lundi 12 septembre 2011

Goutte de moralité repêchée de l'océan d'immoralité...

Lu dans Lire, numéro 398, septembre 2011, p. 11 : "José Eduardo Cardozo, ministre de la Justice brésilien, a introduit une législation qui devrait inciter les prisonniers à devenir d'endurants lecteurs. A chaque fois qu'ils passeront douze heures dans la salle de lecture, ils bénéficieront d'une remise de peine d'une journée". Et juste en bas, sans transition : "Sadullah Ergin, ministre de la Justice turc, a assigné l'éditeur Irfan Sanci pour avoir choisi de publier La machine molle de l'écrivain américain William S. Burroughs. Un sort partagé avec le traducteur de l'oeuvre. (...) Selon le code pénal turc, certains passages du roman sont trop osés, voire indécents. Ce n'est pas une première pour Irfan Sanci. Il a connu le même sort l'an dernier quand il a voulu éditer Les exploits d'un jeune don juan de Guillaume Apollinaire".


Bien. Commençons par faire notre Angelo Rinaldi, ça peut porter chance. Celui qui s'amusa à relever les fautes de français du lettré François Mitterrand dans sa Lettre à tous les Français ["faire rentrer dans l'ordre des velléités", les armées française et allemande "s'interpénètrent", la recherche va devenir "l'enfant chéri de la République", etc. (Plumes de l'ombre. Les nègres des hommes politiques, E. Faux, T. Legrand, G. Perez, p. 39)] et qui finit académicien... Mentionnons les erreurs qu'un magazine comme Lire ne devrait pas faire : un ministre n'introduit pas une législation (quelle mocheté !), un ministre n'assigne pas un éditeur (non non je t'assure, même en Turquie) et un code pénal ne trouve pas "osés" certains passages d'un roman. Nous n'en sommes pas encore arrivés là; ores, il ne fait que disposer une règle de droit et c'est le magistrat qui estime souverainement que tel passage est contraire à tel article. Non mais, franchement : "selon le code pénal turc, certains passages du roman sont trop osés". Un patafouillis de français. Dans une revue spécialisée. Et pour défendre la littérature, s'il-vous-plaît...


Passons et félicitons chaleureusement Monsieur Cardozo. Qui rêve de transformer des taulards en rats de bibliothèque. C'est qu'il a tout compris l'honorable ministre; la découverte de l'écrit et de la pensée ne peut qu'atténuer le sentiment de dépouillement. Et avec une dose musclée de douze heures par jour, on peut espérer voir émerger d'ici une décade, des docteurs en philosophie, psychologie, littérature ou, je ne sais pas moi, en droit (ça existe, coco; dois-je tuer quelqu'un pour, enfin, commencer une thèse ?). Une cadence à la Bernard Pivot ne peut faire que des miracles. Je n'ai pu atteindre que 9 heures, pour ma part. "Bouhhh, t'es un nul !". Au-delà, c'est un cerveau et des yeux en compote. Et je n'ai pas une latitude temporelle à volonté non plus, la recherche d'emploi est une activité à plein temps, j't'jure il faut piocher dur et ça encombre pesamment l'esprit. Alors qu'eux. Les embastillés. Ils ont assommé le Temps; vivre au rythme du pendule est une vraie souffrance quand j'y repense. Du moins pour ceux qui ont maille à partir avec cette dévorante obsession, l'écoulement du Temps...


"Embastillés" oui car toute prison est une bastille. Elle détruit à petit feu l'être humain que reste un coupable et l'avilit. Abolition alors ? A discuter. On le sait, le désoeuvrement ne fait qu'amplifier la frustration sexuelle des détenus et éperonner leur propension à la violence. Ah ce n'est pas moi qui le dis, je n'ai aucune expérience carcérale, c'est Jacques Lesage de La Haye, un ancien prisonnier devenu docteur en psychologie, qui l'affirme : "le fait d'être frustré sexuellement pendant des années n'améliore pas l'individu. Cela n'a d'autre résultat que d'aggraver ses faiblesses" (La Guillotine du sexe. La vie affective et sexuelle des prisonniers, p. 219). Le prisonnier lutte comme il peut, contre les cris de son corps. Par la lecture ou le sport. C'est que la geôle reste un lieu où la sexualité est brimée, et on ne peut que citer ce qu'il en résulte, une humiliation orchestrée par l'institution : "l'intimité est partagée de fait avec les codétenus lors des masturbations qui accompagnent le silence religieux de la diffusion du film pornographique" (Arnaud Gaillard, Sexualité et prison. Désert affectif et désirs sous contrainte, p. 96), "parmi les recettes depuis longtemps expérimentées, citons la reconstitution du vagin féminin par l'utilisation d'un gant de toilette rempli de pâtes chaudes, ou bien la pénétration d'un matelas percé d'un orifice savamment étudié" (p. 105), "en prison, l'homosexualité est représentée comme nécessairement douloureuse. La répartition des rôles entre pénétrants et pénétrés se résume à faire mal ou avoir mal" (p. 181), "résister à l'homosexualité est ainsi souvent présenté comme un défi, que seule une force de caractère peut permettre de relever" (p. 202), "les hommes arborent un pantalon de jogging, sans ceinture ni bouton ni fermeture éclair à ouvrir. L'accès aux parties génitales est ainsi facilité, tandis que les manoeuvres de repli pour éviter une sanction sont plus vite réalisées. Les femmes quant à elles, se munissent d'un manteau ample dont la vocation première est de servir de rideau, ou de paravent. Elles portent aussi des jupes amples qui permettent de cacher l'enchevêtrement des corps quand les amants décident une pénétration en position assise" (p. 248). Et quand je pense que j'étais à deux doigts de passer le concours de "directeur des services pénitentiaires" avant de me rappeler que j'étais un abolitionniste...


