samedi 29 mai 2010

Blasphème

C'est vraiment étrange. On s'en souvient, le président de la République décrétait que le voile intégral n'était pas le bienvenu en France, le ministre de l'intérieur créait le concept de "prototype arabe", la secrétaire d'Etat chargée, dit-on, des banlieues crachait ses sentences contre toute forme de voile. Tous, des membres de l'exécutif français. Et voilà que Rama Yade a également ouvert la bouche. On lit : "Si le projet de loi du gouvernement pose des problèmes juridiques, je préconise qu'on en passe par un référendum. (...). La question de l'égalité homme-femme, la préservation du principe de laïcité qui fondent notre vivre-ensemble et qui font que la France est la France doivent prévaloir sur tout le reste" (La Croix, 28 mai 2010, p. 9). Un joli commentaire de texte à soumettre aux étudiants en droit...


Diplômée de Sciences-Po, Madame. Ancienne secrétaire d'Etat aux droits de l'Homme, aussi. Et au final, deux billevesées qui prouvent qu'elle a encore beaucoup à apprendre. Même si le Conseil d'Etat avait estimé que les étudiants de sciences-po étaient bien équipés pour passer les examens du centre régional de formation professionnelle d'avocats. Le CRFPA pour les intimes. Il y eut une fronde des professeurs de droit, pourtant; selon eux, les étudiants de sciences-po ne connaissaient pas assez le droit. "Mais non, mais non" avait dit le Conseil d'Etat. Cela dit en passant, les professeurs se sont fait rabrouer par le Conseil d'Etat dans une autre affaire d'importance, celle de la suspension de l'état d'urgence décrété en 2005. La crème de la crème, pourtant, avait saisi la haute juridiction : la civiliste Soraya Amrani-Mekki (l'idole des "gens" de la banlieue), l'internationaliste Hervé Ascensio, les théoriciens du droit Pierre Brunet et son maître Michel Troper, les publicistes Gwenaële Calvès, Véronique Champeil-Desplats, Frédérique Coulée (ma prof de droit international à Orléans), Jean-Pierre Dubois (président de la ligue des droits de l'Homme), Olivier de Frouville, Gilles Guglielmi, Geneviève Koubi (deux références en droit du service public), la légendaire Danièle Lochak (la "mère" des arrêts Gisti au Conseil d'Etat), l'activiste Sylvia Preuss-Laussinotte (ma prof de libertés fondamentales à Nanterre), le bouillant Frédéric Rolin (mon prof de droit parlementaire à Nanterre, l'un des plus passionnants professeurs de droit (avec Jean-Marie Denquin) que j'ai croisés; dans la vidéo, à partir de 9:30 minutes, il débat avec la présidente de NPNS), le militant Serge Slama, etc. Tous, des professeurs de droit. "Allez allez" leur avait, derechef, dit le Conseil d'Etat...


Je m'égare. Rama Yade, donc. Un référendum sur une liberté fondamentale et le refrain sur la laïcité. Bien sûr, dans une démocratie, se référer au peuple n'a rien de révulsant. Mais il est pour le moins répugnant de sombrer dans le populisme le plus total sur une question de ce type. Comment le dire, on ne sait plus ! Ce n'est pas difficile, pourtant : on ne peut pas soumettre à référendum un sujet touchant aux libertés fondamentales ! C'est la raison pour laquelle un référendum sur les minarets, un référendum sur les vêtements des uns, un référendum sur les boissons alcoolisées des autres, est normalement i-nen-vi-sa-geable ! La démocratie, ce n'est pas l'imposition de la conception majoritaire, c'est avant tout le respect des droits de la minorité ! Car oui, le port de la burqa est l'exercice d'une liberté fondamentale, a réitéré Thomas Hammarberg, le commissaire aux droits de l'Homme du Conseil de l'Europe : "l'interdiction pourrait aller à l'encontre des normes établies en matière de droits de l'homme, en particulier le droit au respect de la vie privée et à l'identité personnelle, et la liberté de manifester sa religion ou sa conviction".


Il est dangereux de penser ainsi; dans une enquête réalisée en Turquie, on apprend que les Turcs sont favorables, entre autres, à la restriction des droits des homosexuels et des droits des athées à hauteur de 53 % et 37 % respectivement. Et si le parti gouvernemental argüait justement de ce soutien pour, par exemple, interdire les relations homosexuelles ? On avait eu cette configuration en Californie où le peuple avait interdit le mariage homosexuel par référendum alors que la Cour suprême de l'Etat venait tout juste de reconnaître ce droit. "Je respecte le choix du peuple" aurait sans doute dit Mme Yade...


Cette tendance à vouloir s'adosser sur le peuple fait peur, à force. Jadis, le général de Gaulle avait organisé un référendum sur l'élection du président de la République au suffrage universel. Tous les juristes étaient unanimes pour considérer la base juridique de ce référendum comme contraire à la Constitution. Mais le Conseil constitutionnel avait estimé qu'il "résulte de l'esprit de la Constitution (...) que les lois que la Constitution a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple à la suite d'un référendum, constituent l'expression directe de la souveraineté nationale". C'est précisément cette dernière phrase qui cloche. Pourquoi le peuple aurait le droit de violer la Constitution ? Car en matière de droits de l'Homme, on ne doit pas compter sur la "sagesse" su peuple. C'est cette idée qui inspire le refus du "libertarianism".


Verbiager n'est pas forcément un crédit en politique. Les dérapages de nos dirigeants, ça commence à faire beaucoup. Le sarkozysme, disait aussi Madame, c'est ne pas baisser les bras. Impossible n'est pas sarkozyste. Le message est donc clair : "ne vous inquiétez pas, on va tout faire pour violer le droit". On est dans une nouvelle ère, celle où on enlève les suffrages à l'esbroufe. On met de côté les principes fondamentaux pour satisfaire sa base. Une base qui a peur de ce qu'elle ne connaît pas. Personne ne souhaite la réconforter, au contraire, on s'empresse d'attiser ses craintes car on a peur que Le Pen le fasse avant nous et empoche la mise... Et le peuple succombe; 70 % des Français se disent favorables à une telle interdiction.


Lamartine disait avant l'élection du président en 1848 : "Si le peuple se trompe, s’il se retire de sa souveraineté (...), s’il veut abdiquer sa sûreté, sa dignité, sa liberté entre les mains d’une réminiscence d’empire (...), s’il nous désavoue et se désavoue lui-même, eh bien ! tant pis pour le peuple !" On a que ce que l'on mérite, assurément... Il faudra alors s'attendre à un retour de la manivelle; car consentir à la violation d'un droit d'autrui n'est rien d'autre, au fond, que reconnaître que sa propre dignité est toute relative...