Quand le cousin sociologue m'avait invité à sa soutenance de thèse l'an dernier, j'avais d'abord écarquillé les yeux avant de pouffer. Moi, un chasseur de minutes, perdre des heures à écouter une "non-discipline" pour apprendre au bout du compte que dalle ! Car je voudrais le dire, n'est-ce pas, une matière qui n'a pas sa propre agrégation, suivez mon regard, ne peut qu'être une farce. Un truc entre deux portes; un détail superfétatoire d'histoire ou de philosophie; de la jacasserie; bref, de l'inutile. Et l'humeur rebourse, l'érudition primesautière, la "pontife attitude" des professeurs-membres du jury, mon Dieu ! Mais le temps de ronchonner tranquillement, je m'étais retrouvé sur les grands chemins; trois ans passés au quartier latin ne m'avaient servi à rien pour m'y retrouver à la Sorbonne. Trop de couloirs, trop de portes, trop de personnes qui ne savent jamais où se trouve la salle demandée...
Quatre sommités, un presque docteur, une femme fébrile, une assistance grave. Voilà la scène. Alors on s'était mis à écouter, écouter et écouter; on ne comprenait rien, on se demandait s'ils se comprenaient, eux, là-bas, les savants, on réécoutait et on s'ennuyait. Pourtant, il y avait du Mustafa Kemal, du Bonaparte, du Nasser, du Weber, du charisme, etc. Pour ma part, j'aimais bien Schumpeter. "Mais c'est même pas un sociologue, c'est un économiste !" m'avait soufflé quelqu'un dans l'assistance. Pff. Au lycée, on s'en foutait, passez l'expression, qu'il fût économiste; notre professeur de "sciences économiques et sociales" en parlait, c'était tout. Bourdieu et Boudon aussi, j'aimais bien; qu'avaient-ils apporté à la marche de l'humanité, je n'en savais plus grand chose mais c'était Bou Bou. Et quand ça balance entre les deux, c'est tellement craquant... Ah, c'était fini, tout ce beau monde se félicitait, les profanes aussi dissertaient tout haut sur ce que, cinq minutes plus tôt, ils maudissaient tout bas... "Oui, oui, allez, cia ciao cia ciao"...
Bref, la sociologie devait bien servir à quelque chose. Pourquoi je n'y comprenais rien malgré ma haute..., euh..., hum. Je cherchai désespérément, je lus des "tables de matières", des "index", des "introductions", pouah, rien à faire. Seul le doyen Carbonnier me séduit mais je me rendis rapidement compte que c'était son style qui m'intéressait, pas le fond. Je refermai tout et continuai à vivre ma vie de gueux. Et un jour, la révélation : comme une blague, mais c'est vrai; le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan, m'a enfin permis de saisir la "chose". Et comme tout débutant, je me suis précipité pour étaler ma science et mon zèle. Ainsi, vais-je faire un cours de sociologie politique à destination des nuls. Car la sociologie et toutes ses déclinaisons m'ont transformé en Adalbéron de Laon. Les Trois ordres, oui ! L'imaginaire féodal mâtiné de sauce turque. Tout a commencé avec les semonces et les coups de boutoir du Premier ministre conservateur-démocrate. "Il met les nerfs de tout le monde en pelote" m'étais-je en train de dire que d'un coup, LE mot apparut : pelote ! Bah oui, qui disait enroulement de fils devait bien dire déroulement c'est-à-dire sociographie...
Erdoğan avait juré en 2002 qu'il respecterait les différents modes de vie dans le pays. Pays à 95 % musulman avec les trois quarts sunnites dont la moitié était pratiquante, l'autre moitié tiède, sans oublier un dixième d'islamistes, un zeste d'indifférents, le quart alévi avec une moitié non musulmane, une autre moitié boudeuse, 5 % de minorités divisées en orthodoxes, Arméniens, Grecs, juifs, syriaques, athées et cetera pantoufle. Bref, un bordel pas possible. Quelques-uns le traitèrent de menteurs, d'autres se forcèrent à le croire et tout le monde se mit à attendre. Si bien que d'année en année, à mesure qu'il dégommait les contre-pouvoirs, on vit le penaud Erdoğan, se transformer en pourfendeur de la relation hors mariage, de la consommation d'alcool, de la vêture féminine trop courte, de la proximité trop flagrante des garçons et des filles sur les bancs publics. Et dernièrement, il fustigea la colocation d'étudiants et d'étudiantes. Une énième, pouvait-on penser mais non; il avait pris une résolution, à savoir légiférer, et surtout fourni une explication : "le peuple veut ainsi !". Bah oui ! Le peuple ! Aucun père et surtout aucune mère turcs ne souhaiteraient voir leur fille cohabiter avec un mâle (sunnite et alévi, même combat !). "Oui mais si les jeunes le souhaitent, qui peut s'immiscer dans leur vie privée ?", bah, le peuple, voyons...
