samedi 29 décembre 2012

"L'art de se taire"

Les bibliothèques sont pleines de livres. On ne les lira jamais, c'est sûr. Si on en lit deux par semaine, ça ne fait "que" 100 livres par an. Soit entre 5000 et 6000 dans la vie. Autant dire, rien. Chaque rentrée littéraire déverse sa charretée, pas moins de 600 livres ! Et je me demande toujours comment font ces "académiciens", bibliophages fussent-ils, pour avaler, digérer, crachoter. Et décerner une palme. Je n'en sais rien, je pense à Pierre Assouline et je ferme les yeux...

Les parents, les professeurs, les grands, les anciens, les Bac+2, les concierges disent tous la même chose au môme qui passe avec ses billes :"lis !". Et c'est tout. Ni "pourquoi ?", ni "quoi ?", ni "comment ?". L'adolescent, épris de liberté malgré ses boutons qu'il n'arrive pas à chasser, rejette souvent la proposition. Lui, il veut regarder la nature. Le sexe opposé, en général. Alors, lire les misères de Jeanne, de Cosette, de Quasimodo, etc., il s'en moque. Ça fatigue les yeux, ça embrume le cerveau et, surtout, ça fait réfléchir. L'ado ne réfléchit pas, n'est-ce pas. Il agit, il séduit, il jouit. Il ne "pense" qu'à ça.

Les professeurs de lettres se plaignent toujours de la "dégradation du niveau en français". "Ils ont raison", disent ceux qui font déjà le barbon (ça a plus d'allure quand on prétend, jeune; vieux, ça fait rétro). La littérature signifie style et récit. L'essai signifie style et savoir. Le style n'existe plus, nous sommes tous d'accord. Le père Céline avait dit quelque part, "c'est rare un style, monsieur ! Un style, il y en a un, deux, trois par génération. Et il y a des milliers d'écrivains; ce sont des pauvres cafouilleux, des aptères ! Ils rampent dans les phrases, ils répètent ce que l'autre a dit". De l'orfèvrerie...

C'est vrai qu'il y a 40 Académiciens (35 plus concrètement). La théorie nous impose de les considérer comme les plus éminentes plumes de notre pays. Et Céline parle de trois génies à tout casser. Ce n'est pas parole d’évangile certes, mais il y a comme un début de vérité. Qui sont ces génies aujourd'hui ? Moi, je n'en sais rien. Je me fie à Amin Maalouf et je ferme les yeux... 

Ou alors, il faut se contenter de la "méthodologie Pierre Bayard". Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? Un professeur de littérature à l'université, le Sieur ! Oua oua oua... La recette ? Bah il faut le lire... Force est de reconnaître que le récit et le savoir sont également en voie de disparition. A part Michel Serres qui intervient de temps en temps pour plaquer de grandes idées sur de petits mots et Alain Finkielkraut qui a l'air de mériter le Prix Nobel de philosophie à chaque fois qu'il ouvre la bouche, il n'y a plus aucun "grand" nom qui émerge en sciences sociales. Oui, c'est prétentieux, je sais. C'est tellement jouissant d'écrire des sentences. Mais il y a espoir; c'est Dumézil qui l'affirme, on s'incline et on attend alors, "rien n'est jamais perdu des propositions d'avenir : elles attendent seulement dans l'immensité, dans l'éternité des bibliothèques, la flânerie ou l'inquiétude d'un esprit libre".  

Et tous ceux qui lisent ont, par la force des choses, envie d'écrire. Pour en rajouter une couche. Nul ne peut communiquer sa pensée de manière exacte, c'est comme ça. Mais on écrit. On raconte tous quelque chose, ici, là-bas, sur un réseau. Le problème est que personne n'écoute ni ne lit, pour le coup. Il faut sermonner de la banalité pour être audible. On se dit bonjour, on parle météo et on fait exprès de réfléchir à un sujet grave pendant, allez, 10 minutes; chacun récite sa leçon ou se forge rapidement une miette de pensée, on chiquenaude et on se sépare. Paradoxe : avec les amis, on parle moins bien qu'avec des tiers, le temps presse, il faut rire... Ah Jorge de Burgos, Te saluto 

