mercredi 16 novembre 2016

Nurullah dans le pays des Turcs...

Nurullah et Solmaz. Un bon gaillard turc, brun ténébreux comme il faut, et une coquette bohémienne, seins et hanches prêts à se mobiliser comme il se doit. Deux célèbres inconnus qui se chamaillent, s'enlacent, se maudissent dans une émission de mariage. Jadis, les marieurs s'entremettaient pour trouver une laide à un malbâti. D'ores, la beauté du soupirant gémine de loin celle de la convoitée. Alors que rien qu'en remuant leurs mains, ils auraient 50 prétendant(e)s à leurs trousses... 

Bref. Donc monsieur, un brin phallocrate, aime la demoiselle; mais celle-ci est une danseuse. Un tendron qui adore les mouvements de bassin et de poitrine et qui refuse les diktats de son futur ex ou ex-futur, on ne sait plus trop. Alors, vas-y pour les remontrances du mâle qui craint la concupiscence de ses pairs sexuels. Et Solmaz, "celle qui ne fane jamais" en turc, le veut, ce type, Nurullah, "la lumière d'Allah", celui dont l'allure priapise mais la mentalité rebute. "Qu'on s'en fout, alors !". Eh bien non, justement...   


Car, je voudrais le dire, qui veut connaître les Turcs doit se focaliser sur le tour de force qu'ils ont réussi. Non pas celui d'être la seule nation démocrate dans l'aire arabo-musulmane (que veux-tu) mais celui d'être la seule nation musulmane à suivre avec respect les dogmes de l'islam et avec passion les canons de la modernité. Autrement dit, un pays qui glisse vers la charia ? Sociologiquement impossible...

Alors, on regarde le télé-théologien Nihat Hatipoglu pour savoir si le doigt mouillé qu'on enfonce, révérence parler, dans le fion pour se nettoyer après la grosse commission est de nature à briser le jeûne. Mais le matin, on avait suivi, sur pas moins de trois chaînes, les aventures sentimentales des gens qui se croient ordinaires. Et le soir, on se délassera devant les séries échauffantes, thé et pipasses en guise de pousse-café...

En Anatolie profonde, une bru qui s'aventure à minauder devant son mari en plein salon, ça n'existe évidemment pas. Elhamdulillah, comme qui dirait. Respect dû d'abord au daron puis à la daronne. La fameuse "structure familiale turque" avait, un temps, presque condamné les séries Muhtesem Yüzyil et Ask-i Memnu, l'un peignant un empereur tronchant les gazelles de son harem, l'autre célébrant le cocuage quasi incestueux. Qu'il embrassait bien Behlül, valla... 😘 

Dieu n'avait pas puni ses créatures mais le régime avait cru trembler dans ses fondements. On avait alors entendu tonner le raïs qui criait à la débauche et à la falsification de l'histoire. Heureusement, les Turcs s'étaient accrochés à leur seul luxe. Et là est le hic : on se prétend conservateur, on se voit pieux mais on zyeute le stupre autant qu'on peut. Du genre, le père en train d'appeler le CSA turc, le regard torve. Après tout, Atatürk était passé par là...

Et quand d'autres guettent le prix Goncourt, les Anatoliens attendent, eux, les nouveaux feuilletons. Tiens, Kivanç Tatlitug réapparaît avec la déesse Tuba Büyüküstün, évidemment qu'on se cale dans un fauteuil. Ou le couple Bergüzar Korel et Halit Ergenç dans la même fiction. Comment le sultan Soliman s'est-il transformé en soldat félon ? Voilà une histoire à tenir en haleine. Ce n'est pas pour rien qu'on regarde la télévision 6h par jour et qu'on consacre seulement une minute à la lecture. C'est comme ça... 




Si l'INSEE local savait que chaque Turc est, en soi, un roman, il n'aurait pas pris la peine de mesurer cette donnée. Et dans un pays où on compte trois chroniqueurs littéraires à tout casser (le dinosaure Dogan Hizlan, l'affable Besir Ayvazoglu et le passionné Selim Ileri), c'est quoi, lire, d'abord ? La solitude, le doute, la patience. Nous, on aime l'esprit grégaire, on aime les papotages en famille, on aime les pleurnicheries en meute. La lecture ! Unturkish...  

Et l'ami Muhayyel, toujours aussi nunuche, se raboule en lançant : "J'ai envie de faire une thèse sur les paroles des personnages chez Orhan Pamuk et Ahmet Altan au regard des règles de la ponctuation" ! Ma pauvre abeille. "Les guillemets, les points de suspension, les parenthèses et le discours indirect libre, un régal", qu'il me dit. Keh keh keh... 

J'oubliais, d'après les sondages, 92% des Turcs n'ont jamais lu le... Coran. Et les "écoles coraniques" bourdonnent dans tout le pays. Et les lycées religieux "imam hatip" inondent les quatre coins de la patrie. Et le voile est devenu une véritable marque de turcité. Et les mosquées sont pleines à craquer les vendredis. Et dix siècles qu'ils sont "musulmans". Ah oui, un des noms de leur Livre sacré est précisément la "lumière" de Dieu (4, 174). "Nurullah", quoi. La boucle est bouclée...