vendredi 10 juin 2011

Dépelotonner

S'il y a bien un principe que je me suis fait à rebours de l'éducation ancestrale, c'est le fait justement de ne pas prendre les principes trop au sérieux. Avec un modèle perfectionniste, excessivement recta, apôtre de la rigidité caucasienne ravalante et castratrice, ce n'était pas joué. Mais il n'est plus; c'est donc plus facile de se "fourvoyer". Et de récupérer par là même une liberté d'esprit, d'oraliser des pensées, des convictions qui n'entrent pas dans le cadre ordinaire d'un "bon" Ossète (qui plus est, musulman), habitué à courber la taille, à se censurer et à se rapetisser la majeure partie de sa vie.


Le prêche, en ce jour saint : sortir du conservatisme ambiant et prôner un libéralisme résolument iconoclaste. Rejeter le groupe et ses valeurs derrière la primauté de l'individu et son épanouissement. Bannir la vassalité, la servilité par rapport à un système. En somme, s'arrêter deux minutes, déposer le faix et tracer sa route. Librement. Interroger l'ordre moral et politique habituel et ouvrir la voie au "dérèglement". Pourquoi sommes-nous gouvernés par des habitudes de pensée, des valeurs religieuses et morales, des réflexes, des tabous ? La sécularisation et le désenchantement de l'individu et donc de la société et par conséquent la laïcisation de l'Etat n'ont semble-t-il pas encore triomphé. Il faut donc "maintenir l'exigence critique".


En Turquie, le mot "liberal" est devenu une quasi-insulte. "Liboş", dit-on. Car les libéraux (Ahmet Altan, Gülay Göktürk, Mustafa Akyol, Eser Karakas, Atilla Yayla, etc.) secouent fréquemment le cocotier. Et se "ramassent" des postillons, crachats, claques, menaces et procès à profusion. Quand le "Raïs" des libéraux turcs, Ahmet Altan, demande à ce que les bustes d'Atatürk soient retirés de presque partout, que les fameux principes kémalistes qui introduisent, émaillent et closent la Constitution turque soient balancés dans la poubelle de l'histoire, que les filles voilées puissent étudier dans les universités et travailler dans les administrations sans se faire stigmatiser, que les jeunes puissent boire de l'alcool à partir de 18 ans et non 25 ans comme l'impose une nouvelle loi, que les Kurdes puissent demander et obtenir l'indépendance si telle est leur volonté, que les homosexuel(les) puissent avoir les mêmes droits que les hétérosexuels, que l'armée la boucle pour l'éternité ou encore que le Premier ministre se ravise lorsqu'il ordonne la démolition d'une statue à Kars parce-que "monstrueuse", eh bien, dans tous ces cas, les kémalistes, les nationalistes et les conservateurs s'empilent et s'ameutent contre lui.




Résultat : le Premier ministre Erdogan, mécontent de ces salves, lui a intenté en janvier un procès pour injure. Raison : Altan avait qualifié les propos d'Erdogan de "creuse crânerie" ("kof kabadayılık"). Ahmet Altan est le fils du célèbre Cetin Altan, descendant d'une famille de pachas ottomans, journaliste et ancien député communiste (à qui le même Premier ministre avait remis le Grand prix de la culture et de l'art, l'an dernier) et d'une Kurde originaire du Kurdistan irakien. Il est le frère de Mehmet Altan, professeur d'économie et concepteur de la "Seconde République" (celle qui est libérale, la Première étant kémaliste). Le père avait, du coup, qualifié Erdogan d' "ingrat". On s'éclate...