"Arrête de raconter ta vie !", lâche souvent le potache avant de quérir les détails de ladite vie sur Facebook. "Tout ou presque a été pensé, dit et écrit" lâche souvent le savant avant de disserter en long et en large sur sa propre affirmation. C'est que l'habitude a pris le pas sur le discernement; il FAUT dire pour garder un rang. Et pour dire, il faut ressasser. Bah oui, ma pauvre ! Ressasser, c'est de l'orgueil, en somme. L'Abbé Dinouart donc : "Jamais l'homme ne se possède plus que dans le silence : hors de là, il semble se répandre, pour ainsi dire, hors de lui-même, et se dissiper par le discours, de sorte qu'il est moins à soi, qu'aux autres". Plus rien à dire. Jusqu'à nouvel ordre. Au revoir...

dimanche 16 décembre 2012

Le ton fait la musique


"L'une nous apprend à vivre, l'autre nous apprend à mourir", disait l'ami Muhayyel, du haut de sa double affiliation. La mentalité occidentale d'une part, la mentalité orientale d'autre part. Savourer la vie d'un côté; endurer l'existence de l'autre. Lorsqu'une catastrophe touche les Occidentaux, la question "pourquoi ?" s'échappe en premier. Lorsqu'elle atteint les Orientaux, c'est la réponse "parce-que" qui fuse au premier chef. Car l'idée de la mort est omniprésente; une des prières que tout musulman fait avec ferveur est : "Mon Dieu, donne-moi une belle mort !". Une "belle mort" ? Oui, celle qui vous enlève avant d'être alité ou maltraité. Encore un avantage de l'appartenance à la double culture occidentale et orientale. On sait pleurer quand d'autres se figent, on sait sourire quand d'autres s'énervent et on sait se taire quand d'autres vagissent. 

C'est la "mode" ici : on meurt dans les hôpitaux, loin des siens, dans les bras des tiers. On "maquille" nos morts, on débourse de l'argent pour qu'un spécialiste, un thanatopracteur, rend "présentable" notre défunt. On "maquille" nos mots aussi, un gus fait un carnage dans une école, on dépêche des psychologues pour expliquer aux autres enfants, les vivants d'ailleurs et les survivants de là-bas, ce qu'est la disparition de son copain. On craint tous la finitude comme dirait le philosophe, alors on fait des enfants. Un bout de soi jeté dans le siècle. Sous d'autres cieux, on "autorise" la mort, on ne la souhaite pas mais on l'intègre dans sa vie. C'est sans doute la radicalité identitaire entre les deux mondes : l'espoir d'une vie meilleure en Occident, l'espérance d'un au-delà meilleur en Orient. Quand on est riche, on aime la vie; quand on est pauvre, on aime l'au-delà...  

François Mitterrand avait coutume de dire : "ce n'est pas de mourir que j'éprouverai un gros souci. C'est de ne plus vivre". Une formule bien littéraire (comme il se doit) qui revenait simplement à dire qu'il avait bien peur de la mort. Comme à peu près tous les êtres humains. Tous les êtres vivants, plutôt. Je dis bien "à peu près" puisqu'il existe une catégorie de personnes qui, sincèrement, voient la mort comme un palier qui pour une réincarnation qui pour une résurrection. A ce point que le mystique Rûmî parlait même de la "nuit de noces".  Il allait rejoindre le Bien-Aimé et atteindre le ravissement. Quand on tombe en extase devant Dieu, on abolit l'espace et le temps. Du coup, on ne vit plus, on plane; on se voit dérouler un tapis et on se projette dans l'éternité. La mort n'a plus de signification, elle n'est même pas une étape puisqu'il n'y a pas de stades, elle est pas; un pas de plus dans l'immortalité...

