricorde de Dieu. Son tweet fut illico supprimé par les fonctionnaires de Sa Grandeur. Le chef de la police annonça fièrement des poursuites contre 177 comptes pour apologie de terrorisme. Une présentatrice fut même placée en garde à vue pour lui avoir souhaité le paradis, par simple tic de langage. C'est que le défunt sentait le soufre, aucune espèce de compassion ne fut tolérée. 

Par le passé, il avait été en odeur de sainteté, pourtant. Dès qu'il toussait, les seigneurs, les commerçants, les paysans lui souhaitaient longue vie. C'est qu'il fut un peu le lobbyiste officieux de l'Empire dans le monde entier. De simple imam de village, il devint grand ponte d'une structure disciplinée. Un peu comme le Supérieur général des Jésuites.

Un précoce, il était. Mémorisateur du Coran à 13 ans, imam à 14. Il se fit le chantre des enseignements de Said-i Nursi, un théologien persécuté dans l'ancienne Turquie, celle des infidèles. Il réussit malgré tout à percer le plafond de verre en lançant une association de lutte contre le communisme dans sa ville de naissance, Erzurum. Et ancra son mouvement à Izmir, ville la plus séculière du pays.

Maintes fois pourchassé pour "tentative de putsch" (en 1961), "activités religieuses anti-laïques" (en 1971 et 1981) et "tentative de renversement de l'ordre constitutionnel" (en 1997), il s'exila en 1999 à l'insu de son plein gré. Laissant derrière lui des gentilshommes et des affidés en pleurs, il s'envola en Amérique pour diriger son mastodonte. Des collèges, des lycées, des universités, des dortoirs, des écoles de soutien scolaire (les fameuses "dershane"), des journaux, des chaînes de télévision, des stations de radio, une banque.

Unique diplôme en poche, le certificat d'études primaires, il devint un penseur, un lettré et un orateur. Le style était littéraire, l'écriture était ottomane (son secrétaire se chargeait de la transcription), la parole était mielleuse pour certains, amphigourique pour d'autres, il fallait s'accrocher pour comprendre. Ses détracteurs les plus vifs lui reconnurent une intelligence et une mémoire hors norme. 

Oh, il était aussi rusé. Et c'était bien là le drame. Il avait des prétentions universelles. Il créa de toutes pièces une redoutable machine, forgée autant pour promouvoir la tolérance et le dialogue que s'infiltrer dans les rouages de l'État. Personne ne voulut croire les Cassandre. Au contraire, les Premiers ministres successifs affichèrent un soutien sans faille, de la Dame Çiller au Sieur Ecevit en passant par Son Éminentissime. 


Seuls quelques-uns avaient su flairer anguille sous roche. Comment se faisait-il que cet imam soutînt la stratocratie qui chassait les filles voilées des universités ? Comment se faisait-il que cet imam discréditât la flottille humanitaire pour Gaza "Mavi Marmara" ? Comment se faisait-il que cet imam appelât à la démission du gouvernement islamiste de Necmettin Erbakan ? Et d'ailleurs n'avait-il pas rencontré le pape Jean-Paul II ? Était-il alors un "cardinal in pectore" ? Habitués aux théories du complot et aux hommes médiocres, les Turcs ne virent ici que protection de la CIA, du Mossad et du Vatican...

En 2013, la "Conquête d'Allah", septuagénaire valétudinaire qu'il était, envisagea enfin de commencer une "carrière de dictateur". Les poches gonflées de fatigue, le regard éreinté, l'allure fragile, il voulut revenir dans les "fourgons de l'étranger". Comme Khomeini. Il lança alors ses troupes aux trousses de Sa Majesté et de sa famille, l'accusant de corruption. Recep Ier découvrit alors qu'il le détestait. Et il fit en sorte que la nation entière le haït. Une effroyable guerre s'ensuivit. Jusqu'au jour funeste du 15 juillet 2016 où ses supposés sbires tentèrent de s'emparer du trône. L'hybris entraîna des millions de drames... 

Le mouvement Gülen fut la première et, à ce jour, la seule tentative des musulmans de former un lobby international. Comme tout lobby, il fauta. Comme tout musulman, il pécha. "La Turquie doit avoir des exilés partout dans le monde", avait-il déclaré jadis. Il finit lui-même son aventure terrestre en exil. Il emporta avec lui les secrets les plus boutonnés de l'Empire. 



Le Padişah triompha de nouveau. Il se réjouit de sa "mort sans honneur". Son allié chauvin, le Sieur Bahçeli, qui avait eu le mérite de détester cordialement l'imam depuis les origines, implora le Très-Haut de le brûler éternellement dans la géhenne. "Il n'y a, en Turquie, aucun bout de terre où ce terroriste puisse être enterré. Il devra pourrir là où il a mené son hostilité contre la Turquie". Ironie de l'histoire, ledit nationaliste proposa de réhabiliter Abdullah Öcalan, l'autre terroriste, invité à faire un discours au Parlement. Le leader du PKK, une organisation marxiste. Alias le "démon". Ainsi donc en l'an 2024, le destin inhuma un suppôt de Satan anti-communiste pour exhumer un suppôt de Satan communiste. Ça s'appelait avoir le génie de l'à-propos. Le lendemain, un attentat fit plusieurs morts...

mardi 15 octobre 2024

"Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par..."

