dimanche 7 septembre 2008

Déscolastiser

Les Turcs ont joué au football contre les Arméniens. Chez ces derniers. Ils ont gagné. Bien sur, loin de moi l'idée de faire une analyse footbalistique. La rencontre a drainé plus de journalistes politiques que de commentateurs sportifs. Et comment ! Toutes les pointures ont fait le déplacement.

Le Président Gül avait accepté l'invitation de Sarkissian. Un pays qui ne reconnaît pas votre intégrité interritoriale, un Pays qui vous accuse d'avoir commis un génocide, un Pays qui occupe les terres d'un Pays frère. "Allez, on fume le calumet ?", "non, non, ça va aller comme ça", "allez", "mais non ! t'es bouché à l'émeri ou quoi ?"

Les remontrances ne se sont pas fait prier. Les nationalistes ont régurgité les mêmes salades : le CHP et le MHP font les panturquistes : "mais comment oses-tu ? Les Arméniens occupent les territoires de nos frères azerbaïdjanais !". Les Turcs n'en veulent pas à plus de 80 %. "Jamais, aussi longtemps que la mer restera capable de mouiller une coquille; les footballeurs, d'accord hein, mais pas le Président; s'il y va, c'est un traître ! Ils vendent la Turquie à l'encan, les cabots".


Les nationalistes de l'autre bord respirent la même effusion antipathique. Petrosyan boude. Ils veulent un truc de ce genre :



Ou au moins :


Pierre Vidal-Naquet écrivait : "La mémoire n'est pas l'histoire, elle choisit, élimine par pans entiers les moments dont l'idéologie impose l'élimination, annule le temps, gomme les évolutions et les mutations (...), l'historien cherche au contraire à retrouver les faits sous les mots, la réalité sous les souvenirs, la vérité sous le mensonge ou la fabulation". Cette citation peut valoir pour les deux parties.

Le CHP (parti dit de gauche) ne veut rien entendre : "nan, nan et nan, le dialogue ne fait pas partie de notre programme". On le croit volontiers. Le MHP (parti de droite nationaliste) critique la tournure "officielle" de l'événement : "Les lampistes, d'accord mais pas le Président !". Or, le "leader éternel" du MHP, le défunt Alpaslan Türkeş dit le Başbuğ (= leader, commandant) n'avait pas hésité à rencontrer Petrosyan en catimini à Paris en 1993 pour améliorer les relations des deux Etats. Un vrai nationaliste. Bien sûr, les bornés n'ouvrent pas trop l'oreille en général; alors on leur explique l'antiquité des relations turco-arméniennes : on commence avec Manzikert, l'aide des Arméniens; on évoque la prise de Constantinople, encore les Arméniens; la défense de Canakkale, encore et encore eux; et que dire de Agop Martayan, le spécialiste et le réformateur de la langue turque, celui qui avait été invité par Mustafa Kemal en personne pour remettre de l'ordre à cette langue (d'où son surnom de "Dilaçar", "celui qui ouvre la langue").

Certains proposent, comme des fautifs soucieux d'effacer les traces du forfait : "allez, on oublie tout et on s'embrasse mais on oublie tout, hein, c'est-à-dire que moi, je m'engage à oublier ta félonie lors de la Première Guerre mondiale, ne t'excuse pas, mon brave !". L'Edit de Nantes qui, comme on le sait avait tenté d'apaiser les conflits religieux, avait une belle phrase : "la mémoire de toutes choses passées (...) demeurera éteinte et assoupie comme de chose non advenue". C'est beau. Mais un peu fort. D'ailleurs, le Président Gül a offert à son homologue un vase de Mevlana sur lequel figure cette pensée : "Kusurları örtmekte gece gibi ol" : "Sois comme la nuit pour enfouir les défauts". Un commencement...

D'autres ne cachent pas leur joie : "T'as vu, ça ressemble au match de ping pong entre les Etats-Uniens et les communistes Chinois. En 1972. Ou comme Sadate et sa visite à Jérusalem" Les références sont altissimes. Comme des Grands. D'ailleurs, les délégations se rencontrent en Suisse. Des contacts indirects comme les Israéliens et les Syriens. Visiblement comme des Grands...

Hrant Dink parlait au sujet de la Turquie et de l'Arménie de "deux peuples proches mais deux voisins éloignés". Il suffit de trouver le joint. C'est un grand pas. Il faut applaudir. Les Turcs avaient proposé une commission indépendante formée d'historiens pour qualifier les "événements de 1915". L'Arménie avait refusé. Personne ne nie les crimes, c'est déjà ça. Ils achoppent sur la qualification juridique. Le Président Gül est passé à côté du Mémorial. Ni gerbe, ni geste, ni parole. Une prière aurait suffi. Le contraire aurait été tout un poème...