L'erreur des observateurs se trouve ici; ce ne sont pas les données religieuses ou ethniques qui sont instructives pour comprendre la Turquie, c'est la sociologie culturaliste ! Les fameux Trois ordres. Brossons un panorama rapide, idéal-typique comme dirait le Maître, chacun se trouvera un sujet de thèse :
Les membres de la famille impériale, les aristocrates et les lettrés forment le premier ordre. Ceux qui lisent en ottoman et en turc (en partie pour les princes et princesses actuels nés pour la plupart en exil), souvent en français ou en anglais. Les femmes s'habillent correctement, sans la prétention de vouloir étaler leur chair. La famille impériale se divise elle-même en deux groupes : les Occidentaux qui ne pratiquent pas la religion mais en possèdent une bonne connaissance et les Orientaux qui ne voient aucun problème à courber l'échine devant un cheikh. Les lettrés sont des intellectuels de haut vol qui se croisent dans certains quartiers d'Istanbul (notamment Teşvikiye). Leur signe particulier : le dédain, la critique de l'inculture et de la grossièreté de ceux qui débarquent à Istanbul et qui dénaturent le savoir-vivre ancestral. C'est un club très fermé, très discret. Ils peuvent être de gauche comme de droite. Ils écoutent de la musique classique occidentale et de la musique classique ottomane. Ils ont eu une très grande culture en matière littéraire et artistique, pensent que les couleurs et les goûts sont évidemment discutables et se targuent d'ignorer le sport.
Les bourgeois, les artistes et les intellectuels de second ordre occupent le deuxième rang. Ceux qui lisent tout sauf la langue et la culture ottomanes. Ils maîtrisent également l'anglais ou le français. Les femmes s'habillent dernier cri; les Occidentales elles-mêmes envient leur "liberté vestimentaire". Ils sont adeptes de la "culture républicaine" qui se borne à perroqueter qu'on doit tout à Mustafa Kemal (cf. le discours de la députée Şafak Pavey qui apprend à la Nation que "la jeune fille, qui porte un voile coloré et met un jean serré, s'embrasse sous les arbres grâce à Atatürk"). L'anniversaire de sa mort est l'occasion de renouveler avec encore plus de vigueur la "profession de foi" kémaliste. Leur signe particulier : le dédain également mais surtout l'exhibition de ce dédain. Ainsi, Ali Koç, un des plus riches héritiers de Turquie, n'aura aucun scrupule à croiser les jambes devant la princesse Neslişah Sultan alors qu'un intellectuel comme Ilber Ortaylı croisera plutôt les mains en signe de respect. C'est LA société (dite "cemiyet"). Ils sont, sans exception, de gauche. Ils écoutent de la musique classique occidentale, courent de concerts en concerts pour apparaître sur les émissions et les magazines. Ils ont une culture qui laisse à désirer, sont d'extraction modeste et font tout pour ne plus sentir le hareng. Ils adorent le golf et aiment se faire élire à la tête des clubs de football. C'est le groupe le plus pathétique au sens psychophysiologique...
Le tiers-état alias le bas peuple ou la "vile multitude" ou encore la piétaille. Ceux qui ne lisent jamais, réfléchissent peu. Les femmes portent très souvent le voile. Ils vivent en Anatolie et ont commencé depuis les années 70 à coloniser Istanbul. La culture "islamique" prévaut (soi-disant). Leurs signes particuliers : l'affabilité, les salamalecs, la non-mixité, l'attention particulière à la moralité. Ils sont plutôt du centre droit. Ils écoutent tout sauf du distingué. Ils n'ont donc aucun goût. Ils ne vivent pas au sens sociologique du terme, ils existent au sens plus biologique. Ils ne vont ni aux concerts ni au théâtre. Ils adorent exclusivement le football. Ils aiment se chamailler pour un oui pour un non et ont un tropisme singulier pour parler des autres, histoire de meubler le temps qui passe. Les deux ordres sus-mentionnés font tout pour éviter leur contact (sauf pour les femmes de ménage) et surtout s'obstinent à ne pas leur reconnaître une dignité particulière.
