Il a donc réussi à ne pas se "taper" Atatürk. Le Président Gül a été obligé de passer par Istanbul pour le saluer. Ahmadinejad, peigne en bouche, faisait sa traditionnelle levée de main droite, la "sainte". A la Dalaï-Lama. Dans une démocratie normalement constituée, personne n'aurait osé faire des rangées pour saluer cet Homme d'Etat; en Turquie, les foules étaient en liesse. C'est un musulman anti-américain.
Bien sûr, les journalistes n'en croient toujours pas leurs yeux. "Le paltoquet ! T'as vu ! Il nous a nargués ! Patate !". Le temple d'Atatürk, comme nous l'avions déjà dit, est un détour officiel. Les gens de la diplomatie ont toujours du mal à expliquer à leur Excellence l'importance du rite: "C'est quoi, ce truc ?", "Oh, Excellence, le Mausolée du Grand Atatürk", "Mais, je m'en fous, je ne suis pas idolâtre, enlève-moi ça du protocole !" "Mais tant mieux Sire, Ankara vaut bien une patenôtre". On apprenait, au même moment, que les autorités iraniennes avaient libéré trois étudiants accusés d'insulte aux valeurs sacrées et aux dirigeants... De la cohérence.
A une certaine époque, le président Demirel avait accueilli Rafsanjani à Cankaya (l'Elysée turc) avec sa femme voilée de la tête aux pieds et personne n'avait osé hausser le ton. Mustafa Kemal lui-même ne s'en formalisait pas : le jeune Prince saoudien Fayçal avait été reçu, en 1932, au niveau diplomatique le plus élevé; celui-là même qui s'était targué, devant la presse turque avant sa rencontre avec Atatürk, de présenter son Royaume comme un pays où l'on dépouille de leurs biens et expulse ceux qui boivent de l'alcool... Pas très fute-fute.
Quelques semaines auparavant, une jeune fille turque, voilée bien sûr, avait affirmé préférer Khomeiny à Atatürk. Personne n'avait alors déclamé du "respect pour autrui" et les intellectuels s'étaient bousculés sur les plateaux de télévision pour s'interroger sur la psychologie de cette jeune garce. "Tu vois, elle préfère le barbu, celui qui a enfermé les femmes, elle est bête, la gueuse! Oh, Mustafa Kemal, voilà ce qu'en font de ta sagesse, ces vendues !". Il est vrai que dans un Etat qui mène une "croisade" contre le voile au nom, précisément d'Atatürk, il eût été, pour le moins, indécent, que cette jeune fille se fît la personnification même de l'amour pour lui. Ils en ont l'apanage. C'est comme ça.
Pas de panique : les déçus se sont empressés de publier cette photo :
Et ils furent ravis. Il faut dire que le piège était facile; les photos de l'Eternel sont clouées partout. Khomeiny n'est pas en reste; il trône là-bas. Les Iraniens sont iconodoules. Mais pas idolâtres. Les diplomates turcs n'avaient même pas osé préciser cette "spécificité" aux autorités saoudiennes lorsque Abdallah devait séjourner en Turquie. "Hein ? Le Roi, mettre son fessier en l'air pour déposer des fleurs sur quoi ? Je ne saisis pas ! Il ne visite même pas la tombe de son Prophète qui est sous son nez ! Il a déjà du mal à laver la Kaaba, alors, hein, en plus, il est vieux, allez, allez". Et les Turcs l'avaient accueilli sans broncher. Là, ils piquent une colère. Respect pour Sa Majesté ! L'inconscient...
Les "controverses sous-intellectuelles" fleurissent souvent, ça n'échappe à personne. C'est la maladie du scrupule à l'envers. Une occasion de se taire. "Non, je braille, tiens, bien fait et je pleure. Atatürk, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font". Les Persans, nous dit Louis Massignon, voient dans les larmes, le sang de l'âme, sang qu'elle perd quand "elle sent que le divin visiteur l'abandonne". Sans autre commentaire.
Erdogan est un chariatiste, il n'a pas été foutu de jeter le Perse aux pieds de Mustafa Kemal. "Mais, i veut pas, i veut pas ! Lâchez-le et respectez ses convictions". "Cornichon, toi aussi, t'es son lieutenant, dis-le !". Un journaliste de renom avait supplié le Premier Ministre de bien vouloir tenir un verre de champagne à la main pour donner un message à la frange laïque de la population. Merci pour les "laïques" qui sont réduits à des consommateurs d'alccol. "Mais, putain, fais chier, à la fin, j'bois pas d'alcool" . "On s'en fout, tiens juste le verre, ça suffit".
Voilà donc où nous en sommes. Des susceptibilités qui ne font même pas cent balles; il faut dire que Erdogan et comparses "puent tout exprès" pour les laïcistes. Rien à espérer.