Merci Monsieur le Ministre. Même si une présence de 12 heures n'équivaut pas forcément à une lecture effective pendant ce laps de temps. Ça ne fait rien. Ils liront, ils rêveront, ils prendront des notes, ils jouteront, ils se dégourdiront les jambes et les idées. C'est déjà ça. Une obligation de moyen et non de résultat. Ça tombe bien, personne n'appuie sur votre tête dans les vraies bibliothèques, non plus. On regarde à droite à gauche, on rêvasse, on admire des choses (hum hum) et on lit de temps en temps. Surtout quand le lieu incarne à lui-même la promiscuité. Je ne voudrais discréditer personne n'est-ce pas, mais franchement, la bibliothèque la plus riche de France en ouvrages juridiques, celle de Cujas, est un étouffoir. On est serrés comme des sardines, on étrangle, on suffoque. Et le jour où on comprend le sens de l'expression "commenter les oeuvres de Cujas", on n'arrive plus à rester sérieux, un Dalloz dans les bras...



Celle de Nanterre reste un paradis. Nostalgie...





Un expédient qu'il faudrait importer en Turquie, voulais-je oser. "Impossible, on censure dans ce pays !", allait-on me répondre. Sans doute. Mais surtout, on ne lit pas dans ce pays. Alors le fait que le ministre de la justice s'acharne sur un éditeur, on s'en fout royalement, pardonnez-moi (d'ailleurs, ce n'est pas le ministre qui est à l'oeuvre dans cette vieille histoire). Pour ma part, je n'ai toujours pas lu le livre incriminé. Et que fait-on quand on meurt d'envie de donner un avis sur une oeuvre qu'on n'a pas lue ? Eh bien, toute honte bue, on se rabat sur les commentaires de ceux qui l'ont feuilletée. En voici un, chopé sur le site Amazon : "Cet ouvrage, extrêmement singulier, n'est pas classable. Très pénible à lire, les phrases n'étant qu'une suite de mot, souvent sans verbe, sans accord, sans sens apparent. Burroughs écrit exactement comme il ordonne sa pensée aux pires moments de sa défonce. On en ressort des impressions, des odeurs rémanentes, une tension malsaine palpable et même une idée de saleté dont on aimerait se débarrasser au fil des pages, mais qui colle au texte, inlassablement. Culte pourquoi? Parce que novateur, dérangeant, impensable ! Est-ce un livre agréable à lire ? Certainement pas. C'est une référence, et il est intéressant à plus d'un titre : c'est notamment la plongée dans le cerveau d'un toxico homosexuel au cours de ses digressions dans un monde où les frontières entre la réalité et l'hallucination ou la paranoïa sont pleines de sang, de sperme et de coups". Ouah ! Du genre à secouer ! Je vais donc le lire...


