Et voilà; comme je ne suis pas Parisien, je me perds sans arrêt; non pas dans les métros ou RER mais à leur sortie. Je me trompe toujours de sortie. Et une fois sorti, je perds encore plus l'orientation. Le repère géographique n'a jamais été mon truc; jadis, en course d'orientation, mon professeur de sport me montrait presque la balise avec le doigt, j'étais incapable de trouver. La boussole, tout un art; ou moi, trop bête.
Fidèle à la tradition, je me suis embrouillé en recherchant le centre de l'INALCO à Asnières. Heureusement que ça papote dans les coins; ayant apercu un groupe de jeunes filles voilées de la tête aux pieds, je leur ai demandé secours. Gentillement, elles m'ont demandé de les suivre, elles y allaient également. C'est que l'on veut apprendre l'arabe. Elles, devant en hijab, moi, derrière avec ma barbe à la Tariq Ramadan. Voilà la scène. Heureusement que le secteur est déjà assez "orienté", on se croirait au Maghreb. Mais de là, à voir des filles dans cette tenue qui n'est, à proprement parler, ni une burqa ni un niqab puisqu'on voyait leur visage ni un hijab puisque leur voile descendait de la tête aux pieds, c'était plutôt nouveau pour moi. Burqa, niqab, hijab, un vocabulaire que tout Français est désormais appelé à maîtriser.
Escorté par des ombres, donc. Quelques regards se sont, évidemment, portés sur notre petite troupe; des personnes âgées qui perdaient du temps à nous suivre des yeux. J'étais un peu comme Meursault dans l'Etranger, celui qui se sent gêné de demander un congé à son patron parce-que sa mère vient de mourir. Un cornichon. Tellement écrasé qu'il commence par un : "ce n'est pas de ma faute"... Je me suis demandé un instant si je devais retenir les passants par le bras et leur dire : "ce n'est pas de ma faute" ou "attention, ne croyez pas que c'est mon harem". Un bon musulman dans ce pays étant, comme on le sait, celui qui se justifie le plus possible.
Chacun son mode de vie, me disais-je, pendant tout le trajet. Malgré tout le dédain et presque la haine que certains peuvent nourrir à leur égard, moi, je respecte leur conviction. Pour tout dire, la vie des autres, peu m'en chaut. Tout le monde cherche le bonheur. Certains exclusivement ici, d'autres dans un au-delà. Et la plupart dans les deux. Il y a des personnes qui vivent concentrées sur leurs devoirs religieux. Les Etats-Unis l'ont tellement bien compris que la Cour suprême avait estimé que l'on ne pouvait pas forcer les enfants Amish à aller à l'école après la 8è année (Wisconsin v. Yoder, 1972). Un "droit préféré" disent les Américains. Cela dit, la Cour européenne aussi s'était lancée : la liberté de religion figure parmi "les éléments les plus essentiels de l'identité des croyants et de leur conception de la vie" (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993). Mais quand il s'agit de ces femmes, les Européens oublient les principes. Car ces femmes ont décidé, que ça plaise ou non à un esprit cartésien, de vivre en fonction de cet absolu. "Mais nan, elles sont endoctrinées, soumises, meurtries, arrête de faire l'ingénu, tu le sais !" Toute religion endoctrine, ce n'est pas d'aujourd'hui que cette vérité date. Les premiers chrétiens vivaient dans des catacombes; les premiers musulmans délaissaient tous leurs biens pour suivre quelqu'un qui se prétendait prophète. La conviction, ça s'appelle.
Certaines personnes s'énervent à la vue d'une femme en burqa, "elle me nargue ou quoi !", "mais nan, elle veut renverser le régime !"; d'autres en font une cause personnelle : "qu'est-ce qu'elle veut dire cette pouffiasse, qu'elle est plus musulmane que moi !", "ouais, j'crois, toi t'es moderne, tu portes une mini-jupe, elle veut signifier par son costume que toi, t'es une pute". En réalité, ce n'est pas la burqa qu'il faut interdire; mais le Coran. Puisque ces femmes croient, à tort ou à raison (débat strictement théologique) que c'est ce qu'ordonne le Coran. Et le Coran dit des choses, en effet, sur ce sujet. Saint Paul aussi, cela dit. Un misogyne patenté. Il faudrait interdire la Bible, aussi. Il faudrait même que l'islam change de nom, à mon sens; "islam" signifie littéralement "soumission", comme on le sait. Une insulte à la République... Après tout, la République déteste que ses "sujets" soient englués dans les tentacules d'une quelconque idéologie. Elle veut l'exclusivité.
