lundi 4 juillet 2011

Ambivalence

"Alors qu'est-ce t'en penses de Feriha ?", m'a soudainement glissé une amie. "C'est qui celle-là ?", ai-je benoîtement répondu. "Bah la mytho de la série 'Adını Feriha koydum' !". "Ahhh!". Comme si je suis un psychiatre ès "sériologie", moi. "Allez fais-moi un pitch". Alors, c'est l'histoire d'une fille modeste mais très avenante qui a obtenu une bourse qui lui permet d'étudier dans l'université la plus sélecte d'Istanbul; celle où l'on croise les plus argentés de Turquie. L'intrigue, tout le monde la devine : l'amour impossible entre une pauvre et un riche. Le seul problème, c'est que les étudiants et étudiantes de la fac sont, pour ainsi dire, sortis tout droit de Paris Match, Gala, Voici ou Closer. Et comme tout le monde se sait riche, il ne vient à l'idée de personne de soupçonner que son camarade de banc puisse être pauvre... Du coup, le pauvre applique, tout naturellement, LA tactique : il "s'accorde" et tait son extraction...

Ainsi, mademoiselle, Feriha donc, se fait passer pour une bourgeoise, s'habillant dernier cri grâce à la prodigalité d'une amie authentiquement bourgeoise qui lui refile ses habits, un peu par pitié et beaucoup par suffisance. Mais nullement par infatuation car cette copine aisée, qui s'appelle Cansu, est une adolescente un peu déprimée qui vit avec une belle-mère qu'elle déteste cordialement; elle fourre donc tous ses luxueux cadeaux dans la piètre garde-robe de Feriha. Et celle-ci en profite pour se pavaner avec, dans le campus. Feriha n'est autre que l'ancienne cousine et fiancée de Behlül dans Aşk-i Memnu, la très gnangnan "mais néanmoins" richissime Nihal. Hazal Kaya de son vrai nom. Deux situations totalement opposées d'une série à l'autre... Ah oui, les parents de Feriha sont les concierges de l'immeuble où vit cette copine, à Etiler, le 16è d'Istanbul...

Fille de gardiens donc qui s'entiche du fils d'un entrepreneur, Emir. Elle cède aux avances pressantes du jeune homme, plus exactement. Manège ? non non. Feriha est bel et bien amoureuse d'Emir mais voilà; elle a honte de sa condition et se fait passer pour la fille d'une "bourge" de l'immeuble. Le scénario aggrave encore plus le drame en faisant de la vraie famille de Feriha, une troupe d'obtus; un paterfamilias conservateur et bouché à l'excès, une mère qui craint le mari mais qui s'éreinte à défendre coûte que coûte sa fille et un frère qui se la joue chaperon phallocrate. Interdiction de sortir, de répondre, de se divertir un peu, obligation de se justifier pour chaque joie et chaque peine et pour finir, devoir de se fiancer avec celui que son père a choisi. Du classique populace. Bref, très étouffant; je suffoque d'ailleurs, ay anam...

Mais classique de chez classique. Toujours les mêmes clichés. Le modeste est nécessairement étriqué mais honnête alors que le nanti est ouvert d'esprit donc immoral. Un père arriéré pour l'une, un père permissif pour l'autre. Une mère attentionnée pour l'une, une mère désinvolte pour l'autre. Des filles bon chic bon genre dans l'univers de l'une, des filles olé olé, méphistophéliques dans le monde de l'autre. Et vas-y pour forme un couple...

Qu'est-ce que j'en pense alors ? Euh... C'est que je suis de ceux qui croient à l'équivalence des conditions. Le droit islamique parle de "kafâat", la similitude des conditions aussi bien religieuses que socio-économiques entre les époux. Mais ce n'est pas tant la différence de niveau de vie qui me pose problème. Quoique c'en est un d'importance. Car dans le contexte turc, le mariage est avant tout une affaire de clans, et j'ignore ce que peut bien partager le père d'Emir et celui de Feriha dans les réunions de familles... L'essentiel, pour ma part, c'est un peu plus profond; c'est le savoir-vivre. Le "görgü" comme on dit en turc.

Ceux qui savent se tenir, quand bien même ils n'ont plus un sou sont bien plus respectables que ceux qui pètent dans la soie, dans tous les sens du terme. Exemple : Kivanç Tatlitug. Eh oui mesdemoiselles ! Un nouveau riche, s'il en est. Lors d'un mariage de la jet set turque, monsieur s'est fait taper sur les doigts lorsqu'il a jeté sa cigarette à terre; un réflexe de "pauvre". Et par-dessus le marché, il aurait rougi. Un autre réflexe naturel des parvenus qui piétinent les convenances... La caque sent toujours le hareng, très cher...

Ça saute aux yeux. Vraiment. Je ne suis absolument pas bourgeois, pour ma part. Je suis Ossète. La race de ceux qui se prennent pour des âmes bien nées et qui méprisent les autres. Impériosité de l'étiquette. Certes, pas au niveau de la cour impériale japonaise mais aride quand même. Faire le diplomate quand on me demande pourquoi mon lointain cousin a rompu les fiançailles avec sa bien-aimée; parce-que ceci, parce-que cela, effectivement. J'ai éclaté, un jour : "parce-que la famille de la fille est turque !". Madame ma tante qui a une considération moyenne des Turcs, qui est raciste donc en bon français, était déjà réservée à l'idée d'avoir une belle-fille qui ignore les "codes" et qui est en plus, institutrice. Et quand une petite dispute de rien du tout a pointé son nez, on en a profité pour tout annuler. Officiellement, c'est le fiancé qui a décidé de mettre fin à la relation; surtout pas, papa maman... Autre "scandale" : piétinant l'étiquette, un beau-frère turc s'était roulé par terre avec ses enfants devant nos yeux. Nous, les Ossètes. La famille de sa femme. Nous fûmes bien médusés, le beau-père ne sachant plus comment détourner l'attention.

Non non, ce n'est pas une fierté. C'est seulement un fait. Un fait social, comme dirait l'autre. Je suis sympa, heureusement. Car l'équivalence des moyens financiers n'est pas encore un de mes critères. Allez, pour reprendre les termes d'un vieux conflit, l'aristocratie de l'être prime la bourgeoisie de l'avoir. Peut-être que ça changera un jour. Car après tout, nous sommes tous des Alexandre Rybakoff; on s'épaissit avec le temps et on adopte les réflexes de ceux qu'on critiquait jadis. Nos bouches délivreront un jour ou l'autre, cette sentence d'Alexandre : "j'ai rejoint le camp de l'homme que je désirais abattre"...

Rêvons un peu : je suis ambassadeur et mon fils tombe amoureux d'une fille de portiers. Quel est le réflexe, le tout premier, celui qui éclot à la seconde même de la nouvelle ? Le refus catégorique, évidemment. Est-ce un vice ? Non. Est-ce insurmontable ? Eh bien non plus. Il serait trop facile d'être dans la béatitude et de déclamer du peace and love, ma chère... Ta Feriha donc, aurait été ma belle-fille si j'étais le père d'Emir. Car la mentalité du jeune que je suis, commande une telle approche. Dans 30 ans, ambassadeur, ça serait peut-être niet. Car Troyat derechef, "la jeunesse méprise le juste milieu, l'âge mûr en fait son ordinaire"... J'attends avec impatience la saison 2 ...