Elif Şafak, une romancière turque qui vend bien (juste après Orhan Pamuk) et que je n'ai toujours pas lue non plus, avait pris la plume pour critiquer cette censure. Veto qui émane, nous y voilà, du "Comité de protection des mineurs contre les publications obscènes" (Küçükleri Muzır Neşriyattan Koruma Kurulu). Étrange la procédure, tout de même. Un comité de protection des mineurs formule une observation sur un livre destiné aux adultes... Qui plus est un aréopage de non-initiés puisqu'y siègent, un haut fonctionnaire, un procureur, un commissaire, un médecin, un universitaire en sciences sociales, un théologien musulman (tiens tiens), un journaliste et ouf !, deux membres du Conseil national des programmes du ministère de l'Education nationale et un diplômé des beaux-arts. Bref, à tout casser, seulement 3 des 10 membres ont un titre de compétence pour discuter de littérature. C'est bien pourquoi, le Comité a divagué en estimant le plus sérieusement du monde que le livre de Burroughs "n'est pas de la littérature" : il n'y a pas d'unité narrative, c'est trop bordélique, argotique et décousu. Et, évidemment, immoral : "yazar hiçbir değer sistemini dikkate almayan, disiplinsiz anti sosyal bir seks bağımlısı tipi ile şahsiyetleştirdiği "yumuşak makine" isimli kitapta bir konu bütünlüğü olmadığı, gelişigüzel kaleme alınarak anlatım bütünlüğüne de riayet edilmediği, genelde argo ve amiyane tabirlerle kopuk anlatım tarzının benimsendiği, özellikle erkek erkeğe cinsel ilişkilerin zaman ve yer tasvirleriyle ar ve hayâ duygularını rencide edecek ölçüde anlatıldığı, zaman zaman tarihi mitolojik unsurların yaşam tarzlarından örnekler vererek kişisel ve objektif olmayan gerçek dışı yorumlarda bulunduğu anlaşılmaktadır. Mezkûr kitabın bu haliyle edebi eser niteliği taşımadığı, okuyucu haznesine ilave katkısının olmayacağı, kriminolojik açıdan da kitapta, insanın bayağı, adi, zayıf yönlerinin işlenmesinin okuyucu üzerinde suça izin verici tavırları geliştirmektedir". La maison d'édition avait eu scrupule à rappeler aux "sages" que ce qu'ils appelaient de la merde était précisément un courant littéraire et le cachet de Burroughs. Le courant "Beat Generation" et la méthode "cut-up". Eh bien, on l'aura appris. Messieurs les censeurs, merci !


Chaque nation a ses penchants. Certains pays s'enthousiasment pour "la rentrée littéraire", d'autres accueillent avec délectation "la nouvelle saison des séries". Ce n'est pas faire offense au peuple turc (de Turquie, devrait-on dire pour rester politiquement correct) que de décrire le nez au milieu de la figure : la lecture est une détestation nationale (si bien qu'on se gausse en cherchant non pas le nombre de livres qu'un Turc lit dans l'année mais le nombre d'années qu'il met pour lire un bouquin !). Orhan Pamuk, par exemple, l'a tellement bien compris qu'il préfère écrire ses réflexions sur la littérature en anglais; les Turcs peuvent attendre car ils attendront, vraiment. Personne ne se bouscule pour une simple nouvelle, de là à lire des "réflexions" sur la littérature ! Qui, dit en passant, sont souvent vaseuses; quand on compulse une étude sur un livre qu'on vient de fermer, on ne le comprend plus...


La fameuse "moralité turque", encore une fois. Ou la sacro-sainte "structure familiale" qu'il faudrait protéger. Un opuscule de rien du tout la menacerait. Ainsi parle le Comité. La justice n'a pas encore tranché, ça sera le mois prochain. Evidemment, on ne parle même pas de la légitimité qu'a un Etat, même turc, de définir la moralité. Eût-il eu ce droit, de quelle moralité parle-t-on ? Celle qui laisse des millions de gamin(e)s admirer comment Behlül a défouraillé l'épouse de son oncle, Bihter ? Celle qui tient en haleine toute la patrie sur la scène de viol de Beren Saat ? Celle qui impose aux présentatrices d'assurer quasi-nues des émissions de grande écoute ? Celle qui incite à se pâmer devant la scène de lit de Kivanç Tatlitug dans sa nouvelle série ? Celle qui "twitte" sur la torridité du corps sculpté de celui-ci ? Celle qui s'impatiente d'analyser la nouvelle version du viol d' Iffet pour la comparer à celle d'il y a 30 ans ? Celle qui suit avidement les chroniques de Serdar Turgut, un des journalistes impudiques les plus lus du pays ? Celle qui ne perd pas une miette des aventures de la diva transsexuelle, Bülent Ersoy, avec ses minets épousés en moins de deux et "répudiés" au quart de tour ?


Allô ! "Protéger la moralité turque" ? Où ça ? Comment ? Grâce aux gardiens d'une pureté qui n'existe plus sur les écrans que tout le monde regarde et qui devrait exister sur un livre que personne ne va lire ? Nous sommes en Turquie et les remparts sont tombés en ruine depuis belle lurette; adieu les rondes, adieu le knout, adieu les mouches du coche. On coule. Gaiement. Et l'Etat en est toujours à la pêche des âmes. Coups de menton de l'imam du comité ? Non ! La Turquie est un Etat laïque, voyons...