dimanche 24 juillet 2011

"Turquie profonde"

Les Turcs sont connus pour leur hospitalité, comme on le sait. C'est bien vrai. Allez au fin fond de l'Anatolie, amusez-vous à vous y perdre et vous verrez qu'une main bienveillante sera toujours là pour vous secourir, vous héberger et vous nourrir. Vous gorger même, car la maisonnée n'hésitera pas un instant à sacrifier une volaille en votre honneur. Et si vos hôtes sont trop pauvres pour vous dérouler un festin, vous aurez droit au plus gros morceau du pain, quitte aux autres à dîner par coeur. "On vient tout juste de manger nous, allez-y vous, je vous en prie. Afiyet olsun". Et cinq minutes plus tard, out le "vousailles". On se tutoiera si possible. Sans vous commander, évidemment; ça vient naturellement. Et la maîtresse de maison, yeux charbonneux, teint exsangue, éreintée par le labour, se démènera pour vous faire sentir comme chez vous. Mais. Ce soin n'est pas, loin de là, une invite au batifolage. Du genre, plaisanteries crues, privautés de langage et de mains.


La société turque est profondément quadrillée par un ensemble de commandements. Ainsi, on ne discutera pas plus avant avec une dame mariée, on ne la touchera évidemment pas, on ne s'assiéra pas à côté d'elle notamment dans un bus (dans le métro, on ne s'y collera pas). Du coup, "la place reste vide et le voyageur debout, plutôt que de s'asseoir à côté d'une femme" (Necla Kelek, Plaidoyer pour la libération de l'homme musulman, p. 19; un livre très contestable sur certains points, cela dit). Enfin, on ne rira pas à gorge déployée en public et on devra effacer, pour les plus enjoués, le sourire automatique qui se déclenche à la place d'un bonjour ou d'un merci. Comme le notait Marie Jégo à propos de la Russie, "sourire, en Russie, est souvent interprété comme un aveu de faiblesse de la part de celui qui l'esquisse, ou, pire encore, comme le signe de quelque requête à venir. Il faut le savoir : la méfiance du Moscovite de base est d'autant plus en éveil que vous vous évertuez à faire apparaître vos dents. (...) Pour un Occidental, sourire ou dire bonjour est une façon de manifester ses bonnes intentions. En Russie, une telle attitude est suspecte. La règle, ici, c'est l'indifférence." (Le Monde, 20 juillet 2011).


C'est pareil, en Turquie. Le principe de Pollyanna, on n'y croit pas. On guette le moindre "dérapage". Le mari croit que tout le monde zieute sa femme, la femme croit que tous les hommes sont des brutes qui rêvent d'elle, la mère croit qu'on va kidnapper son gosse, etc. etc. Une tension qui vient de la frustration sexuelle généralisée, allais-je dire en bon freudien mais j'ai changé d'avis. Oublions ou plutôt lisons Madame Kelek, sociologue allemande d'origine turque, qui croit avoir tout compris et qui s'est naturellement convertie au christianisme, religion de l'Amour, n'est-ce pas : "les garçons musulmans (sic !) grandissent sans amour. Dans leur socialisation, ce qui compte avant tout, c'est d'affronter avec succès l'épreuve de la vie, d'obéir à Dieu et de faire en sorte qu'on leur obéisse à eux" (p. 150)...


Il n'en reste pas moins que le sourire esquissé vous fait passer pour un bouffon et le sourire appuyé pour un pervers (sapık). Et si c'est un homme ignare de tout cela qui s'aventure à faire risette à un autre homme (par exemple, le chauffeur de bus ou le fonctionnaire), le voilà classé dans la catégorie "yumuşak", autrement dit dragueur gay. Donc pervers derechef... Gare aux conséquences... Assez paradoxalement pour une société qui a horreur des insinuations, ce sont les hommes qui s'enlacent, marchent bras dessus bras dessous et qui se font la bise. Il sera donc capital de veiller à s'étreindre avec l'homme et à saluer de loin la femme. De loin oui, sauf si celle-ci tend la main. Car il est rare qu'un homme et une femme, même voisins de palier, même âgés, même laids, même tout ce qu'on veut, s'effleurent. "Oust ! Je ne suis ni maquignonne ni entremetteuse" avait lâché ma mère conservatrice. "Bon ok, calme calme"...


Donc bonté turque, oui, cela existe. Avec les quelques réserves énoncées ci-dessus. Cependant il faut introduire ici, le hic. Celui que toutes les enquêtes d'opinions sur le voisinage s'entêtent à mettre en vedette. Les Turcs sont certes accueillants, mais ils ne sont pas là pour sympathiser ad vitam aeternam. Selon les résultats d'une recherche menée par l'université Bahçeşehir sur les "valeurs en Turquie en 2011", 62 % des interrogés disent ne pas faire confiance aux non-musulmans, 55 % estiment qu'un athée ne doit pas gouverner le pays, 84 % déclarent ne pas vouloir un voisin homosexuel, 74 % un voisin sidatique, 68 % un couple non marié, 64 % un voisin athée, 48 % un voisin chrétien, 39 % un voisin d'une autre religion, 39 % un voisin immigré, 26 % un voisin dont la fille se promène en short (je n'invente rien !) et 20 % un voisin qui ne jeûne pas au mois de Ramadan.