Nos sociétés modernes sont jouisseuses et c'est presque anormal de s'attendre à autre chose. Alors quand une voix qui vient du fin fond des siècles nous annonce la fin du monde, on commence à trembler. C'est quand d'ailleurs, cette fin du monde ? On n'en sait rien. Lorsqu'un croyant demanda au prophète Muhammad s'il connaissait l'Heure, celui-ci rétorqua : "qu'as-tu préparé ?". Rien, évidemment. C'est juste qu'on veut savoir et c'est tout. La logique voudrait qu'on se prépare à l'inéluctable. La passion nous conjure de le faire. On sait qu'on va mourir mais on préfère l'oublier pendant, allez, 60 ans. Après, les signes précurseurs, les maladies, nous pointent l'horizon. On demande alors l'euthanasie. Du coup, on n'affronte jamais la mort... Et quand un enseignant demande à ses élèves de composer sur le suicide, on s'évanouit. Comme si l'adolescent qui saisit l'inanité de la vie perd quelque chose. Il gagne tout, en réalité. Il devient "existentialiste" comme dirait l'autre.  

Plus on a la rage de vivre, moins on a la résilience pour vivre. C'est bien le paradoxe de l'amour, on se sent fort et on est faible au plus haut degré. A force d'écarter la jeunesse de la mort, on lui retire la qualité de son âge : comprendre le monde et constater qu'il n'existe pas; qu'il n'existe pas, qu'il est donc inutile de s'y investir. Il ne sert à rien de savoir vivre, il faut savoir s'éteindre. Car il y a de l'éternité. Une âme pour ceux qui croient, un corps pour les sceptiques, une parole pour tous. Nous ne sommes, au fond, qu'une parole. Même pas une image, non; une simple parole, des lettres, une pensée. Ce n'est pas la mort qui me fait peur; c'est l'éternité. L'éternité du mot qui me définira ici-bas. L'éternité du mot qui m'accueillera dans l'au-delà. Il suffit d'y réfléchir quelques secondes pour que les poils se hérissent. Penser à la mort, c'est la seule morale qui nous reste car elle nous pousse non pas à établir une convention sociale mais à nous définir nous-mêmes.  C'est se déposer une couronne sur la tête ou remplir la bouche des autres. Quand j'y pense, ça serait un chapitre pertinent du cours de morale laïque. Il faudra bien faire des dissertations...

jeudi 6 décembre 2012

Causette(s)...

"Où va-t-on, diable ?", telle est la question que les kémalistes se posent depuis 1950. Depuis que le droit de vote effectif appartient au peuple. Peuple qui pense mal, qui déduit peu et qui vote nul. "Où on va, mon Dieu !", telle est l'exclamation que les mêmes kémalistes imposent depuis 2002. Depuis que la souveraineté appartient au même peuple. Peuple qui regarde lubrique, pense patriotique et vote islamique. On n'y comprend couic... L'Etat reste le même Etat. Celui qui met son grain de sel. L'Etat turc, en somme. "Fais pas ci, fais pas ça !". Sous l'Empire, la liberté individuelle n'existait pas, on était membre d'un groupe et soumis à ses règles; sous Atatürk, la liberté collective n'existait pas, on était membre DU groupe et soumis à ses principes; sous les autres, on croule sous les textes, conventions, déclarations de droits de l'Homme mais il y a loin de la coupe aux lèvres...

Quelques-uns abolissent l'Index librorum prohibitorum, pourtant. Si si. Très officiellement donc, en Turquie, il était prohibé de lire jusqu'à aujourd'hui l'autobiographie de Saïd Nursi (1878-1960), considéré comme l'un des plus grands savants religieux, initiateur d'un mouvement qui brasse des millions de Turcs, le Manifeste communiste de Karl Marx (1818-1883), prophète de millions de personnes qui jadis avaient du temps pour rêver, L'Etat et la Révolution de Lénine (1870-1924), ange tutélaire d'innombrables Etats communistes et l'oeuvre complète de Nazim Hikmet (1901-1963), poète martyrisé sous Mustafa Kemal Atatürk mais héroïsé par les kémalistes contemporains... Il n'y a plus d'inconvénient pour que le peuple découvre les communistes, ils n'existent plus, ni les islamistes, ils sont au pouvoir...

