"Ça suffit alors ! Tu débloques à la fin ! Tu es un crypto-païen ou quoi !" s'était évanouie ma mère. "Bah non hein, je suis un déconstructioniste, j'ai le droit !". Oui, j'en avais le droit. Assurément. Le problème, c'est qu'elle s'en fichait. Moi aussi d'ailleurs; je ne sais comment je me rappelai à cet instant précis de Derrida, un auteur que je n'ai jamais lu, évidemment. J'ai balancé, hihi. Je m'épate toujours dans un fauteuil, dans ces cas-là. Car, je voudrais le dire, l'argumentation ne se fait pas seulement en paroles; il faut adopter une posture d'autorité qui montre que vous avez compris des choses que les autres ignorent. Oh que oui ! Ça nous fait une belle jambe, je sais, mais il faut bien meubler...
C'est que dans une série turque, Adini Feriha Koydum, une mère qui venait d'apprendre (58:40) que sa fille avait perdu sa virginité, adopta grosso modo le comportement mécanique que toutes les mères turques adopteraient dans cette situation : un cri à pleine poitrine, une baffe puis une rafale de gnons, les malédictions d'usage et LE geste sine qua non de l'ire maternelle orientale, le crêpage de chignon. Du type, la main droite qui s'agrafe sur la tête de la petite et valse avec elle jusqu'à épuisement. Certaines familles optent également pour la "falaka", les coups de bâton sur la plante des pieds. Je connais une famille kurde alévie qui n'avait pas hésité à employer ce supplice pour leur fille tombée amoureuse (et non enceinte, pour le coup) d'un Kurde sunnite. Ça serait une sorte de "protocole" à suivre avant l'apaisement; car ce qui est pathétique dans ce genre d'affaires, c'est que tout le monde sait que ce qui devait se produire, se produira : le triomphe de l'amour. Du coup, les bastonnades font figure de "passage obligé" pour la catharsis. Après, tout rentre dans l'ordre, les traditions sont sauves, la mère et la fille sont bras dessus, bras dessous...
Bref, quand la "séance" a pris fin pour la fille, la mère s'en est prise ensuite à son propre corps; ses deux poings retentissaient sur sa poitrine. Ébouriffée, éruptive, très mal embouchée, la mère battait sa coulpe. Elle reconnaissait ainsi qu'elle avait failli à sa mission : assurer la "pureté". La mère frappait le chaperon, en réalité. Cette extension de son identité, celle que lui a imposée le mâle. Une simple question d'habitus en somme. Il faut bien faire un clin d'œil à Bourdieu à ce moment précis, paix à son âme...
Certes, la mère pouvait avoir des principes et demander à ses enfants de les respecter; pour leur bien, évidemment; aucun doute là-dessus. C'est une mère. Elle pouvait être influencée par son milieu, ses croyances. N'étant pas extraterrestre, je savais bien qu'il ne fallait pas jouer sur cette corde sensible. "Oui mais il faut m'expliquer une chose : la mère désapprouve le geste de sa fille d'accord, mais pourquoi elle la lynche et pis, pourquoi elle se roue elle-même de coups ! Ce n'est pas elle qui a perdu sa virginité ! Au lieu d'apaiser, pourquoi attiser !". Et toc, le réflexe pavlovien : "Ça suffit alors ! Tu débloques à la fin ! Tu es un crypto-païen ou quoi ! On verra quand tu auras une fille !"... La vieille technique ! Heureusement que je ne seraiS jamais père, je suis trop iconoclaste...
L'amande de Nedjma. Un livre de confession d'une musulmane qui avait "mal tourné". La quatrième de couverture annonçait un "cri de colère, de révolte et d'amour". En filigrane, effectivement. C'est que Badra, l'héroïne, racontait crûment et trivialement toutes ses aventures galantes. Je tournais rapidement les pages évidemment, ce qui m'intéressait, c'était l'approche sociologique, n'est-ce pas. La scène étant trop "réaliste" pour l'écrire ici, je ne puis que rapporter les propos de la vieille dame chargée d'examiner on sait tous quoi, afin de certifier on sait également tous quoi : "Félicitations ! a lancé Neggafa à ma mère, venue aux nouvelles. Ta fille est intacte" (p. 37). "Intacte". De tout temps, une obsession : "A Rome, comme à Athènes, la virginité est une valeur de premier ordre qui n'appartient en aucun cas en propre à la jeune fille, mais bien à sa famille et à sa cité. On croyait alors que la femme, à jamais marquée dans son sang par un premier rapport, pouvait transmettre à sa progéniture les particularités de son premier amant" (Gilbert Tordjman, Préface, La 1ère fois ou le roman de la virginité perdue à travers les siècles et les continents, p. 11).
En Orient, l'honneur, comme on le sait, reste toujours une déclinaison de l'identité féminine. La fureur se décuple lorsqu'elle cueille la pomme. Même une Samira Bellil, émancipée s'il en est, tirait de la violation de cette "habitude de pensée", une explication à ses malheurs. "En fait, je pense mériter ce que j'ai subi parce-que je ne suis plus vierge. Chez les musulmans, ne plus être vierge pour une jeune fille est un sacrilège et je sais que mon père pourrait me tuer pour cela" (Dans l'enfer des tournantes, p. 69). "Tuer pour cela". Mon Dieu ! Est-ce donc être iconoclaste que de défendre un "droit individuel au péché" ? De rejeter toutes sortes de chape de plomb ?
Le dérèglement est inéluctable. C'est écrit au ciel. Ce que je sais, c'est qu'il doit exister un païen dans chacun de nous, une "incrédulité instinctive" comme l'écrivait Tocqueville; précisément pour ne pas s'ériger en censeur moral, précisément pour ne pas s'effaroucher des choix des autres, précisément pour se concentrer sur son sort personnel. Une foi qui ne se confronte jamais au péché, n'est pas une foi. C'est une bulle. Elle éclate au contact de la première ronce. Dans l'islam, il n'y a pas d'échafaudage pour les fois mal assurées, il y a l' "irâde", la volition, la résistance intérieure, le fameux "jihâd". Pour pouvoir, le Jour venu, affirmer avec un brin de jactance vite absoute : "j'ai lutté contre les démons, Seigneur, je suis un écorché, j'attends Ta récompense"...