mardi 9 septembre 2008

Les chiens de garde

Ils croisent le fer, ça y est. Le Premier Ministre Erdoğan et le magnat de la presse Aydın Doğan, celui qui est réputé renverser les gouvernements qui gâtent ses intérêts.





L'affaire est, dans sa présentation, simple : une association caritative turque à coloration islamique a manigancé en Allemagne; la presse liée à cet homme d'affaires insiste depuis quelques jours sur ce scandale. Cette insistance incommode fortement le Premier Ministre car l'un des responsables de l'association a déclaré lui avoir remis des fonds. Fidèle à son tempérament, il rugit et se met à "balancer" les desiderata de Doğan concernant un terrain à Istanbul. Doğan l'aurait acheté, jadis, à seulement 250 millions de dollars car frappé d'une interdiction de construire; maintenant il veut bâtir des résidences et sollicite donc "l'aide" du Premier ministre pour une modification du plan d'urbanisme. C'est connu, les dirigeants aiment faciliter les affaires des entrepreneurs. La lutte contre le chômage est une croisade. Le hic, c'est qu'entre-temps, le prix du terrain a été multiplié par 10. Bonne technique...


L'affaire surgit tout droit du réquisitoire du juge d'instruction allemand. Ce n'est qu'une allégation. Peu importe, il fait la manchette. L'affaire du "Ergenekon" n'avait pas trouvé grâce aux yeux de ce groupe de presse : "voyons, on ne peut pas fonder une manchette sur des potins !". Maintenant, c'est possible. Pour notre gouverne.


Aydın Doğan, un type qui fait fantasmer; celui-là même qui recevait le Premier Ministre Mesut Yılmaz en pijama devant la presse. Sa fille est la présidente du MEDEF turc. Il est puissant. Doğan a lancé à l'endroit d'Erdoğan après les révélations sur ses machineries : "dictateur, tu fais du chantage !", l'autre lui a répondu : "je vais tout dévoiler sur tes affaires", "vas-y, j'n'ai rien à me reprocher", "bouffon, sangsue", etc.


Le Premier Ministre se targue souvent d'avoir mis fin aux combines de certains industriels, de lutter efficacement contre la corruption et la prévarication. Le hasard fait que ces sombres histoires jaillissent, en ce moment, de son propre parti. Une théorie de ragots ? Jadis, quand les deux dinosaures Erbakan et Demirel jouteaient à qui mieux mieux, Erbakan avait fait ce constat amer : "bugüne kadar söylediği herşeyin tersini yapması nedense kendisinin kaderi oluyor", "c'est son destin que de faire le contraire de tout ce qu'il a dit jusqu'alors". Plus on combat l'hydre, plus il riote outrageusement.


Son attitude dans cette séquence n'est pas des plus démocratiques ou simplement des plus matures. Prendre à parti un patron de presse du fait des écrits de ses journalistes n'a aucun sens. Le CHP, rompu aux déclenchements de crise, se dresse sur ses ergots : "c'est du financement illégal, l'AKP s'est fourvoyé". Il défend le Patron. Un journaliste turc l'a bien rappelé : tout ce qui fait plaisir à Baykal désole le peuple, c'est ainsi ("bu şahsı memnun eden her şey milleti mükedder ediyor" Turan Alkan). Le Premier ministre fredonne la même chanson depuis quelques jours : "on a coupé ses rentes, c'est pour ça qu'il miaule; le malfrat, sa technique est claire : calomnie, il en restera une trace !". Il sort de ses gonds et attaque bille en tête; c'est son tempérament. On dit souvent pour le railler qu'il est "Kasımpaşalı", un arrondissement d'Istanbul pauvre mais riche en "kabadayı", sorte de frimeur fruste mais néanmoins intrépide. Un fanfaron. D'ailleurs, il ne s'en excuse pas, ça fait "peuple". Il a raté le coche, l'agitation trahit toujours. Quoi ? Une faute ou une injustice, là est bien le problème.


Rien à se reprocher le Sieur Doğan ? Il dit lui-même qu'en tant que chef d'entreprise, il a toujours quelque chose à demander à l'Etat et qu'il n'hésite pas à solliciter les officiels pour ses diverses activités. Bien. Mais c'est un patron de presse, en même temps. Il nous déclame de "l'indépendance de la presse". Raté.


Le juge européen ne se formalise pas trop de l'honneur des "rescapés" de la presse : les hommes politiques doivent faire montre de tolérance même si ils sont accusés de menteurs et de manipulateurs (Almeida Azevedo c/ Portugal, 23/01/2007). La base factuelle et le débat d'intérêt général disqualifient toute légitime aigreur. "L'homme politique s'expose inévitablement et consciemment à un contrôle de ses faits et gestes" (Oberschlick c/ Autriche, 23/05/1991). Son seul mérite est de savoir mener sans esclandre la caravane. C'est vain : les juges ne savent pas encore comment protéger l'individu de la presse, ils sont toujours "au 18è siècle". L'Etat, voilà l'ennemi ! Le quatrième pouvoir reste "hors du droit". Pierre Bérégovoy nous l'avait démontré en France.