Dieu, l'Empire, la morale. La nouvelle devise républicaine. L'Etat décide. L'Etat définit. L'Etat décommande. Le Premier ministre en personne borne les loisirs. Critique cinéma un jour, historien, l'autre. Si la série "Muhteşem Yüzyil" disparaît, on en connaît le responsable. (Une série, qui dit en passant, mérite d'être regardée ne serait-ce que pour ses musiques). "Notre aïeul a croisé le fer pendant 30 ans, comment pouvez-vous le montrer de cette manière comme un type qui ne sort jamais du harem !", dixit. Une "donnée" qui devenait 45 ans chez Fethullah Gülen, un imam influent. On apprit le lendemain qu'il n'avait guerroyé "que" pendant 10 ans... Pour un règne de 46 ans, on fait rapidement la soustraction pour dénicher enfin le temps nécessaire pour faire des enfants, diriger l'Etat et aimer sa Hürrem...

Comme si le Turc aime son Empereur seulement quand il fait la guerre, quand il "colonise" d'autres contrées, quand il soumet l'Occident, quand il arrive aux portes de Vienne, quand il enlève les fils des autres pour en faire des pachas, quand il vole les filles des autres pour en faire des sultanes. Les princes et princesses protestent, composent scénarios et pièces de théâtre et ils ont raison, la gratitude impose souvent partialité; les historiens boudent et retournent à leurs chères études et ils ont raison, le savoir impose toujours rigueur. Mais le Turc moyen produit ce qu'il veut et regarde ce qu'il veut. Le "grotesque" pour la famille ou le "médiocre" pour le spécialiste ne sont pas, heureusement, les critères de la fiction. Ce sont les critères du documentaire. La série n'apprend pas, elle fait passer un bon moment. Comme un roman. Personne ne lit un roman pour se faire une culture historique ou briller en sociologie...

Et le CSA turc vient d'infliger une amende à la chaîne CNBC-E pour avoir diffusé un épisode des Simpson dans lequel Dieu passe pour un serviteur du diable. Ben voyons ! Voilà où on aboutit quand les grands se mêlent d'un dessin animé... Et le ministère de l'Education vient d'abolir l'uniforme en classe tout en maintenant les nombreuses exceptions. Interdiction de porter des vêtements susceptibles de porter atteinte à la santé, interdiction de porter des vêtements qui ne sont pas de saison, interdiction de porter des vêtements déchirés ou troués ou transparents, interdiction de porter des jupes fendues, des débardeurs et des chemises sans manches, interdiction de se teindre les cheveux, de se maquiller et de porter barbe et moustache. Voiiilà pour les articles 2 et suivants, autrement dit les règles de la nouvelle disposition. Maintenant l'article 1er c'est-à-dire l'exception : la liberté vestimentaire est reconnue...


Bien-pensance et conformisme. Traditionnelle "passion" de l'Etat turc. L'uniformité prime, l'épanouissement personnel angoisse. Qui ? Les gardiens de la vertu des autres. Comme dans un Etat sharaïque. Un islamiste, au fond, est de bonne foi, on le comprend : il veut sauver l'âme de son prochain en marquant son corps d'une façon ou d'une autre. Un musulman, lui, peut penser autrement. DOIT penser autrement, peut-être. Les interrogatoires relèvent de l'autre monde. "Le seul but en vue duquel on puisse à juste titre recourir à la force à l'égard de tout membre d'une communauté civilisée, contre sa propre volonté, c'est de l'empêcher de faire du mal aux autres. Son propre bien, physique ou moral, n'est pas une justification suffisante. Sur lui-même, sur son propre corps et son propre esprit, l'individu est souverain" (John Stuart Mill). Pour la simple et bonne raison qu'il est majeur et vacciné. Donc responsable; devant qui il veut,  mais sûrement pas devant une abstraction qu'est l'Etat...