En l'an 2023, cela faisait bien longtemps que les affaires du monde ne faisaient plus vomir. On s'y était habitué. Des Africains suffoquaient dans leurs coins ou se noyaient dans les eaux internationales, quelques âmes bien nées s'en formalisaient et puis c'était tout. Le bon Dieu avait décrété la double peine : ils vivraient pauvres, anonymes ils mourraient. Leurs cadavres mêmes étaient inodores : aucun idéologue, aucun "pro-", aucun "anti-", aucun religieux, aucune passionaria ne remuait ciel et terre. Le calvaire des "figurants" était toujours embarrassant, on s'en émouvait certes mais ça nous ennuyait, ça ne fabriquait pas de polémiques...

Et un beau jour, la planète entière se réveilla en sursaut. Des terroristes avaient tout bonnement envahi Israël. Un millier de morts, des centaines de kidnappés, des millions de traumatisés et des milliards de suspects. L'Occident fulmina et c'était normal; Israël, bien que situé au Proche-Orient, faisait partie de l'Europe occidentale selon la classification onusienne. L'Orient marmonna et c'était normal aussi; les Israéliens, bien que vivant au Proche-Orient, auraient dû rester en Europe occidentale selon la conception antisioniste. Les antisémites, eux, se régalèrent : des juifs étaient assassinés, des Arabes étaient massacrés...


Bibi avait déroulé des plans sur la table. Avec son armée la plus morale du monde, il promettait des frappes chirurgicales. Sarcler les mauvaises herbes, c'était tout. Dès le lendemain, il opéra à la diable. Des nunuches avaient beau appeler au bon sens, l'eschatologie était formelle : les suprémacistes juifs et les évangélistes chrétiens devaient bâtir le grand Israël pour hâter la venue du Messie (qui n'était pas le même d'ailleurs mais comme qui dirait, on verrait le jour J). Les djihadistes musulmans, eux, attendaient l'apparition du Mahdi et du Messie, prélude à la fin des temps. Avec Amalek et la prophétie d'Isaïe, tout devint si confus qu'on ignorait qui était "martyr", qui était "assa-saint". Ce qui était à la base un conflit régional de terres et de frontières entre deux peuples sémites devint une double guerre sainte surnaturelle...

Les Israéliens eurent le droit de hausser le ton. C'était l'hubris, c'était la revanche. Les Orientaux aussi pouvaient aligner un chapelet de jurons. La justice de leur pays était pro-palestinienne. Seuls les Européens devaient se taire. Critiquer Israël devint un acte antisémite. D'ailleurs, n'étions-nous pas un chouïa crypto-antisémites, nous autres musulmans ? C'était le double drame : il fallait commencer par maudire les occupés avant de bénir les occupants. Ils avaient le droit de se défendre, pardi ! Le nouveau système international, fruit de la Charte des Nations Unies de 1945 et des Conventions de Genève de 1949, avait beau être passé par là, on s'en foutait. On citait Dresde et Hiroshima pour excuser les indicibles souffrances...

Et il ne fallait surtout pas "contextualiser". Si un Français disait, "Le 7 octobre est arrivé de la manière la plus brutale, mais après dix-huit ans en prison, les gens peuvent devenir fous", la police défonçait sa porte à l'aube. Si un Français disait, "Personne n’ose dire un mot sur Israël. Ne tombez pas dans ce piège : vous n’avez pas seulement le droit de critiquer Israël, vous en avez le devoir. Le contexte est l’occupation et la colonisation depuis cinquante ans, et vous en voyez les résultats. Les Palestiniens n’accepteront jamais l’occupation. Connaissez-vous un peuple prêt à vivre sans citoyenneté ?", il se retrouvait devant un juge. Si un Français disait, "Les victimes du plus grand génocide de l’histoire devraient être encore plus sensibles lorsqu’il s’agit du génocide d’autres peuples. Les Israéliens font le contraire. Ils estiment qu’après la Shoah, nous avons le droit de faire ce que nous voulons", il se faisait lyncher par les académiciens de Twitter. Et pourtant un Israélien pouvait le dire sans en être inquiété...

Les Allemands, on comprenait. Ils ne rataient pas un crime contre l'humanité. Les Héréros, les Arméniens, les juifs et maintenant les Gazaouis. Toujours du mauvais côté. Les Français, d'ordinaire droits-de-l'hommistes, se transformèrent en boutefeux. On vit sur les écrans des humoristes, des acteurs, des chanteurs, des animateurs, des philosophes devenir fous du jour au lendemain. La défense des siens était légitime, encore fallait-il éviter le fanatisme, un travers qui valait bien le séidisme du camps adverse...


Les Palestiniens et les Israéliens méritaient mieux que l'Apocalypse. Le messianisme et le fondamentalisme broyaient des vies avec une égale bonne conscience. On ne savait plus trop quoi faire ni quoi dire. Les juges guettaient les mots. Les journalistes gâtaient les pensées. Alors on s'en remit au futur Chirac. Dans vingt ans, quand le monde aurait eu le temps de reprendre ses esprits, un homme sortirait des rangs pour dire ce que l'autre avait dit en son temps. Acculés par nos enfants, on répondrait qu'on avait été envoûté...

mercredi 9 octobre 2024

"Le patient use toujours l'impatient"

"T'es con ou quoi ! T'es Tcherkesse et tu soutiens un parti xénophobe turc !", avait pesté mon daron ébahi contre son fasciste de cousin. Un hurluberlu qui défendait fièrement, tel un "vrai" Turc, une idéologie chauvine qui l'exécrait dans son essence et l'acculait dans sa différence. "Celladına aşık", comme le dit l'expression, "amoureux de son bourreau". Il bredouilla, gesticula et broncha encore plus. Les nationalistes ont cela de gênant qu'ils sont infoutus de réfléchir dix secondes d'affilée. On se désole à leur place. Un peu comme pour les enfants de 7 ans qui croient nous épater avec leur aplomb à couper au couteau; crânerie pour eux, ânerie pour nous... 

