mercredi 12 mai 2010

Rideau tombé ? Rideau tiré ? Rideau levé ?

Il est parti. Il a jeté l'éponge. Dépité. Deniz Baykal, le président du CHP, parti républicain du peuple. Le parti de Mustafa Kemal. Un parti, aujourd'hui, ancré à gauche; en tout cas, on se leurre ainsi. Même l'Internationale se demande s'il faut toujours héberger une telle formation. Mais bon.


Le fringant, pimpant, "bogosse" et néanmoins septuagénaire Baykal a été pris la main dans le sac. Une vidéo le montrant nu en charmante compagnie a été mise en ligne par on ne sait trop qui. Les masses se sont effondrées, évidemment. Car qu'on l'aime ou non, Baykal a une marque de fabrique : son intégrité. Personne n'a encore entendu parler de népotisme, favoritisme, piston ou autre malhonnêteté.


Baykal a attendu quatre jours avant d'annoncer sa démission, lundi. Il a excipé d'un "complot". Il n'a pas renié le "fond"; il a fustigé la "forme". Il a accepté, en somme. Bien. Evidemment, tout le monde fait semblant de s'indigner tout en se léchant les babines; et mourant d'envie de savoir les détails. On apprend donc que Madame qui figure sur cette vidéo a été "créée" députée alors qu'elle n'était que la conseillère de Baykal.


Les gérontes du CHP lui ont supplié de rester. Sans Baykal, ils ont peur d'avoir l'air encore plus vieux. Baykal faisait jeune, au moins. Mais le sinistre Onur Öymen, le fossile Önder Sav, l'imbuvable Mustafa Özyürek vont désormais "dégager", passez l'expression. La vitrine va donc changer, théoriquement.


Une page de l'histoire se tourne. D'ailleurs, Baykal a terminé sa défense par le classique "hakkinizi helal edin", "pardonnez toutes les fautes que j'ai pu commises"... C'est bizarre mais la réplique tout aussi classique et habituellement automatique qu'est "helal olsun" ("je t'absous") sort difficilement de la bouche. C'est frustrant d'un côté; il ne devait pas quitter la scène politique de cette manière...


On avait presque pitié pour lui tout au long de son discours; mais lorsqu'à la fin, il a accusé le gouvernement d'être derrière cette manoeuvre, la nature a repris le dessus. Il aura réussi à se faire détester jusqu'au bout. Il a même profité de l'occasion pour, chose bizarre, disculper le mouvement Gülen. Mouvement de Fethullah Gülen, l'imam le plus populaire et le plus respecté de Turquie qui vit en exil aux Etats-Unis et qui fait figure de chef spirituel du plus vaste mouvement civil turc. Mais mouvement dont les kémalistes ont horreur car soi-disant subversif et infiltré dans les administrations les plus sensibles du pays. Baykal a donc coupé court à toutes les spéculations qui auraient pu naître sur l'origine de cette diffusion.


En réalité, coucher avec sa secrétaire est plus qu'un cliché. Les grands hommes d'Etat ne sont pas de bois, ils désirent aussi. Mitterrand, Clinton, Berlusconi et même Tiger Woods. Même en Turquie, les politiques les plus conservateurs ont eu des maîtresses. Mustafa Kemal, lui aussi, était un juponnier. Il est mort de l'hépatite B. Le célèbre Premier ministre démocrate, Adnan Menderes, avait deux familles, aussi. Après le coup d'Etat qui l'a renversé en 1960, il avait été traduit devant un tribunal suprême. Le substitut l'avait humilié en balançant une culotte et insinuant que celle-ci appartenait à une jeune fille. Ceux qui savaient encore rougir avaient rougi... En Turquie, les atteintes à la moralité ne rendent pas plus tendres leurs auteurs. Surtout lorsqu'il s'avère que la relation a été une monnaie d'échange...


L'intègre Baykal. Cette image qui restait dans l'esprit de ceux qui l'apprécient peu s'est évaporée. Il n'est plus excusable. Il n'est pas corrompu mais il est indigne. Un bon parleur, il était. Comme Erbakan; comme Demirel. Tout le monde s'accorde sur ce point : autant Erdogan est inculte et "bavard" autant Baykal est distingué et orateur.


Evidemment les théories de complot vont bon train : l' "Etat profond" aurait ainsi évincé son "avocat", Deniz Baykal. Des vidéos plus compromettantes seraient en attente. D'ailleurs, ce sont les journalistes les plus kémalistes qui ont, les premiers, exigé sa démission. Histoire de profiter du scandale pour se débarrasser de lui... Vive le clan !



Mais Baykal n'est pas du genre à se laisser faire. On ne sait donc pas s'il s'agit de la fin ou du début de quelque chose. La comédie a même commencé : on se demande déjà s'il ne va pas se représenter au congrès de son parti dans quelques jours. Les supplications ont déjà commencé, "reviens" crient en choeur les CHPistes, les larmes ont inondé le quartier général, des grèves de la faim ont même été lancées par le mouvement des jeunes CHPistes !


C'est dommage pour lui et pour les valeurs élémentaires qui fondent une société. Il aurait dû rester s'il se sait "innocent" (dans le sens moral). Il sait faire les manoeuvres, c'est un vieux de la vieille, peut-être qu'il reviendra. Espérons seulement qu'il ne se suicide pas, entre-temps; une tradition lorsque l'honneur est en cause. "Aman Allah korusun..."


Le CHP est complètement déboussolé. Plus de leader. Un drame dans le contexte turc où le président incarne tout le parti. Le porte-parole du parti a immédiatement précisé que le CHP n'allait pas bouger d'un iota de son sillon idéologique. Etrange comme déclaration. Comme si le président avait embarqué avec lui le programme du parti. On ne pouvait trouver mieux pour décrire ce qu'est un président de parti en Turquie : le concepteur, l'instigateur, le leader. Sans lui, le parti n'est rien.


Comme si le parti navigue à vue et que c'est le chef qui jette l'ancre à droite ou à gauche. C'est ahurissant, vraiment; le porte-parole a précisément déclaré : "nous allons rester ferme dans notre positionnement; nous n'allons pas devenir un parti libéral" !!! Mais heureusement Monsieur, fallait-il lui rappeler, puisque vous êtes (théoriquement) de gauche ! Pourquoi cette précision ? C'est grotesque. Une "culture démocratique" avec des "irremplaçables", voilà ce à quoi nous avons droit. Un parti de gauche qui assure ne pas basculer dans l'autre camp parce-que le leader a délaissé le gouvernail. Et quand on pense que Mustafa Kemal nous l'avait juré : "la Turquie ne peut pas être un pays de cheikhs, de derviches, des confréries et des couvents..." Ben voyons, la confrérie CHP vient de lancer "c'est ça ouais !" à son fondateur illustre. Le cheikh Baykal salue Mustafa Kemal...