Un "bon juge" d'Ankara avait décidé, voilà maintenant quelques mois, d'interdire l'accès à Yootube au motif qu'une vidéo insultait Mustafa Kemal et accessoirement les Turcs, réduits au sobriquet, ô combien déshonorant, de "pédés". Un juge appliqué, donc. Il mériterait, dans le système actuel, une bonne promesse de promotion. "Allez, oust, on siphonne tout ça !".
Le sacrilège fait gémir, on le sait. Les caricatures du Prophète nous l'avaient démontré. D'ailleurs, les braillards ne les avaient ni vues ni "matées". Mais ça ne faisait rien; c'est l'instinct, on s'engouffre dans la colère de peur de rater une occasion de se faire grave. Il faut bien alimenter l'honneur de temps en temps. "Pourquoi vous gueulez ?", "Tu nous a insultés", "Ah bon, et qu'est-ce que j'ai dit ?", "J'chais pas moi, on me l'a dit"...
La censure traverse glorieusement les siècles; une triste lapalissade. Mais ses modalités changent, évidemment, elles "s'adaptent". Un autre juge d'Istanbul a, quant à lui, interdit l'accès au site de Richard Dawkins, le célèbre "darwiniste", sur la requête de Harun Yahya, le non moins célèbre créationniste turc, celui qui avait eu l'audace d'inonder de ses livres les écoles européennes. L'argumentation juridique reposerait sur la diffamation. Bien sûr, la décision du juge paraît quelque peu surannée. D'ailleurs, le site de Dawkins ne manque pas de rappeler cette situation à la face du monde : "banned in Turkey".
Les conservateurs, en Turquie, sont les hommes de gauche (la gauche qui se dit gauche). C'est comme ça. Alors on les comptabilise : les militaires, les magistrats, le CHP, les hauts fonctionnaires, etc. Ceux-là même qui avaient soutenu officieusement les grandes démonstrations d'avant l'élection présidentielle pour "sauver" la laïcité et rejeter l'iranisation ou la malaisisation. Ils doivent être bien contents, on est en plein dedans par le fait... d'un des leurs.
Son fils lui a demandé le soir : "c'est toi qui a tout bloqué papa ? T'es vraiment un blaireau !", "C'est ça, ouais, tu seras bien content quand je serai nommé à la Cour de cassation !". L'acharnement ne vient jamais seul; un juriste, apparemment gêné aux entournures, lui a demandé ce qui l'a poussé à prendre cette décision. Sa réponse fut on ne peut plus brutale : "franchement, garçon, j'ai visionné et j'ai apprécié souverainement; d'ailleurs, je ne comprends rien, moi, à internet, à google, au hosting, etc.". On l'avait compris. Les plus futés ont trouvé rapidement les biais : "alors, mon petit salaud, t'as trouvé une faille !". Entre-temps, le monde, alerté par ses espions officiels, en rit : "eh ben, quel siphon, celui de ce pauvre misonéiste !".
Le droit a été bafoué; on a condamné la technologie, elle nous a fait un pied de nez en ouvrant ses autres portes d'entrée. On peut interdire, heureusement; la sanction, c'est le socle de la société. Il faut savoir jouer avec l'étau, sans tomber dans la chienlit ni dans la rigidité. Il faut surtout instruire les juges. D'accord, le juge n'a pas à penser aux conséquences politiques ou aux implications diplomatiques de ses décisions, c'est la séparation des pouvoirs; d'accord, il ne fait qu'appliquer un texte qui lui donne ce pouvoir, c'est encore une fois la séparation des pouvoirs; d'accord, il est n'est pas très au point sur les nouvelles technologies, la faute au système éducatif. Il est passif dans l'affaire, rien à lui reprocher.
La disposition d'esprit d'un juge n'est pas exclusivement dépendante des données exogènes, il a forcément une raison. Forcément; il est juge. D'ailleurs, pour leur prouver, on les envoie auprès de leurs confrères européens pour, comment dire, promouvoir l'échange et accroître leurs compétences. Et quand ils reviennent, on les interroge : "alors, qu'est-ce t'en penses ? Ils sont accessibles, hein ? Très ouverts, cultivés, souples, mesurés, de bonne composition, hein ?", "j'aime bien leur robe"...
Les Pontes de Strasbourg sont autrement constitués, y a pas photo : on demandait déjà aux hommes politiques de ne pas trop s'indigner contre les outrances verbales; maintenant, on demande aux personnages "néopublics" à savoir les personnes qui ont une activité privée qui suscite polémiques et débats, de faire preuve d'une égale endurance (Chalabi c/ France, 18/09/2008). Tous les éléments pour souffler au Sieur Yahya qu'il a tort dans ses prétentions.
On l'avait compris, ce n'est pas une histoire de droit, c'est une question de civilisation. Il faut être "asrî", pour reprendre un terme du vocabulaire hiératique des laïcistes, "moderne", "contemporain", "adapté", séculier, en somme. Des modernes conservateurs. Une blague. Quand on est instruit comme un rez-de-chaussée, on aboutit à cela, immanquablement. Et le monde continue de rire, yeux en boules de loto; hurlons avec les Sages.