mercredi 23 octobre 2024

(5) Chroniques du règne de Recep Ier. Le diable est mort, vive le diable !

Selon une prophétie, Fethullah Gülen allait faire de vieux os et durer 99 ans; histoire de survivre à ses ennemis et leur faire un pied de nez. Il trépassa en vieillard, comme un vulgum pecus. À 83 ans, officiellement ; à 86 ans, officieusement. C'est que le personnage méritait une symbolique : en 1938, Atatürk mourut, son antithèse naquit. Ça faisait chic. 

De son vivant, on l'enterra à maintes reprises. Un théologien devenu visiblement gâteux alla jusqu'à affirmer qu'il reposait déjà dans un cimetière juif. Un autre prétendit qu'il avait rendu l'âme cinq mois auparavant. Quoi qu'il en fût, le "Hocaefendi", comme l'appelaient ses sectateurs, alla ad patres dans le giron américain. Celui à qui on donnait jadis le bon Dieu sans confession rejoignit le royaume des morts en maudit...


Ce fut la joie dans l'empire du Grand Turc. Les masses se ruèrent sur leurs tablettes pour l'insulter à qui mieux mieux. Le nouveau motto fut : "Qu'il gémisse en enfer !". L'islam interdisait-il de médire des morts ? Eh ben, il fallait bien pécher de temps en temps, alors on préféra transgresser la religion pour le seul plaisir de l'agonir. Le pontife semi-officiel du régime, Ahmet le Soutanier, ne retint pas son exaltation. Les gazettes, elles-mêmes, envoyèrent balader la déontologie et lancèrent en manchette, "Le diable/traître est mort ". La catharsis alla turca...


Seul le rédacteur en chef d'un journal religieux, Kâzım Güleçyüz, osa invoquer la miséricorde de Dieu. Son tweet fut illico supprimé par les fonctionnaires de Sa Grandeur. Le chef de la police annonça fièrement des poursuites contre 177 comptes pour apologie de terrorisme. Une présentatrice fut même placée en garde à vue pour lui avoir souhaité le paradis, par simple tic de langage. C'est que le défunt sentait le soufre, aucune espèce de compassion ne fut tolérée. 

Par le passé, il avait été en odeur de sainteté, pourtant. Dès qu'il toussait, les seigneurs, les commerçants, les paysans lui souhaitaient longue vie. C'est qu'il fut un peu le lobbyiste officieux de l'Empire dans le monde entier. De simple imam de village, il devint grand ponte d'une structure disciplinée. Un peu comme le Supérieur général des Jésuites.

Un précoce, il était. Mémorisateur du Coran à 13 ans, imam à 14. Il se fit le chantre des enseignements de Said-i Nursi, un théologien persécuté dans l'ancienne Turquie, celle des infidèles. Il réussit malgré tout à percer le plafond de verre en lançant une association de lutte contre le communisme dans sa ville de naissance, Erzurum. Et ancra son mouvement à Izmir, ville la plus séculière du pays.

Maintes fois pourchassé pour "tentative de putsch" (en 1961), "activités religieuses anti-laïques" (en 1971 et 1981) et "tentative de renversement de l'ordre constitutionnel" (en 1997), il s'exila en 1999 à l'insu de son plein gré. Laissant derrière lui des gentilshommes et des affidés en pleurs, il s'envola en Amérique pour diriger son mastodonte. Des collèges, des lycées, des universités, des dortoirs, des écoles de soutien scolaire (les fameuses "dershane"), des journaux, des chaînes de télévision, des stations de radio, une banque.

Unique diplôme en poche, le certificat d'études primaires, il devint un penseur, un lettré et un orateur. Le style était littéraire, l'écriture était ottomane (son secrétaire se chargeait de la transcription), la parole était mielleuse pour certains, amphigourique pour d'autres, il fallait s'accrocher pour comprendre. Ses détracteurs les plus vifs lui reconnurent une intelligence et une mémoire hors norme. 

Oh, il était aussi rusé. Et c'était bien là le drame. Il avait des prétentions universelles. Il créa de toutes pièces une redoutable machine, forgée autant pour promouvoir la tolérance et le dialogue que s'infiltrer dans les rouages de l'État. Personne ne voulut croire les Cassandre. Au contraire, les Premiers ministres successifs affichèrent un soutien sans faille, de la Dame Çiller au Sieur Ecevit en passant par Son Éminentissime. 


Seuls quelques-uns avaient su flairer anguille sous roche. Comment se faisait-il que cet imam soutînt la stratocratie qui chassait les filles voilées des universités ? Comment se faisait-il que cet imam discréditât la flottille humanitaire pour Gaza "Mavi Marmara" ? Comment se faisait-il que cet imam appelât à la démission du gouvernement islamiste de Necmettin Erbakan ? Et d'ailleurs n'avait-il pas rencontré le pape Jean-Paul II ? Était-il alors un "cardinal in pectore" ? Habitués aux théories du complot et aux hommes médiocres, les Turcs ne virent ici que protection de la CIA, du Mossad et du Vatican...

En 2013, la "Conquête d'Allah", septuagénaire valétudinaire qu'il était, envisagea enfin de commencer une "carrière de dictateur". Les poches gonflées de fatigue, le regard éreinté, l'allure fragile, il voulut revenir dans les "fourgons de l'étranger". Comme Khomeini. Il lança alors ses troupes aux trousses de Sa Majesté et de sa famille, l'accusant de corruption. Recep Ier découvrit alors qu'il le détestait. Et il fit en sorte que la nation entière le haït. Une effroyable guerre s'ensuivit. Jusqu'au jour funeste du 15 juillet 2016 où ses supposés sbires tentèrent de s'emparer du trône. L'hybris entraîna des millions de drames... 

Le mouvement Gülen fut la première et, à ce jour, la seule tentative des musulmans de former un lobby international. Comme tout lobby, il fauta. Comme tout musulman, il pécha. "La Turquie doit avoir des exilés partout dans le monde", avait-il déclaré jadis. Il finit lui-même son aventure terrestre en exil. Il emporta avec lui les secrets les plus boutonnés de l'Empire. 



Le Padişah triompha de nouveau. Il se réjouit de sa "mort sans honneur". Son allié chauvin, le Sieur Bahçeli, qui avait eu le mérite de détester cordialement l'imam depuis les origines, implora le Très-Haut de le brûler éternellement dans la géhenne. "Il n'y a, en Turquie, aucun bout de terre où ce terroriste puisse être enterré. Il devra pourrir là où il a mené son hostilité contre la Turquie". Ironie de l'histoire, ledit nationaliste proposa de réhabiliter Abdullah Öcalan, l'autre terroriste, invité à faire un discours au Parlement. Le leader du PKK, une organisation marxiste. Alias le "démon". Ainsi donc en l'an 2024, le destin inhuma un suppôt de Satan anti-communiste pour exhumer un suppôt de Satan communiste. Ça s'appelait avoir le génie de l'à-propos. Le lendemain, un attentat fit plusieurs morts...