Ca tombe bien, la République a décidé d'interdire le voile intégral; elle a donc créé une commission pour bien mesurer l'ampleur du phénomène. Auditions, discussions, rédactions, recommandations, conférences. Et la République va mieux se porter, nous dit-on. Pourquoi pas. Etre français et musulman, tout un programme. Naguère, Yaşar Büyükanıt, quand il était chef d'état-major de l'armée de terre, avait rouspété devant le Premier ministre musulman-démocrate : "comment se fait-il que 44 % des Turcs se disent d'abord musulmans ?". "Ca n'est pas de ma faute" avait dû penser le Premier ministre...
Certains ne comprennent toujours pas pourquoi les étrangers ne vivent pas comme eux; il faut dire que l'histoire de France n'a connu le concept de tolérance qu'assez tardivement. Mentalement, le Français de base a hérité de cet handicap : il pense que son regard est le plus pur. D'ailleurs, les députés en sont toujours aux consultations : "alors, allez-y Madame Badinter, dites-nous ce que vous en pensez", "il faut respecter les us et coutumes du pays qui vous accueille, moi si je vais en Arabie, je me voile". Tout en rappelant que la France ce n'est pas l'Arabie... C'est une personne qui pense, officiellement. Elle déteste capituler sur les questions d'égalité et de dignité et elle a raison. "Ils" doivent s'adapter. "Ils". Du relativisme à l'envers. En 1989 lors du premier épisode de l'odyssée des filles voilées, cette dame publiait avec d'autres "républicains" un texte vénéneux : "Profs, ne capitulons pas !". Contre qui ? Les filles voilées; le simple foulard, à l'époque. Pourquoi ? Elles narguent la République. Comment le sait-on ? Elles portent un voile. Elles portent un voile donc elles "testent" la République donc elles portent un voile. Ca s'appelle un raisonnement. Ces jeunes trublions ne connaissaient, je parie, ni Khomeiny ni les Frères musulmans ni Ben Laden ni tout autre islamiste. Peu importe, c'était la stratégie : affoler. Ca n'a pas changer. Après, le musulman est appelé à la barre; "allez dévoile tes plans, tu allais commencer par où ?", "mais non, vraiment, je ne fais que me plier à l'ordre de Dieu, c'est tout !", "arrête de mentir, aliéné, tu veux nous subjuguer ah ouais ?", "qu'est-ce que ça veut dire ?"...
Il faut savoir être poli dans la vie. Je n'arrive pas à comprendre non plus ceux qui disent : "moi, je suis contre la loi mais je dois dire que la burqa, c'est le symbole de la soumission". De la goujaterie. On peut penser cela mais pourquoi l'oraliser ? Tout le monde pense des choses sur les autres mais la simple urbanité nous oblige à ne rien dire. A-t-on déjà entendu quelqu'un dire à son interlocuteur, "vous avez mauvaise haleine" même si c'est vrai ? ou "la couleur de vos chaussettes ne correspond pas à celle de vos chaussures" ? Est-ce que l'on peut avoir une légitimité de dire, "je suis contre ce symbole religieux" ? Je n'ai toujours pas compris l'état d'esprit qui peut pousser quelqu'un à fourrer son nez dans le mode de vie d'autrui. "Moi, je suis contre les voiles des bonnes soeurs mais je suis contre une éventuelle loi", "t'inquiètes, coco, en France, les lois de sauvetage ne concernent en général que les musulmanes..."
D'autres disent sincèrement vouloir libérer ces femmes. D'accord. Essayons donc. D'une manière cohérente. Il y a toujours une chose que je n'ai pas comprise : si la lutte contre la burqa est une politique défendue par la France au nom de la dignité de la femme, pourquoi, elle ne tente pas d'alarmer la communauté internationale. Une règle très simple dans le domaine des droits de l'Homme : la défense des droits de l'Homme ne se fait jamais dans un seul cadre national, elle se fait au niveau international. Puisque théoriquement, l'Homme a une égale dignité partout. Que la France soumette donc une proposition de déclaration à l'assemblée générale des Nations-Unies, comme elle l'a fait pour la dépénalisation de l'homosexualité. L'on verra s'il s'agit d'une véritable susceptibilité. Lorsqu'une injustice vous tracasse et perturbe vos nuits, il faut agir. Et comme il n'y a plus Rama Yade, on enverra Bernard Kouchner. Et on sera la risée du monde entier : "Mesdames, Messieurs, la France propose d'adopter une déclaration prohibant le port du voile intégral car contraire à l'égalité et à la dignité de l'être humain". Et d'autres en profiteront : "Esselamoualeykoum, l'Arabie Saoudite propose de rédiger une convention internationale sur l'interdiction de la prostitution car contraire à la dignité de l'être humain"; et l'Afghanistan de se lancer : "Bismillahirrahmanirrahim, notre Gouvernement propose d'interdire la commercialisation de l'image dénudée de la femme car contraire à la dignité de l'être humain". Ou l'Iran, qui ne saurait être en reste : "Bismihi teala behsende e mehribân, notre Guide conseille à la communauté internationale de se pencher sur la question de l'industrie cosmétique puisqu'elle postule que la femme est une créature qui, par nature, aguiche; or c'est contraire à sa dignité"; la dignité de la femme est une préoccupation pour tout le monde, du républicain au conservateur; seul l'angle d'attaque change...
