jeudi 6 décembre 2012

Causette(s)...

"Où va-t-on, diable ?", telle est la question que les kémalistes se posent depuis 1950. Depuis que le droit de vote effectif appartient au peuple. Peuple qui pense mal, qui déduit peu et qui vote nul. "Où on va, mon Dieu !", telle est l'exclamation que les mêmes kémalistes imposent depuis 2002. Depuis que la souveraineté appartient au même peuple. Peuple qui regarde lubrique, pense patriotique et vote islamique. On n'y comprend couic... L'Etat reste le même Etat. Celui qui met son grain de sel. L'Etat turc, en somme. "Fais pas ci, fais pas ça !". Sous l'Empire, la liberté individuelle n'existait pas, on était membre d'un groupe et soumis à ses règles; sous Atatürk, la liberté collective n'existait pas, on était membre DU groupe et soumis à ses principes; sous les autres, on croule sous les textes, conventions, déclarations de droits de l'Homme mais il y a loin de la coupe aux lèvres...

Quelques-uns abolissent l'Index librorum prohibitorum, pourtant. Si si. Très officiellement donc, en Turquie, il était prohibé de lire jusqu'à aujourd'hui l'autobiographie de Saïd Nursi (1878-1960), considéré comme l'un des plus grands savants religieux, initiateur d'un mouvement qui brasse des millions de Turcs, le Manifeste communiste de Karl Marx (1818-1883), prophète de millions de personnes qui jadis avaient du temps pour rêver, L'Etat et la Révolution de Lénine (1870-1924), ange tutélaire d'innombrables Etats communistes et l'oeuvre complète de Nazim Hikmet (1901-1963), poète martyrisé sous Mustafa Kemal Atatürk mais héroïsé par les kémalistes contemporains... Il n'y a plus d'inconvénient pour que le peuple découvre les communistes, ils n'existent plus, ni les islamistes, ils sont au pouvoir...

Dieu, l'Empire, la morale. La nouvelle devise républicaine. L'Etat décide. L'Etat définit. L'Etat décommande. Le Premier ministre en personne borne les loisirs. Critique cinéma un jour, historien, l'autre. Si la série "Muhteşem Yüzyil" disparaît, on en connaît le responsable. (Une série, qui dit en passant, mérite d'être regardée ne serait-ce que pour ses musiques). "Notre aïeul a croisé le fer pendant 30 ans, comment pouvez-vous le montrer de cette manière comme un type qui ne sort jamais du harem !", dixit. Une "donnée" qui devenait 45 ans chez Fethullah Gülen, un imam influent. On apprit le lendemain qu'il n'avait guerroyé "que" pendant 10 ans... Pour un règne de 46 ans, on fait rapidement la soustraction pour dénicher enfin le temps nécessaire pour faire des enfants, diriger l'Etat et aimer sa Hürrem...

Comme si le Turc aime son Empereur seulement quand il fait la guerre, quand il "colonise" d'autres contrées, quand il soumet l'Occident, quand il arrive aux portes de Vienne, quand il enlève les fils des autres pour en faire des pachas, quand il vole les filles des autres pour en faire des sultanes. Les princes et princesses protestent, composent scénarios et pièces de théâtre et ils ont raison, la gratitude impose souvent partialité; les historiens boudent et retournent à leurs chères études et ils ont raison, le savoir impose toujours rigueur. Mais le Turc moyen produit ce qu'il veut et regarde ce qu'il veut. Le "grotesque" pour la famille ou le "médiocre" pour le spécialiste ne sont pas, heureusement, les critères de la fiction. Ce sont les critères du documentaire. La série n'apprend pas, elle fait passer un bon moment. Comme un roman. Personne ne lit un roman pour se faire une culture historique ou briller en sociologie...

Et le CSA turc vient d'infliger une amende à la chaîne CNBC-E pour avoir diffusé un épisode des Simpson dans lequel Dieu passe pour un serviteur du diable. Ben voyons ! Voilà où on aboutit quand les grands se mêlent d'un dessin animé... Et le ministère de l'Education vient d'abolir l'uniforme en classe tout en maintenant les nombreuses exceptions. Interdiction de porter des vêtements susceptibles de porter atteinte à la santé, interdiction de porter des vêtements qui ne sont pas de saison, interdiction de porter des vêtements déchirés ou troués ou transparents, interdiction de porter des jupes fendues, des débardeurs et des chemises sans manches, interdiction de se teindre les cheveux, de se maquiller et de porter barbe et moustache. Voiiilà pour les articles 2 et suivants, autrement dit les règles de la nouvelle disposition. Maintenant l'article 1er c'est-à-dire l'exception : la liberté vestimentaire est reconnue...


Bien-pensance et conformisme. Traditionnelle "passion" de l'Etat turc. L'uniformité prime, l'épanouissement personnel angoisse. Qui ? Les gardiens de la vertu des autres. Comme dans un Etat sharaïque. Un islamiste, au fond, est de bonne foi, on le comprend : il veut sauver l'âme de son prochain en marquant son corps d'une façon ou d'une autre. Un musulman, lui, peut penser autrement. DOIT penser autrement, peut-être. Les interrogatoires relèvent de l'autre monde. "Le seul but en vue duquel on puisse à juste titre recourir à la force à l'égard de tout membre d'une communauté civilisée, contre sa propre volonté, c'est de l'empêcher de faire du mal aux autres. Son propre bien, physique ou moral, n'est pas une justification suffisante. Sur lui-même, sur son propre corps et son propre esprit, l'individu est souverain" (John Stuart Mill). Pour la simple et bonne raison qu'il est majeur et vacciné. Donc responsable; devant qui il veut,  mais sûrement pas devant une abstraction qu'est l'Etat...