Ces deux descendants de réfugiés ossètes, rescapés des massacres perpétrés contre les Tcherkesses de Russie puis chassés de l'Empire russe vers l'Empire ottoman, avaient émigré en France pour moins d'idéologie et plus de bonheur. Mal leur en a pris. Le pays de Le Pen est friand de ces ferrailleries qui font vivre les bistrots. C'est connu, à trop aimer les bavardages, on finit par détester les raisonnements. On s'ennuie soi-même ? Alors, on s'enivre de slogans. On ennuie les autres ? Alors, on les enivre de fiel. Un obscur sénateur guindé, propulsé chef de la police, l'a bien compris. En l'an 2024, dans un pays où des centaines d'acteurs, de romanciers, d'intellectuels, de musiciens d'origine étrangère ont participé au récit national, il a tout bonnement déclaré que l'immigration n'était pas une chance...

Heureusement que Mitterrand n'est pas mort centenaire. L'eût-il été, il aurait ajouté à ses divers qualificatifs empilés au gré de ses intérêts, celui de "séparatiste". Écoutez-le parler, c'est digne d'un cardinal : "La civilisation française s'est enrichie chaque fois qu'elle a reçu sur son sol des étrangers porteurs d'autres cultures. Qu'est-ce qui nous oblige à considérer que nous devons désormais nous placer dans un musée, objets dans la vitrine ? Je veux que l'on puisse venir en France, bousculer les coutumes et les usages français". "Les parents de Zola et de Gambetta étaient considérés comme des gêneurs qui voulaient prendre la place de commerçants français. Ç'eût été dommage de les renvoyer". "Nous sommes français, 'nos ancêtres les Gaulois', romains, un peu germains, un peu juifs, un peu italiens, un peu espagnols, de plus en plus portugais. Je me demande si, déjà, nous ne sommes pas un peu arabes"...

Jésus aurait sans doute applaudi des deux mains. Le pape passe déjà pour un hérétique sur cette question. Plus il lave les pieds des migrants, plus ses ouailles l'éclaboussent. Et que dire de cette dinguerie lors des élections anticipées où des chrétiens avaient voté pour plus de racisme ! C'est d'ailleurs là, une bien belle escroquerie : la droite est fièrement chrétienne mais diablement inhumaine. Des familles à regrouper ? Elle fait la fine bouche. Des étrangers à soigner ? Elle fait les gros yeux. Des réfugiés à protéger ? Elle fait la sourde oreille. Le conservatisme est un fanatisme comme les autres, il porte juste un costume de bal...

Et les "Français de souche", de l'histoire longue et des sépultures, ont la chance inouïe de compter sur des "racistes d'origine étrangère". Les Italiens Ciotti & Bardella, couplés à l'Algérien Zemmour, se la jouent plus patriotes que la vieille France cocardière alors que le Polonais Finkielkraut et l'Algéro-Marocaine Lévy s'adonnent avec l'Égyptien Messiha à un zèle propre aux parvenus. Le Roumain Serge Klarsfeld a été plus raffiné ; il a patienté 88 ans avant d'entamer une carrière de communautariste. Le "malaise des Français musulmans" n'est pas "mon problème !", a-t-il tranché. "Je ne peux pas m’occuper de tout, les musulmans doivent s’occuper d’eux-mêmes", et de toute façon, a-t-il précisé, "ils ne manifestent pas leur attachement à la France". Il suffit de changer un mot pour se retrouver devant un juge...

Ah les musulmans ! Des étrangers barbares, mal élevés, mal éduqués, mal léchés. Des barbus sectaires, des voilées réfractaires qui angoissent les authentiques nationaux abreuvés d'alcool et d'anxiolytiques. Une panique générale s'est installée en Occident. C'est le lot de toutes les religions en Europe : le protestantisme, d'abord; le catholicisme, ensuite; le judaïsme, enfin. C'est au tour des mahométans. Entre-temps, le fameux vivre-ensemble, c'est pour ceux qui vivent ensemble moins les musulmans. La raison a toujours un train de retard, c'est comme ça. Il faut juste savoir attendre. Ca tombe bien, l'endurance est une vertu islamique...



Comme leur grand-père idéologique Charles Maurras, les prêcheurs de haine espèrent "sortir du tunnel de 1789". Ils veulent moins de libertés car ils détestent le bonheur. Ils ont un besoin frénétique de sursauter en permanence, histoire de combler leur vacuité. Ce sont les perdants de l'Histoire. Zola et Gambetta reposent au Panthéon. Les grincheux atterriront dans l'index d'un obscur bouquin spécialisé destiné à être feuilleté par quinze universitaires au plus. Et nous autres "rescapés", plus tard, comme le disait Tonton, "quand on aura le temps, on prendra pitié d'eux"...

mardi 30 mai 2023

(4) Chroniques du règne de Recep Ier. L'apothéose

"Vous n'allez tout de même pas sacrifier votre leader pour des patates et des oignons", avait-il lancé à ses esclaves affamés. Il ne croyait pas si bien dire. Ils obtempérèrent. L'Empereur fut porté au pinacle pour la troisième fois consécutive. Un exploit que seule une opération du Saint-Esprit pouvait expliquer. Le Sultan-Calife Recep Ier et l'Impératrice Emine furent les premiers étonnés de tant de servilité. Du haut de leur palais, ils saluèrent une foule amassée aux portes du sérail. La capitale sortait de sa longue pâmoison. Le Roi des rois triomphait !  



