Il fallait bien que ça arrivât. On la disait affaiblie, alerte d'esprit certes, mais diminuée, limite languide. C'est qu'elle portait le faix des ans, le poids des siècles, le souvenir des exils, l'amertume des déchirements; toute forme d'humiliations ayant été son lot durant sa "carrière" de princesse. Carrière, oui car elle y tenait : la magnificence du symbole ne devait pas céder à la misère de l'instant. La dénommée Neslisah Sultan, princesse ottomane, princesse puis Première Dame égyptienne, doyenne de la famille, celle qui éprouva tant de difficultés qu'une grâce avait fini par l'envelopper; comme par compensation. Elle s'est éteinte hier à l'âge de 91 ans.
Après les décès d'Osman Ertugrul Efendi en 2009 et d'Osman Nami Beyefendi en 2010, c'est l'ultime témoin qui s'en va. Née en 1921 dans un palais d'Istanbul, petite-fille du dernier Sultan-Calife Vahidettin Mehmet VI par sa mère et du dernier Calife Abdülmecit Efendi par son père, sa naissance fut célébrée par 21 coups de canon et une frappe spéciale de pièces de monnaie. Exilée en 1924 avec l'ensemble des Ottomans, elle s'installa à Nice avec son grand-père le Calife. C'est cette proximité qui lui permit de sauvegarder les traditions et l'étiquette impériales. En 1940, elle épousa le prince Muhammed Abdulmunim, fils du Khédive déchu Abbas Hilmi II et devient Régente (donc Première Dame) d'Egypte pendant quelques mois en 1952-1953 avant de connaître, à nouveau, l'exil.
Princesse discrète mais assez déterminée selon ses proches (rappelons qu'elle était la descendante directe de Hürrem Sultan (1500-1558) et de Kösem Sultan (1590-1651), les deux figures les plus controversées de l'histoire ottomane), elle s'était opposée au rapatriement de la Syrie à Istanbul, du corps de son grand-père Vahidettin Mehmet VI. Celui-ci, décédé à San Remo en exil en 1926, n'avait pu être enterré en Turquie du fait de l'opposition de Mustafa Kemal. Le président syrien fit un geste à la famille (qui se trouvait être celle de son ex-femme, Ayse Sultan, fille du Sultan Abdülhamit II) et accepta l'inhumation à Damas.
En 2009, à la suite du décès du dernier membre mâle de la dynastie à être né à Constantinople, elle affirma qu'il était désormais impropre de parler de "dynastie ottomane"; cette titulature devait être délaissée au profit de celle, plus ordinaire certes, mais d'autant plus idoine, de "Maison ottomane". Cette déclaration provoqua des grincements de dents parmi les princes qui rejetèrent une telle approche. Or, Neslisah Sultan suivait une logique qui était également en vigueur dans les cours européennes : lorsque le dernier mâle qui est né au sein d'une famille régnante s'éteint, il emporte avec lui la prétention au trône et met ainsi fin à la dynastie. La notion de "famille" prend la relève.
Intellectuelle, polyglotte, élégante au plus haut point, cavalière émérite, mordue de canoë-kayak, Neslisah Sultan était la dernière personne de la famille ottomane à être née dans l'empire et à être inscrite sur le registre impérial des naissances. Un point de rupture, s'il en est, dans l'histoire des Turcs. La "Sultan Efendi", bel exemple de la femme turque moderne et cultivée, mérite la plus grande, la plus sincère et la plus éminente considération; c'est qu'elle reste, qu'on le veuille ou non, l'ultime symbole de la continuité de l'Histoire : la dernière Ottomane est morte, c'est la République qui doit lui rendre les honneurs...