Payé à réfléchir sur le monde dans un amphi quand il était professeur de relations internationales, le ministre turc des affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, fit rager de jalousie ses collègues universitaires lorsqu'il fut nommé chef de la diplomatie. Trilingue, il incarnait à merveille cette fonction. Et gentillet, gracieux, cultivé, il était, par-dessus le marché. Et surtout théoricien; il avait écrit un livre sur le redéploiement turc sur la scène internationale. Il comptait fermement sur son idéal et ses deux principes cardinaux : le "zéro problème" avec les voisins et la "réaction proactive" dans les affaires extérieures [si bien que des rieurs n'avaient pas manqué le jeu de mots en turc, "dışişleri" (affaires étrangères) et "düşişleri" (affaires chimériques)]. Le Premier ministre Erdoğan, qui ne baragouinait même pas l'anglais, pouvait donc moelleusement se reposer sur lui. Pouvait...
C'est que le Premier ministre qui avait le tempérament carabiné d'un sentimental et la délicatesse éprouvée d'un éléphant n'entendait pas demeurer coi. Il avait des électeurs à galvaniser et surtout une conscience à apaiser. Comme tout homme ordinaire. Mais voilà : ses conseillers oublièrent de lui "révéler" qu'il n'était pas un plébéien encore moins un charretier. Il était chef du gouvernement d'un État qui avait nécessairement des intérêts à sauvegarder. Certes, on ne lui demandait pas de se transformer en Kissinger qui trouvait conforme à ces mêmes intérêts, de penser que "if they put Jews into gas chambers in the Soviet Union, it is not an American concern. Maybe a humanitarian concern". C'était dégueulasse, assurément, et abject venant d'un juif... Il suffisait de savoir ajuster le profil comme il l'avait déjà fait quand il accueillit Omar al Bachir, 200 000 morts sur le dos...
Alors tout le monde en prit pour son grade. Alliés ou pas, les taiseux subirent ses foudres. A commencer par le grand-frère Obama. Lui qui périphrasait pour éviter "coup d'Etat" et coupes financières qui en découlaient fut une "déception" pour Erdoğan. D'autant plus qu'il soutenait Israël alors que le Turc savait que ce pays était derrière le putsch égyptien. "Savait ?" Oui oui, il avait entendu parler Bernard Henri Lévy lors d'un colloque. "Et alors ?" Bah, c'est que le philosophe bénissait une intervention militaire face à l'emprise islamiste. "Et alors ?" Bah, le Turc en concluait que... voilà quoi. Une autre dégueulasserie, chercher le juif là où il doit nécessairement se trouver, dans le complot. Notre BHL fut vif dans la réponse comme l'a été le porte-parole états-unien. Erdoğan ne manqua pas de taquiner son allié : "J'accuse Israël, c'est les États-Unis qui me répondent !". Bah bonjour...
Au suivant, donc. Ce fut le tour du secrétaire général de l'OCI (Organisation de la coopération islamique) d'être torturé. Ce Sieur, un Turc natif du Caire, le professeur Ekmeleddin Ihsanoğlu, un historien des sciences qui devait son siège précisément à l'activisme du gouvernement turc, avait dû avouer son incapacité à trouver un article idoine des statuts pour ouvrir la bouche. "Alors toi, là-bas, cornichon ! A quoi tu sers ?", avait à peu près lancé le bras droit du Premier ministre. "C'est qu' les statuts m'interdisent de parler !", "pouah ! en voilà un rigolo !", "bah, vous êtes membre de l'OCI, vous pouvez appeler à une réunion urgente", "laisse tomber, il n'y a que des corrompus !"... Le pauvre Turc, mis au pilori et appelé à la démission par les autorités turques. Ou comment montrer à la face du monde entier qu'un État qui prétend être une puissance régionale n'est même pas capable d'être, avant tout, futée...
Qui disait OCI, disait "oumma". Ou "le monde musulman". L'UE, on passait, le Turc avait déjà une dent contre elle; et il s'épata en lui hurlant, "relis tes critères de Maastricht et autres conneries ! et ne parle plus de démocratie et de droits de l'Homme, ok ? allez ciao !". La oumma, elle, avait le devoir de "commander le bien et d'interdire le mal" selon le Coran. Autrement dit, un devoir de défendre la justice. Erdoğan fustigea cet ensemble islamique qui n'avait fait qu'abandonner Mursi, le Joseph des temps modernes balancé dans le puits. Par qui ? Le Roi d'Arabie Saoudite, s'il vous plaît, gâteux certes mais "serviteur des deux lieux saints" (le fameux titre "khâdimu'l harameyn" chipé aux Ottomans). Le Président de l'Iran, chiite certes mais acteur incontournable. Et les cheikhs des Emirats Arabes Unis et du Koweït, bien conservateurs quand il faut certes mais bien riches quand il ne faut pas. Le Yémen était trop pauvre pour s'occuper de ces affaires et l'Oman n'avait pas voix au chapitre. Le Liban ne savait naturellement pas ce qu'il en pensait, etc. etc.
Et concernant la Syrie, le Premier ministre n'avait pas oublié la Russie qui défendait ses intérêts si crânement. La Chine défendait les positions de la Russie comme à son habitude; les mauvaises langues disaient que ce pays de plus d'un milliard d'habitants n'avait pas de prétentions internationales alors elle suivait une autre autocratie, les intérêts devant bien être identiques... Silence radio, partout. Même le grand Imam d'Al Azhar fut blâmé. Même la presse allemande (sic !). Même le Comité Nobel. Même le Nobel Al Baradei. Même le Conseil de Sécurité. Et ce qui devait arriver arriva : un conseiller du Premier ministre inventa un nouveau concept; out le "zéro problème" avec les voisins puisqu'ils étaient tous salauds. Le Royaume-Uni avait eu jadis son "splendide isolement". Eh bien la Turquie aurait sa "précieuse solitude" ! Un oxymore objectif dans le nom, subjectif dans l'adjectif. Voilà où avait abouti cet effort de théorisation là où il fallait toujours un "dédoublement" au nom du principe d'utilité. Car "la véritable finesse est la vérité dite quelquefois avec force, et toujours avec grâce" (Choiseul). Histoire de rester dans le jeu. Défendre le juste a sa grandeur, oui. Mais nul besoin de se lancer dans les antonymes qui disqualifient...