Sa victoire était une énième bénédiction du Ciel. Dieu soit loué, les terroristes avaient perdu; les pédérastes avaient perdu; l'Occident avait perdu; Israël avait perdu. Alhamdoulillah. Certes ses vassaux les plus fieffés formèrent un aréopage assez biscornu mais Ankara valait bien l'appui de cette drôle d'engeance. Le nationaliste kémaliste, Devlet Bahçeli dit le Sibyllin, abhorrait le xénophobe kémaliste, Sinan Oğan dit la Girouette, ancien dissident rallié in extremis. Lui-même avait horreur de l'islamiste-oummatiste Zekeriya Yapıcıoğlu dit le Kurde, qui tenait, lui, en mésestime l'islamo-nationaliste, Mustafa Destici dit le Cornichon, assez réservé vis-à-vis de l'islamiste fantasque Fatih Erbakan dit l'Automate. Et tous ces braves gens détestaient cordialement le patriote de gauche, Önder Aksakal dit le Dindon...


Le Souverain, toujours aussi fielleux, profita de son discours du Trône pour vilipender les opposants qui s'entêtaient à ne pas reconnaître sa magnanimité. Il promit d'interdire le soleil au sieur Selahattin Demirtaş alias Selo, embastillé pour ses accointances avec les coupeurs de route. On ne savait plus trop exactement pourquoi cet infâme pourrissait au cachot mais on s'en foutait un peu, révérence parler. Il renouvela aussi l'anathème qu'il jetait de manière périodique contre les millions de "terroristes" qui refusaient de lui vouer leur vie...

Le Reis était un as de la politique. Il mobilisa tout ce qu'il put. Dieu en personne fut convoqué à ses meetings dans les mosquées. Il avait même clos sa campagne électorale à Sainte-Sophie. Celle qu'il avait contribué à rouvrir. Ses ouailles l'observaient avec émoi; aimaient sa démarche de bon aloi, chérissaient son surmoi et vénéraient sa voix. Il était l'Ombre d'Allah. Tous les barbus du royaume se mobilisèrent pour défendre leur foin, euh leur foi.

C'en était donc fini de son opposant. Kemal, un citoyen issu de la minorité alévie et kurde, avait osé lorgner le trône. Peu charismatique, sans carrure, humble à un point pathologique dans une contrée orientale qui aime les alphas, il promit de déserter le sérail aux 1000 pièces pour se réfugier dans le palais modeste du feu Empereur des empereurs, Kemal Ier. Les Turcs l'envoyèrent dans les poubelles de l'histoire car il n'était ni "pieux" (dindar), ni "leader mondial" (dünya lideri), ni adepte de "prestige" (itibar). Qu'espérait donc ce type lambda qui promettait du pain et de la justice depuis sa cuisine...



Le Padishah avait certes été peu fair-play mais qui était honnête dans ce bas-monde ? Recep Ier n'était pas dupe. Il entendait les murmures et les réclamations. Le menu peuple parlait des prix, de l'injustice, du népotisme, du favoritisme, de l'arrogance, de l'enrichissement d'un clan, de l'instrumentalisation de la religion. Il le savait. Il compulsa alors les manuels de psychologie sociale pour rebondir. La recette était simple : il fallait mentir. Il créa de toutes pièces une menace extérieure pour serrer les rangs et il se mit à le marteler dans les meetings, les rencontres et les émissions. Et il en avait de la chance, les chaînes du pays lui étaient dévouées...



La fin justifiait tous les moyens. Même les plus outrageants. On ne fit pas dans la dentelle. Plus c'était gros, mieux ça passait. On mit donc en circulation une vidéo montrant le citoyen Kemal entouré des généraux du PKK, ce groupe terroriste qui rongeait le pays depuis plus de 40 ans. La populace goba ! Le communicant de Sa Grandeur ricanait comme une hyène. C'est qu'il était un bon adepte du maître en la matière, le diable Goebbels... Un leader fort. Une dose de haine et d'agressivité. Des boucs émissaires dans l'exogroupe. Et des séides enragés à l'assaut des moulins à vent. Un plan bien ordonné. Ajouté à cela, le système clientéliste qu'il avait mis en place. Et hop, tous les autres soucis de la vie furent ainsi balayés : l'inflation, l'injustice, l'indélicatesse. Même le séisme de février fut effacé des mémoires. Mieux, Sa Munificence osa même lancer l'adjectif "voleur" contre son adversaire, connu pour son extrême probité. Un culot qui laissa sans voix la Première Dame, qui, penaude qu'elle était, dut baisser la tête...

La manipulation avait atteint son but. On conspuait, caillaissait, chassait les partisans du sieur Kiliçdaroglu. 