C'est intéressant de constater que les Turcs ne veulent pas, au premier chef, de voisins gays. Bizarre pour une société qui a porté au pinacle, des homosexuels déclarés ou supposés comme Zeki Müren, Bülent Ersoy, Huysuz Virjin, Cemil Ipelçi, Aydin ou Fatih Ürek. Avec en même temps, la ministre de la famille AKP, Selma Aliye Kavaf, blonde et yeux verts de son état, qui déclarait : "l'homosexualité est une maladie ! Il faut la traiter". Venant de la Turque au profil le plus nordique du pays, on s'en étonna...



Une organisation de défense des "persécutés" (Mazlum-der) préféra publier une déclaration de soutien à Madame le Ministre... Et seulement deux ou trois ostrogots avaient protesté, le reste de la population (dont ces fameux 84 %) se scandalisant d'une telle prime à la "perversion": "t'as entendu ce qu'elle a dit cette dame !", "quoi ? Raconte doucement !", "elle a dit que les homo sont des malades mentaux !", "eh ben ?", "bah, c'est ignoble !!!", "non !!! Toi aussi, t'es...". Ah oui, rappelons aussi que l'homosexualité permet d'échapper au service militaire. Il suffit "seulement" d'apporter quelques photographies où votre compagnon vous biiip... Et tant pis pour les gays sans mec(s)... Si bien que l'état-major a la plus grande collection de porno gay en Turquie, disent les mauvaises langues...


La méfiance contre les sidéens, pour ma part, je n'ai pas compris. Soit on a peur de recevoir un postillon et de se retrouver gay, euh pardon, atteint du Sida, soit on a peur de succomber à ce joli garçon et de devenir gay, pour de bon cette fois-ci. Bref, c'est la peur de découvrir sa véritable identité sexuelle qui pousse, sans doute, les Turcs à placer l'homosexualité en tête de leur mésestime...


A vrai dire, la peur de se retrouver à papoter avec un voisin en concubinage est un sentiment incompréhensible, vu de France; vu d'Europe, disons plutôt. Puisque plus de la moitié des bébés sont nés, ici, dans une famille de concubins. Des fornicateurs, pour un bon Turc de base. Bouhhh. Il faut dire que les trois premiers mots que votre copine turque vous sort lorsque vous commencez à lui toucher, on va dire, les cheveux, ce sont : "après le mariage !". Destuuur... C'est un "trip" des méditerranéennes, elles croient encager leur homme par les liens du mariage. Véridique, la passion du mariage. Et Jules dit rapidement oui, la passion de la femme et celle de l'épouse étant confondue chez un homme normalement constitué... Et la matriarche turque ne veut absolument pas passer pour la mère de la "pétasse" du quartier; les "daronnes" méditerranéennes, des imprésarios hors pair...


Pour les voisins athées, chrétiens, juifs, bouddhistes, que sais-je encore, protestants, voire alévis, c'est déjà connu et mille fois analysé. L'histoire turque (du moins jusqu'au siècle des nationalismes) suffit à montrer que l'Autre a toujours eu le droit à la vie. Mais c'est bien tout. On existait chacun dans son coin. Sans mariage, sans fête, sans baptême, sans jeûne communs. Au XXè siècle, on est passés aux persécutions physiques. Malheureusement. Le siècle des "guerres civiles turques". Les Arméniens ont été déportés et aujourd'hui, dire "Arménien" à quelqu'un est devenu une insulte. On s'en souvient : quand Canan Aritman, une député fasciste du CHP, avait "révélé" que le Président Gül avait des origines arméniennes, celui-ci publia une déclaration en catastrophe pour déclarer qu'il allait porter plainte pour... insulte ! Le chef de l'Etat, s'il-vous-plaît...


Istanbul, Izmir et l'Anatolie main dans la main, pour une fois. Dans les grandes villes occidentalisées, on est donc réservés à l'idée d'avoir un voisin ethniquement et confessionnellement différent; en Anatolie, les "ploucs" suivent leurs grands frères kémalistes, (théoriquement chics, modernes et humanistes) en séparant, eux, carrément les villages : un village caucasien ou kurde ne contient pas de Turcs, un village alévi n'abrite aucune famille sunnite (si, celle de l'imam envoyé par l'Etat !) et un quartier orthodoxe ou juif est déjà un monde à part. Les fameux "sabataist" (sabbatéens) font encore et toujours, jaser dru. Et il arrive de temps en temps, de déplorer des assassinats (Hrant Dink), égorgements (les missionnaires à Malatya) et pogroms (les alévis brûlés vifs à Sivas). Mais ça va passer; évidemment. Regarde, le grand mufti de Turquie vient de déclarer que les sunnites pouvaient bien manger les repas préparés par leurs voisins alévis. Ceux-là même qui sont soupçonnés d'organiser des orgies et des partouzes en famille dans le cadre de leur rituel "mum söndü". Du genre, on éteint les bougies et chacun attrape la femelle qu'il peut; qui sa fille, qui sa mère...


Le récurage prendra du temps, certes. Pour ma part, ma prophylaxie est prête : élisons un Président d'origine arménienne, nommons un chef d'état-major grec orthodoxe, qui plus est, gay et des ministres alévis, forçons les responsables politiques turcs à inaugurer des églises et synagogues. Et quand les "sünnetsiz" (les non-circoncis) occuperont également la haute administration, on pourra liquider une fois pour toute ces considérations phallistiques. Pour le short de la gamine du voisin, il suffira sans doute ne pas tourner les yeux. Ou de consulter. Un "essai psychanalytique sur le fétichisme du short". Car même pour cela, Freud a une explication : "le fétichisme sexuel est lié au traumatisme durant l'enfance, symbolisé par l'angoisse de castration". Sic ! Valla...