Alors que les "barbus" du Koweit essayaient de débarquer les deux ministres femmes non voilées, les "glabres" de la Cour constitutionnelle turque nous donnaient, encore une fois, l'occasion d'être la risée du monde entier.
Ils avaient décidé, voilà quelques mois, que les révisions constitutionnelles visant à autoriser les filles voilées à intégrer les universités étaient contraires à la Constitution. Mais les décisions de la Cour étant en pointillés, c'est maintenant que l'on apprend les motivations du dispositif. Le CHP (parti qui se croit de gauche) avait immédiatement saisi la Cour et broder un argumentaire si romancé que les constitutionnalistes, poutant rompus aux spéculations intellectuelles, avaient hésité à chausser leur binocle de peur de perdre du temps à s'indigner pour rien. Le CHP avait ratissé large : le port du voile dans les universités est contraire à la "paix sociale", à la "concorde nationale", aux "droits de l'Homme" (sic), au "nationalisme d'Atatürk" (encore lui), à l'identité constitutionnelle turque, à la séparation des pouvoirs, à la démocratie, la laïcité, l'Etat de droit et même à l'Etat social.
Les fameux 9 juges (sur 11) ont donc embrassé ce joli travail de réflexion. Le motif de base : le voile peut troubler l'ordre public. Comment ? En faisant trembler celles qui ne le portent pas. Pourquoi ? Elles peuvent être soumises à des pressions. Quand ? Un jour.
D'accord. Il est à noter que le Président de la Cour, dont la femme est voilée, a couché une opinion dissidente pour le moins brutale à l'endroit des juges majoritaires : "Les universités ne sont pas des camps militaires; le souci légitime d'assurer la discipline dans les campus ne doit pas être l'occasion d'imposer à des filles majeures un mode de pensée uniforme". Le deuxième juge minoritaire est encore plus direct : "La décision des majoritaires se fonde sur des possibilités et en tirant prétexte d'un danger qui n'arrive jamais, on viole le droit fondamental à l'éducation" (pour les turcophones, admirez l'écriture et le raisonnement : "Bir türlü gelmeyen, ne zaman geleceği belli de olmayan ama devamlı tekrarlayarak, üsteleyerek, tâze tutularak hemen geleceği vehmedilen (varsayılan), mücerret (soyut) ve mevhum (hayalî, belirsiz) bir tehlike uğruna müşahhas (somut) bir eğitim gasbına göz yumulmaktadır").
Imaginez donc le Président d'une institution tirer à boulets rouges sur ses camarades : "vous avez violé la Constitution". Heureusement, il n'existe aucune incrimination dans le code pénal. C'est étrange, c'est toujours 9 contre 2 dans les décisions de ce genre; et les deux dissidents sont toujours les mêmes. Ils ne sont même pas juristes de formation, par dessus le marché. Mais ils ont toujours le meilleur raisonnement juridique. Bizarre.
"On a raison, j'te dis, et la liberté de conscience des filles non voilées !". Ouais. Et celle des filles voilées ? "Tu m'emmerdes avec tes pinaillages ! On s'en fout de leur liberté, elles sont déjà voilées, quelle liberté ! Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude". En réalité, ces juges n'ont aucune raison d'être incompétents. Ils sont aliénés; idéologiquement. Et leur délire devient droit. C'est une décision de justice. Elle s'impose à tout le monde. Mais tout le monde sait que c'est faux. On fait comme si. On joue à l'Etat de droit.
Il faut savoir s'installer dans l'histoire. Dans Plessy v/ Ferguson (1896), la Cour américaine disait que la loi de séparation Noirs/Blancs ne pouvait être comprise comme postulant l'infériorité des Noirs. Et elle déclarait le plus sérieusement du monde : "If (...) the colored race should become the dominant power in the state legislature, and should enact a law in precisely similar terms, it would thereby relegate the white race to an inferior position. We imagine that the white race, at least, would not acquiesce in this assumption". Des rescapés de la raison. On ne retient plus le nom du juge et si, par chance, on a une bonne mémoire, on le garde pour le clouer au pilori; mais on retient toujours une larme quand on entend les noms Harlan ("Our Constitution is color-blind") et Warren ("We conclude that in the field of public education the doctrine of Separate but Equal has no place. Separate educational facilities are inherently unequal").
Le CHP est content, évidemment. "Nous sommes dans l'extrême joie de constater que nous avons toujours raison politiquement et juridiquement". Un journaliste leur rappelle : "il serait bien aussi de temps en temps d'avoir raison électoralement"...
Autre décision attendue : les motivations de la décision condamnant l'AKP comme foyer d'activités anti-laïques. Les juges, dans leur grande sagesse, estiment que les phrases du type "on peut lire des bandes dessinées quand on est enfant, mais il est interdit de lire le Coran", "il faut laisser les filles voilées aller à l'université", "mes filles ont dû étudier à l'étranger", "seuls les théologiens peuvent se prononcer sur la valeur coranique du voile", "je veux un Président pieux", "dire à une fille d'ôter son voile, c'est dire à une femme qui passe dans la rue, enlève ta culotte", "une femme voilée doit pouvoir devenir maire", etc. doivent être perçues comme une menace grave et imminente au principe de laïcité. Mais ils retiennent des circonstances atténuantes qui ont conduit, comme on le sait, non pas à interdire le parti mais à lui infliger une amende pécuniaire, du type : insistance notable à poursuivre les réformes européennes et entrée de la discrimination positive en faveur des femmes dans la Constitution.
Voilà donc : vous êtes chariatistes mais nous remarquons avec plaisir qu'en fait vous êtes loin de l'être. D'accord. "L'hypocrisie n'a pas la puissance de la conviction" (Lamartine).