L'Éminentissime Sultan entamait ainsi le Grand Siècle Turc. Il rempilait pour cinq glorieuses années. On le disait cacochyme. On le disait lunatique. On le disait absent. On le disait téléguidé par un clan. Peu importait. Il avait réussi un tour de force. Avec lui, la Révolution anatolienne imprimait ses normes et ses valeurs dans l'espace public. Jadis enfouie, la platitude s'affichait désormais sans gêne. C'était là le paradoxe suprême de son succès, qui dérivait d'une rétrogradation. De meneur d'hommes, il devint berger d'un troupeau

L'ascension avait conduit à une glorification échevelée. Il avait ensorcelé toute une frange du royaume. Les djinns n'auraient pas fait mieux. Comme le disait le sieur Voltaire, "L'esprit humain, au réveil de son ivresse, s'est étonné des excès où l'avait emporté le fanatisme". Leur Livre saint ne disait pas autre chose dans son si bien-nommé verset "Les coalisés" : "Et ils dirent: 'Seigneur, nous avons obéi à nos chefs et à nos grands. C'est donc eux qui nous ont égarés du droit chemin'." L'Empereur et ses sectateurs firent fi de ces belles paroles. Ils avaient un monde à conquérir, des butins à se partager, des ennemis à cingler. Ils étaient invincibles. En l'an 2023, Recep Ier avait réussi ce qu'aucun de ses prédécesseurs n'avaient réussi : il avait ouvert les portes de l'enfer et embarqué avec lui des millions de fidèles, enchantés par ses psalmodies...

mercredi 15 février 2023

(3) Chroniques du règne de Recep Ier. "C'est le Jugement dernier pour ce pays-là. Il n'y a manqué que la trompette..."

Gravas, décombres, miettes, poussière, béton, immeubles défoncés, murs porteurs, matériaux, grues, pelleteuses, matériel, équipes, effondrement, amoncellement, déblaiement, acharnement, aboiement, caméra thermique, radars, appareils de découpe, lampes, chiens, espoir, survivants, obstination, voies entendues, "Au secours !", "Vous m'entendez ?", sauveteurs, recherches, corps, "possibilité de vie", "présence humaine", défaillance, incurie, angoisse, larmes, chaos, colère, silence, froid glacial, miracles, vie, mort.

Chaque mot du champ lexical de l'apocalypse résonna lugubrement durant des jours et des jours. Un séisme titanesque, des scènes dantesques et une confusion ubuesque s'étaient produits dans le pays du Grand Turc. En l'an 2023, il n'était toujours pas possible de prévoir la date et la magnitude des phénomènes sismiques. Le 6 février, on eut donc droit à une vue anticipée de la fin du monde. Une image compendieuse, parmi tant d'autres, hanta les esprits, celle où un père, Mesut Hançer, tenait fermement la main de sa fille Irmak, morte sous les décombres...

Enterrés vivants...

Dieu savait éprouver, une expérience insondable et immémoriale. Et la plupart de Ses créatures réussirent à endurer, une expérience ineffable et mémorable. Qui en donnant des leçons de résilience aux experts de l'âme comme cet homme qui empoigna un cadavre comme un croque-mort endurci et alla se plaindre sans geindre; qui en se préparant dignement à la mort comme cette femme qui égrenait les sommes qu'elle avait empruntées, à destination de ceux qui, par hasard, trouveraient son téléphone...


L'émotion fut planétaire. Amis et ennemis se pressèrent au chevet du pays. Même les Hellènes accoururent. Récemment, le Sultan les avait menacés, pourtant. "Nous pouvons intervenir subitement une nuit", avait-il lancé. Au temps pour lui, les sauveteurs grecs étaient en Turquie dès l'aube. Leur chaîne publique émut jusqu'au plus nationaliste, en ouvrant son journal par une déclaration d'amour...


 

 


 

Le grand mufti fit retentir des "salâ" dans tout le pays; une démarche qualifiée de maladroite par les derniers païens du royaume. Ils ne comprenaient pas pourquoi on lança cet appel, habituellement vocalisé pour annoncer les décès, en pleines opérations de sauvetage. On brisait ainsi le moral des personnes sous les décombres. On leur rappela tout simplement qu'on était musulman et qu'il s'agissait là d'une forme de catharsis. Les fatalistes s'en tenaient aux 3 P, prier, psalmodier, pleurer...

Les "potes" au taquet..

Fort heureusement, des héros remuaient ciel et terre. Les plus hardis organisaient, récoltaient, distribuaient. Le troubadour Haluk Levent mit son association Ahbap ("pote" en turc) en ordre de marche. Il réunit tous les artistes et tous les donateurs dans son expédition. Son dévouement fut tel qu'il accumula plus d'argent que l'agence officielle chargée de gérer les catastrophes, la mal nommée AFAD...

Les vautours s'amassèrent rapidement autour du pactole. Sa Majesté Impériale, très troublée de voir des billets lui passer sous le nez, trancha dans le vif. Toutes les pépètes de l'empire devaient revenir à l'AFAD. Les partisans de Sa Grandeur en furent tellement requinqués qu'ils commencèrent à harceler les âmes bien nées. L'économiste Özgür Demirtaş, qui se gavait de potions pour rester éveillé et retweeter le maximum d'appels à l'aide à ses millions de followers, en prit pour son grade par l'une des prêtresses du régime. À la fin, il fulmina contre cette tigresse acariâtre...

C'est que dans les nations mal faites, les conflits bloc contre bloc finissent toujours pas gâcher la concorde nationale. Le contexte turc, éristique, se prêta prestement à l'exercice de démonisation de l'Empereur. À peine la terre trembla que les dames et sieurs de l'Académie Twitter décochèrent les piques contre l'Ombre de Dieu sur ladite terre. Or, le Roi des rois était un véritable "hallâl-ı müşkilât", un homme capable de résoudre le moindre problème. Et voilà qu'on ne le respectait plus !

Le Sultan se renfrogne...

