"Pourquoi l'agent ne me regarde même pas quand je lui dis bonjour ?" me demanda un ami. Et je venais de lui faire une dissertation, dans l'avion, sur l'hospitalité des Turcs. "Non, c'est rien, il est sans doute fatigué !". "Pourquoi le type a l'air si détaché quand je lui demande une info ?", s'enquit un autre. Et je venais de lui faire un exposé sur la serviabilité des Turcs. "Il a perdu sa mère, peut-être, qui sait !". "Les caissières font un travail forcé dans ce pays ?" m'interrogea un troisième. "Mais non voyons, celle que tu as vu avait la grippe, c'est tout !"...
Une question traversa les esprits, tel un éclair : la convivialité des Turcs, un mythe ? Ni le policier de l'aéroport ni l'agent du musée ni même le réceptionniste de l'hôtel ne surent tout simplement pas "accueillir". Et quand une dame quelque peu moderne, à qui il fut demandé de dresser son siège, refusa de le faire "parce-qu'elle voulait dormir", bah ma foi, toutes nos dissertations, explications, argumentations se consumèrent rapidement, pesamment. "Ah ! Le légendaire accueil, c'est donc ça !". Jamais plus de gnomorrhagie...
Je profitai de l'occasion pour "anathématiser" la République turque. Cette jeune fille était encore trop gauche; elle n'avait produit aucune culture de "savoir-vivre". Il lui manquait la délicatesse, cette qualité que son devancier avait porté au plus haut point. Je n'inventais rien, la République avait farci les esprits, envasé les agents. On ne savait plus se tenir, on ne savait plus agréer. Cette inélégance avait rejailli sur le corps social.
Par exemple, le patriarche de Constantinople, le primus inter pares, le "leader" spirituel des orthodoxes, "faisait escale" pour la première fois de l'histoire de la République, à l'assemblée nationale du pays. De son pays. Officiellement pour exposer ses propositions sur la future Constitution, officieusement pour délivrer ses marques d'allégeance à la Turquie. Excusez du peu mais ce n'était pas le métropolite de Sivas qui se déplaçait, c'était le Patriarche, alias Sa Sainteté ! Et aucune réception digne de ce nom ! Imaginons le Pape venir "honorer" le Parlement italien. Le nôtre vint comme un haut fonctionnaire convoqué par la représentation nationale pour dire des choses sur un projet de loi. Car ce qui manque était flagrant : la délicatesse.
Lorsque le Pape avait visité la Turquie, son "homologue", le grand mufti de Turquie (= président du Diyanet en langage bureaucratique), l'avait accueilli dans un bureau de 15 m², dépouillé de toute référence majestueuse dans un bâtiment sans envergure de la capitale tout aussi laide. C'est que les palais se trouvent à Istanbul et il eût été inenvisageable pour les culs-serrés de la bureaucratie turque de violer, pour une fois, leur règle qui consiste à accueillir les officiels à Ankara. Et il suffit de jeter un regard sur le "palais" présidentiel; une maison de campagne de couleur rose qui n'est au milieu de nulle part et qui ne scintille nullement. Le jour où le président de la République avait visité le Royaume-Uni, les journalistes s'étaient concentrés sur la tenue de celui-ci, avec une mentalité qui faisait presque rougir les lecteurs; le dirigeant d'un pays sans racine, sans gloire, sans tradition face à la Reine. Le sujet de la visite : le Président sait-il porté une queue-de-pie...
"Tam bir Osmanli kadini" disent les Turcs pour présenter une dame très distinguée, "une femme de culture ottomane". Et quand on entend, "Cumhuriyet kadini", "une fille de la République", on a presque pitié pour celle qui en est affublée. Car c'est une femme complexée, figée, aheurtée, imbue d'elle-même, pétrie d'idéologie suprémaciste. Cette gent vit essentiellement dans sa citadelle, la ville d'Izmir. Le bastion du CHP, évidemment. Comme le dit la blague, le jour où un vendeur à la criée pourra vendre une traduction kurde du Coran dans les rues d'Izmir, la Turquie sera un pays normalisé...
Et le comble fut vite venu; lorsqu'une "gitane" OFFRIT une rose à l'un d'entre nous avant d'en demander le prix, les bras nous en tombèrent... Un fiasco ? Non, assurément. Une découverte. Heureusement que la famille qui nous accueillit l'espace d'une soirée fut typiquement turque; les plats se suivirent, les sourires se multiplièrent, les marques de respect émurent. Et les "Français" oublièrent vite les déconvenues; mais la conclusion ne changea pas : la vie sociale turque est une chose, la vie personnelle des Turcs en est une autre. La prochaine fois, il faudra bien faire ce distinguo. Et lire des livres de sociologie (et de sexologie ?) car la question demeure : "Pourquoi l'agent ne me regarde même pas quand je lui dis bonjour" ?