Autre travers : le voile intégral serait irrespectueux envers l'autre ! Il ne faudrait plus qu'une loi interdise l'anthropophobie, la dépression, la phobie sociale, la réclusion voulue ! A-t-on déjà eu un argument aussi absurde : personne n'a le droit de bouder la vie sociale ! Est-on obligé de se mêler à la masse ? Ne peut-on pas vivre d'une manière misanthrope ? Pourquoi laisse-t-on alors mourir les clochards au nom de la liberté individuelle ? Dounia Bouzar qui se fatigue beaucoup les méninges sur ces questions et qui, du coup, a droit à toutes les auditions dans les différentes commissions qui se créent, peut écrire : "le niqab ne cache pas sa fonction : il construit une frontière infranchissable entre l'adepte et le reste du monde !". Et alors ? devrait-on lui demander. Est-ce que nous sommes obligés de nous aimer les uns les autres, de nous tenir la main dans la main, d'être absolument conformistes ? Et que fait-on de ceux qui glissent vers le satanisme, qui veulent vivre hors de la société ? A bas les congrégations et monastères alors ! Mais bien sûr, les bonnes soeurs qui, à y regarder de plus près, portent un accoutrement presque semblable, ne seront jamais décriées. On en fait des saintes, c'est dire... La Bienheureuse Mère Teresa empoigne toujours.
Alors que la question peut être réglée sur un strict plan sécuritaire, certains en profitent pour déballer leur théorie, leur pathologie. Et ils appellent cela les valeurs de la République. Cela dit, il faut avoir du talent et de l'imagination pour disserter sur un sujet que l'on ignore complètement. A force, je me demande si ces gens qui réfléchissent sur les musulmans et sur l'islam (tout en commencant leur intervention par le classique : "je ne suis pas spécialiste de l'islam mais...") ont plus de mérite que moi, musulman parmi d'autres dans ce pays, pour analyser mes coreligionnaires. Certains n'ont sans doute jamais mis les pieds dans une famille musulmane. Peu importe, encore une fois : on stigmatise. On cabre. Et on crée de nouvelles catégories comme dirait Marc Blondel : des "catégories juridiques aussi fumeuses qu'inexistantes. Ainsi, certains tentent de remplacer les notions de « sphère publique » et de « sphère privée » – définies par les lois de 1901 et de 1905 – par la notion d’« espace public » et d’ « espace privé ». Cette tentative de substitution lexicale n'est pas neutre : le terme de « sphère » désigne une surface fermée, une étendue restreinte, alors que l’espace est par nature indéfini. En inventant la notion d'espace public, lieu où devrait s'appliquer la laïcité – uniquement pour les musulmanes –, on élargit tellement le principe de laïcité qu'on le rend inopérant. En étant partout, la laïcité ne serait plus nulle part. La laïcité est une frontière, garante de la liberté de conscience pour tous, qu’il ne faut pas abolir. (...) La laïcité n'est ni une philosophie ni un art de vivre – elle s'apparenterait alors à une religion – mais un mode d'organisation politique des institutions. Elle vise, par la séparation des Églises et de l'État, à distinguer institutionnellement le domaine de l'administration et des services publics de celui de la vie privée des citoyens". Ou encore : "Allez-vous interdire le baptême, marque de soumission d’un individu ?"
Quand je croise une femme en burqa, le démocrate que j'essaie d'être ne ressent rien du tout; le musulman que je suis également, se désole car cette vêture n'a, dans ma lecture du texte coranique, aucune valeur religieuse. Enfin, le droit de l'hommiste que je tente d'être en plus, est prêt à lui montrer le code pénal pour bien lui rappeler que si elle est y forcée, il y a les juridictions répressives qui peuvent l'aider. Mais j'attends, évidemment, qu'elle crie au secours. Dans le cas inverse, ça serait une atteinte à la vie privée. "Mais elle n'arrive même pas à sortir de chez elle pour acheter du pain, tu crois qu'elle va venir au commissariat, pfff !" Oui.
Maître Eolas disait que faire peur "ne prend que quelques minutes, rassurer prend des heures"... Il a raison. Mais il incombe à tous les démocrates de ne pas perdre de temps et de se dresser contre ce penchant de stigmatisation des musulmans. Ceux-là même qui font dorénavant partie du décor. Eh bien que tout le monde le sache, nous sommes venus, nous y restons ! Le poète turc Ismet özel l'aurait mieux dit : "toparlanın, kalıyoruz", "préparez-vous, on reste"...