Chacun, esclave de son mode de vie amniotique, prit part au pugilat numérique. Les caïds critiquaient, les idémistes répétaient, les diseurs de rien approuvaient. L'atmosphère, déjà poussiéreuse, s'infesta à tel point que Son Immensité siffla la fin de la récréation. À peine avait-il fait déclencher l'état d'urgence de niveau 4 qui permettait de solliciter l'aide internationale, qu'il se retourna contre les ennemis de l'intérieur, incapable qu'il était de rester une minute sans détracteur. 


Il rugit contre les "haysiyetsiz", "şerefsiz" et "namussuz". Les vendus, les salauds, les ordures, en somme. Quoi, alors ? Osait-on parler d'incurie, d'impréparation, de négligence alors que la catastrophe avait défié tous les pronostics ? Le visage fermé, il abreuva de fiel, comme à sa noble habitude, tous les rouspéteurs. "Le jour venu, on ouvrira le livre des comptes". Que voulait-on franchement ? C'est Allah en personne qui avait planifié le drame. C'était le "kader", "le destin"...




"Pas vraiment", avait osé répondre le théologien en vue, Nihat Hatipoğlu, qui, pour une fois de sa vie, avait élaboré une phrase sensée. En réalité, le Padischah, qui était versé dans les choses religieuses, savait qu'il forçait le trait. Car lui-même avait révélé le fond de sa pensée en 2003, deux mois après son accession au poste de Premier des ministres. Un séisme avait frappé Bingöl. Comme il était encore tout frais et qu'il avait des prédécesseurs à blâmer, il s'en donna à coeur joie...

Le pouvoir se raidit...

Depuis, l'Etat, c'était lui. Tout ce qu'il faisait était donc bien. Dieu soit loué, le directeur en charge des télécommunications, Ömer Abdullah Bey, dit le fils de Karagöz, se précipita pour ralentir Twitter. Le vice-ministre des transports et de la communication, Ömer Fatih Sayan Bey, convoqua les dirigeants de cette décharge publique et leur intima de bannir certains comptes. Officieusement, évidemment. Officiellement, il s'agissait de leur "rappeler leur responsabilité envers notre pays à la suite de ce désastre"...



Car les opposants se plaignaient. On critiquait l'Empereur à tout-va. Le crime de lèse-majesté se généralisa. On diffusa en masse ses propos ainsi que des vidéos officielles qui faisaient la promotion des "imar affı", ces amnisties pour la régularisation des habitats. Lesdits habitats qui s'effondrèrent conformément à la volonté divine. La désinformation devait donc cesser. Certains zozos évoquaient l'impact sur les opérations de sauvetage car Twitter permettait de relayer les besoins des victimes. Tout le monde, les proches, les sauveteurs, les journalistes, les citoyens, se ruèrent sur les VPN. Le temps avait beau être compté pour les victimes coincées sous les décombres, la réputation du Sultan en valait la peine...
 
Ses vassaux copièrent son style et commencèrent à parler tel des imams. "Dieu", "le destin", "l'endurance" revinrent souvent. Jadis, adversaires du régime, les gazetiers et les responsables pro-Recep Ier avaient des accès de lucidité. Ömer Çelik, son porte-parole actuel, avait tenu des propos très durs contre l'État lors du séisme de 1999. C'est connu, dans l'opposition, on peut tout dire; dans la majorité, on ferme sa gueule. Les journaux n'allaient pas de main morte non plus. "L'État sous les décombres", "Les criminels", "Le peuple délaissé". Autant de manchettes qui, aujourd'hui, auraient provoqué liquidation...



C'est que la peur était partout. Le rescapé, qui venait de sortir de l'enfer, était presque penaud, de peur de froisser l'Empereur. Les proches trop irrévérencieux étaient superbement ignorés. La reporter Tuğba Södekoğlu de la chaîne Show TV, le présentateur Fuat Kozluklu de la chaîne publique TRT, le journaliste Sertaç Murat Koç de la chaîne TV100 continuèrent à trémoler tandis qu'un citoyen tentait de leur expliquer son drame...


24 années après le séisme d'Izmit, on se rendit compte que personne n'avait prévu la gestion de crise pour les premières 24 heures. Les interventions furent tardives, les évacuations aléatoires. Chacun récupéra sa dépouille comme il put, sur sa mobylette, dans sa voiture... 



Le bal des faux-culs...

L'ancien président de l'AFAD fut rappelé d'urgence de l'ambassade où il avait été muté. L'actuel directeur des opérations, Ismail Palakoğlu, un théologien, disparut de la circulation. Sa Magnanimité l'avait nommé le mois dernier; sans jeter un oeil sur son CV...

Tandis qu'un ballet macabre s'exécutait sur les amas de béton et de ferraille, les politicards de tous bord s'écharpèrent. Les opposants atterrirent rapidement sur les lieux pour tirer à boulets rouges sur les majoritaires. Les chefs de ligue Kılıçdaroğlu, Akşener, Babacan, Davutoğlu, İnce, Özdağ surfèrent sur la colère des petites gens. Haptophobiques pour certains, ils restaient de marbre, sans aucune parole de réconfort, sans aucune étreinte. L'épouse de l'ancien Premier des ministres, Madame Sare Davutoğlu, médecin de profession, s'affaira à soigner les survivants. Elle était la seule "femme de" à servir à quelque chose... 

Le coalisé Devlet Bahçeli, originaire d'Osmaniye pourtant, l'une des villes frappées, resta chez lui. Mieux, une semaine après, il réapparut avec une morgue à couper au couteau. Il insulta le maximum de personnes que son souffle vacillant lui permit de faire avant de proclamer que "partout où vous regardez, partout où vous marchez, l'État est présent, domine et sert dans toute sa majesté, toute sa dignité, toute sa souveraineté"...  