Bien, maintenant, prenons un exemple. Considérons le fait social le plus typique de la société turque : le voile. Les réactions individuelles découlent de l'ordre d'appartenance des personnes qui les émettent. Quand un Monsieur comme Bülent Ecevit (deuxième ordre même si sa famille appartient à la haute aristocratie ottomane), feu Premier ministre, incarnation même de la civilité et grand critique du "kémalisme de garde-robe" (c'est son expression) s'explose la voix en 1999 pour virer la députée voilée qui essaie de prêter son serment, ce n'est ni une raison juridique, ni politique, ni idéologique qui le met en transe, c'est un sursaut culturel. C'est ce bout de tiers-état au cœur de l'Etat qui le bouleverse. Quand un islamiste pur sucre comme Mehmet Şevket Eygi (premier ordre), journaliste et écrivain très raffiné du reste, critique le voile à couleurs vives, le voile avec jean serré, le voile avec maquillage, ce n'est ni une raison juridique, ni politique, ni idéologique qu'il invoque, c'est une raison culturelle : la prédominance de la "culture bédouine" (c'est son expression).
Autre exemple : la place de la femme dans la société. Le premier ordre lui donne la possibilité de faire de longues études mais espère toujours qu'elle garde son rang; point de privauté, point d'embrasement. Le qu'en dira-t-on est essentiel. Le deuxième ordre se la joue "cool"; la femme fait également des études mais elle est beaucoup plus libre; elle peut emménager avec son petit-ami au vu et au su de tous. L'épanouissement est essentiel. Le tiers-état est catégorique : l'éducation de la femme est certes souhaitée mais elle n'est pas le premier des soucis. La culture du gynécée prévaut ou demeure tenace. On se souvient tous, n'est-ce pas, du Soliman Aga dont parle Gérard de Nerval dans son Voyage en Orient. Celui dont les sentences d'il y a presque deux siècles résument à merveille la situation actuelle : "Chez nous, les femmes vivent ensemble et les hommes ensemble, c'est le moyen d'avoir partout la tranquillité" ou "n'est-il pas plus agréable de causer avec des amis, d'écouter des histoires et des poèmes, ou de fumer en rêvant, que de parler à des femmes préoccupées d'intérêts grossiers, de toilette ou de médisance ?". La "différenciation" est essentielle (ajoutons la remarque de Nerval : "on doit y voir peut-être moins le mépris de la femme qu'un certain reste du platonisme antique, qui élève l'amour pur au-dessus des objets périssables").
Autre exemple : la place de la femme dans la société. Le premier ordre lui donne la possibilité de faire de longues études mais espère toujours qu'elle garde son rang; point de privauté, point d'embrasement. Le qu'en dira-t-on est essentiel. Le deuxième ordre se la joue "cool"; la femme fait également des études mais elle est beaucoup plus libre; elle peut emménager avec son petit-ami au vu et au su de tous. L'épanouissement est essentiel. Le tiers-état est catégorique : l'éducation de la femme est certes souhaitée mais elle n'est pas le premier des soucis. La culture du gynécée prévaut ou demeure tenace. On se souvient tous, n'est-ce pas, du Soliman Aga dont parle Gérard de Nerval dans son Voyage en Orient. Celui dont les sentences d'il y a presque deux siècles résument à merveille la situation actuelle : "Chez nous, les femmes vivent ensemble et les hommes ensemble, c'est le moyen d'avoir partout la tranquillité" ou "n'est-il pas plus agréable de causer avec des amis, d'écouter des histoires et des poèmes, ou de fumer en rêvant, que de parler à des femmes préoccupées d'intérêts grossiers, de toilette ou de médisance ?". La "différenciation" est essentielle (ajoutons la remarque de Nerval : "on doit y voir peut-être moins le mépris de la femme qu'un certain reste du platonisme antique, qui élève l'amour pur au-dessus des objets périssables").
Le fait est que le gouvernement actuel représente ce tiers-état qui adore savoir qui fait quoi, qui vit avec qui, qui lorgne sa fille, qui ne va pas à la mosquée, qui ne porte pas le voile, etc. Ni une critique islamiste (le droit religieux exigeant quatre témoins oculaires au moment de la "pénétration" pour pouvoir parler d'adultère) ni une critique juridique (par exemple, l'article 8 de la CEDH) ni la défection des libéraux ni même quelques vérités historiques dérangeantes ne leur font effet. Ils vivent avec leurs structures de pensée. Et c'est comme ça. Le Premier ministre sait jouer sur cette prémisse. En disant démocratie, il pense sociolâtrie, le culte de la société. Celle qui a une fixation sur la morale. Et je voudrais le dire, chers enfants, le drame est le suivant : que le gouvernement soit islamisant ou gauchisant, il n'a aucun moyen d'échapper à cette vague de fond, à ce structuralisme historique du peuple turc. Et comme on ne peut pas accélérer le mouvement de civilisation et pousser des millions du jour au lendemain dans la première catégorie, on est tout bonnement mal barré. Certes la Turquie ne sera jamais une nomocratie mais elle ne sera pas non plus de sitôt un parangon de démocratie. Où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute. Voilà ce que nous enseigne la sociologie. Merci. (Applaudissements et sifflements dans l'amphi, la statue de Claude Lévi-Strauss semble cligner de l’œil...).