Le procès a commencé aujourd'hui. C'est un événement car le Premier ministre et la figure de proue des libéraux croisent le fer. Pour la énième fois certes, mais la première fois en justice. Sa défense est un véritable manifeste : "Monsieur le juge, l'homme qui m'a envoyé ici pour que vous m'emprisonniez est un homme de talent qui a fait beaucoup de bien pour ce pays. Lui-même a souffert par le passé, a été jugé et incarcéré. Celui qui veut me mettre en prison aujourd'hui n'est autre que le Premier ministre de ce pays (...). La victime qu'il avait été un temps, jeté en prison par les maîtres du système pour avoir lu un poème, a pris le pouvoir et s'est mué en inquisiteur qui veut emprisonner à son tour des écrivains (...). Si le Premier ministre n'arrive pas à dire la même chose -"oeuvre monstrueuse"- à une mosquée ou un buste d'Atatürk qui serait autant inesthétique, eh bien, je le redis, il fait preuve de creuse crânerie (...). Que Dieu nous en garde, et si ce Premier ministre se mettait à lire des romans, vous imaginez ce qu'il pourrait se passer. Va-t-on brûler en place publique Madame Bovary et Anna Karénine parce-que le Premier ministre ne les aurait pas aimés ? (...) Va-t-on capituler face à une telle grossièreté ? Moi je ne souhaite pas que dans ce pays, le destin d'un homme dépende du bon plaisir d'un individu. Je veux que, dans ce pays, chacun se sente libre, qu'il exprime ses opinions, qu'il accomplisse son culte, qu'il puisse créer ses oeuvres, qu'il puisse parler sa langue, qu'il puisse s'habiller comme il l'entend. Je suis aux côtés du sculpteur qui a été bafoué (...). Le Premier ministre oscille entre la posture du leader historique et celle du héros d'une tragédie. Monsieur le juge, si vous me condamnez, le Premier ministre fera abattre encore plus de statues. Si vous ne le faites pas, il comprendra peut-être qu'il est dans l'erreur. Je vous demande d'aider un Premier ministre qui s'est embrouillé sous le poids de ses triomphes successifs".


Amen.


C'est bien cela gêner tout le microcosme. Imaginons que toutes les propositions d'Altan soient appliquées, que restera-t-il des idéologies politiques en concurrence, des innombrables chroniqueurs qui rabâchent les mêmes choses depuis 30 ans. A croire qu'on s'ennuierait dans un pays où une bombe n'explose pas de temps en temps, où un citoyen ne se fait pas léser dans telle ou telle administration publique, où un autre ne disparaît pas du jour au lendemain, où un énième ne se fait pas lyncher pour avoir embrassé on ne sait trop qui dans un jardin public. On s'ennuierait. Comme dans les pays scandinaves...


Évidemment tant d'autres interrogations sont légitimes. Notamment celles qui touchent la moralité. Pourquoi, par exemple, un frère et une soeur ou, allez pour faire vomir, deux frères et deux soeurs ne peuvent-ils pas se marier et avoir ou adopter des enfants comme sous l'Egypte ancienne ? Pourquoi l'Etat se mêle de l'âge en-deçà duquel les adolescents ne peuvent avoir de relations sexuelles ? Nous partageons la même Terre que les Baruyas par exemple, eux qui ont une "autre" méthode de "produire des grands hommes" (Maurice Godelier), celle où les vieux éduquent les enfants par la fellation jusqu'à un certain âge... Et Pourquoi l'Etat impose la monogamie au fait ?


Ouvrir la voie au dérèglement, avons-nous dit. Oui, ouvrir la voie; mais pas forcément y aspirer. Nuance : on peut avoir un discours public en totale contradiction avec son propre mode de vie. Et ce n'est pas un paradoxe, une contradiction, une schizophrénie; c'est plutôt une démonstration d'assurance. C'est dire, au fond, "chiche !". Le but n'est pas d'abolir le Temple, c'est de se débarrasser des "gardiens du Temple". Soutenir l'amoralisme sans être immoral.


Le pire pour un croyant, c'est de croire à l'harmonie par la pression sociale. Une conscience usurpée par la force ne peut qu'être hypocrite. Au lieu d'assaillir les "déviants" de reproches et menaces, il faut les laisser libres pour que la tentation et donc la résistance personnelle (le grand jihad) permettent une entrée triomphale au Paradis. C'est l'individu qui doit être vertueux (du moins pour celui qui le souhaite) pas la société. Le libéralisme, au fond, c'est offrir à l'être humain la possibilité de faire un stage pour l'au-delà : se jeter dans les bras du démon ou se jouer de lui... "Le chemin du Paradis est parsemé d'obstacles tandis que le chemin de l'enfer est jonché de plaisirs". Allez, on peut le dire maintenant : le conservateur est "socialement conservateur" avant d'être "intimement conservateur". Car les conservateurs ont peur d'être les premiers à succomber si toutes les barrières sautent; à bousculer les autres pour prendre la tête du cortège. Or, c'est en milieu hostile qu'on devient mu'min, muslim et finalement muhsin... Alors ? Chiche ?