Pied de paysan et chaussure de seigneur ne vont de compagnie...

Du côté des dominants, les déclarations à l'emporte-pièce, visqueuses et poisseuses, se multiplièrent.  

Le vice-Empereur, Fuat Oktay, s'en prit aux édiles d'Istanbul et d'Ankara qui avaient mobilisé leurs engins. "Vous croyez quoi ? Que c'est une mairie qui va faire ce que l'Etat ne peut pas faire ? Pour qui vous prenez-vous !", pesta-t-il. Un homme nommé, sans aucune légitimité populaire, sermonna des élus dont la seule faute était de vouloir venir en aide...

La fameuse Leyla Şahin, députée dont le voile fit l'objet d'une jurisprudence à la Cour européenne des droits de l'Homme, qualifia le chef de l'opposition de "véritable catastrophe"... 

Une ancienne députée du parti au pouvoir, Nursel Kocabaş Reyhanoğlu, s'en prit elle au maire d'Istanbul, qu'elle traita de "laquais anglais". Elle faisait partie d'une famille de constructeurs immobiliers, on comprit vite sa panique...

Le vice-président de l'AKP, Nurettin Canikli, préféra triturer son portable alors qu'un rescapé le réprimandait...

 

Le bouffon du roi en titre, Mehmet Metiner, devint tout bonnement schizo. Il écrivit une première missive où il rassura sa ville de naissance Adiyaman, ravagée. "Nous avons notre Reis", clama-t-il avant de supprimer son tweet et d'en partager un autre, implorant de l'aide, lui aussi prestement caviardé...



Le sinistre de l'intérieur, Süleyman dit le Noble, s'en prit à la mairie de Hatay, aux mains de l'opposition : "ils ne nous ont même pas aidés pour enterrer les morts, ils veulent sans doute nous mettre dans l'embarras", éructa-t-il. On apprit dans la foulée que le maire Lütfü Savaş avait alerté les autorités deux semaines auparavant... 

Le comble fut l'attitude du gouverneur d'Adiyaman, Mahmut Çuhadar. Acculé dans sa préfecture par une foule en colère, il s'entoura de ses cerbères et décocha l'un de ses sourires de hyène qui d'ores et déjà s'inscrivit dans les annales des rires méphistophéliques. Le jour d'après, à bout, il dut fuir la ville...

                
Quelque temps plus tard, c'est le bras droit de Sa Grandeur, Numan Kurtulmuş, qui fut pris en flagrant délit de gaieté avec d'autres valets. "Pillage politique", "instrumentalisation d'une image instantanée dans laquelle je participais à la douleur et aux sourires des victimes du tremblement de terre", tenta-t-il d'esquiver, offrant à la postérité le concept de "sourires des victimes"... 



On appelle miracle quand Dieu bat ses records...

Dieu soit loué, les survivants sortis des décombres calmèrent quelque peu les ardeurs. Des miracles s'opérèrent.

On tabassa aussi des voleurs, des rescapés qu'on prit pour des pilleurs ou des Syriens, c'était tout comme. Les flics de Turquie bastonnaient à qui mieux mieux. Les gens bien éduqués, comme le père du code pénal turc, osèrent rappeler qu'on était toujours dans un État de droit, personne n'avait envie de les écouter. On réussit aussi à coffrer certains des constructeurs qui vendaient jadis des "bouts de paradis" et qui s'apprêtaient à fuir l'enfer qu'ils avaient eux-mêmes provoqué... 

C'est la faute à Voltaire...

Le désastre fit des dizaines de milliers de morts. Les propos du sieur Voltaire, dans le royaume de France, après le séisme de Lisbonne en 1755 tombaient bien à propos : "Quel triste jeu de hasard que le jeu de la vie humaine ! Que diront les prédicateurs, surtout si le palais de l'Inquisition est resté debout ?". Ils ne dirent rien. Ils prièrent pour l'âme du Sultan. Son palais aux 1000 pièces ne pouvait être ouvert aux survivants, question de sécurité. On fit main basse sur les dortoirs des étudiants qu'on renvoyait chez eux jusqu'à la fin de l'année... 

Le géologue Celal Şengör dit tout haut ce que tout le monde pensait tout bas : "Recep Ier a totalement échoué !". Mais il le dit en allemand, dans un journal allemand, de peur d'être inquiété. Le fin mot de toute cette tragédie revint au plus grand comique du pays, Cem Yilmaz : un homme bien, c'est vraiment autre chose...



Le leader de l'opposition de Sa Majesté, Kemal Kiliçdaroglu, lança un "oust !" phénoménal lors d'un point presse. S'en prenant au Souverain d'une manière peu amène, il qualifia son propagandiste en chef, le sieur Fahrettin Altun, de "Goebbels dévitaminé". Ce dernier, d'une rare servilité, avait en effet mis en branle toute une machinerie à faire pâlir le diable; alors que des survivants tentaient encore d'émerger des décombres, un documentaire fut mis en circulation : il amortissait les critiques futures en jouant sur la thématique bien commode de la "catastrophe du siècle" inéluctable... 

La révérence...

"Il est vrai que nous n'avons pas été en mesure de conduire nos interventions aussi vite qu’espéré", finit par reconnaître l'Immaculé national quatre jours plus tard. Si le Grand Bâtisseur avait 10 raisons de se vanter, les 9 concernaient les routes, les immeubles, les hôpitaux. La pierre. Soufflée par un séisme. En 2021, l'Éminentissime avait promis : "Nous irons sur la Lune en 2023 !". La terre en personne tira le tapis sous ses pieds...


Dans ce brouhaha général, on apprit que son ancien rival et néanmoins bienfaiteur, le kémaliste Deniz Baykal, rendit l'âme paisiblement pendant son sommeil. C'est lui qui avait ouvert les portes du pouvoir au Sultan. Et un jour de drame, il s'éclipsa le premier. On avait cette drôle d'impression d'assister à la fin d'une époque...

dimanche 12 avril 2020

(2) Chroniques du règne de Recep Ier. Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens !

Depuis que Sa Majesté l'Empereur Recep Ier avait expédié des masques et des flacons d'eau de Cologne à chacun de Ses sujets, le virus en prit pour son grade sur les terres du Grand Turc. Tout le monde se mit à prier pour l'âme du Sultan; sans aller à la mosquée, naturellement, tous les temples du royaume étant cadenassés. Les mécréants, eux, se débattaient comme ils pouvaient. Dieu leur avait infligé l'une de ces calamités qu'ils connaissaient si bien de leur livre à demi sacré. Pour une fois que l'occasion s'y prêta, on ne bouda pas son plaisir et on railla à satiété les nations européennes, d'ordinaire si policées, qui en étaient à quémander des bouts de tissu, à chiper les pièces d'étoffe du voisin et à fricasser les économies qu'elles n'avaient même pas.


Chaque jour, le ministre de la santé, Koca Fahrettin pacha, égrenait le nombre de morts, de malades et de guéris. Les yeux bouffis et rougis d'extrême fatigue, il restait fidèle au poste. Il commençait même à devenir un véritable phénomène; tel un authentique homme d'État, il parlait chiffres à l'appui. Toute idée de polémique lui était indifférente. Médecin de formation, il exhortait la populace à respecter ces fameux gestes barrières. Le gouvernement de Sa Majesté n'avait certes pas encore imposé un confinement général mais il restreignit la liberté de circulation des enfants et des vieux. Cette stratégie des "deux bouts" visait à tarir la propagation de la bête invisible.


Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il apprit que le sinistre de l'intérieur, Süleyman pacha dit le Noble, décréta un couvre-feu de deux jours dans la grande majorité du pays à minuit pétant. L'arrêté fut publié à 21h. Paniquées, les masses se ruèrent dans les échoppes. La nation assista, médusée, à des scènes de furie, d'indiscipline et de pugilat. Les efforts de "distanciation sociale" furent ruinés en moins de deux heures. Chose inédite, les populistes de droite se mirent à insulter le peuple avec le même entrain que le firent jadis les populistes de gauche. La patrie rendit un hommage unanime à feu Aziz Nesin, écrivain qui, le premier, avait proclamé que 60% des Turcs étaient stupides. Acculé, le premier flic de l'Empire fit son mea culpa et démissionna dans la foulée. Mais Sa Magnanimité refusa son retrait et le confirma dans ses fonctions.


De leurs côtés, les parlementaires les plus vaillants continuèrent à siéger. Ils n'avaient qu'un seul ordre du jour : vider les geôles du royaume. Car les taulards avaient beau être des scélérats, ils n'en restaient pas moins des êtres humains. Et, comme tout homme, leur dignité appelait un peu de miséricorde face à une épidémie qui fauchait tout sur son passage. Sa Grandeur avait néanmoins fixé des lignes rouges : les délinquants sexuels, les assassins et les terroristes furent écartés de l'amnistie. Dieu merci, on avait opportunément qualifié de terroristes, des dizaines de milliers d'opposants, d'universitaires, de professeurs, de femmes au foyer, de journalistes et de bienfaiteurs. Fort ironiquement, on apprit au même moment qu'un gueux dénommé Emre Günsal fut envoyé en détention pour avoir cru faire de l'humour en dépeignant le Sultan des Sultans Kemal Ier comme un alcoolique.


L'un des plus féroces détracteurs de Son Immensité, le député Gergerlioglu Bey, remua l'assemblée comme il put. À chaque séance, il brandit des photos de détenus à la tribune; il mobilisa l'académie Twitter; il supplia ses collègues mais en vain. Une élue du clan au pouvoir, Zengin Khanum, s'indigna de tant de commisération et ne put retenir sa colère : "Que voulez-vous ? Qu'on libère les putschistes et les terroristes du PKK ?". Elle fut rapidement rencognée dans son extravagance. Une parlementaire de la ligue kurde se demanda si on voulait que le député captif Baluken Bey mourût dans les fers, on entendit des rangs de la majorité, "qu'il meure !". Comme un écho à la réponse du directeur-adjoint chargé des affaires sociales de Constantinople qui avait lancé un "Crève !" effroyable à une gitane qui se plaignait de ne pas pouvoir mendier pour nourrir sa marmaille. Il fut démis. 

Ce fut sans doute là l'extériorisation d'un sentiment de démonisation, cher à cette géographie du monde. Celui d'anéantir physiquement l'opposant. Opposant qui ne fait que geindre alors que la Providence lui a offert le Roi des Rois. Ce genre de dialectique avait, depuis fort longtemps, infesté tout l'Orient au point qu'un adversaire se transformait rapidement en traître, en sous-homme et, finalement, en virus, perdant ainsi toute dignité. On en fut l'amer témoin dans le sandjak de Diyarbekir, lorsqu'une mère reçut les ossements de son fils dans un colis. L'expéditeur en était le gouverneur de Tunceli, où ce coupeur de route, membre du PKK, avait été abattu. Face au tollé, il assura que la réglementation avait été respectée...