Les discussions sur Atatürk ont toujours une coloration traumatique. Certains ont peur de découvrir des choses "sensées", d'autres crient à une crapulerie fort indécente. Malheur à ceux qui l'étudient, l'analysent, le décortiquent ! "Comment oses-tu ? T'es hérétique ?"...
Mustafa Kemal aimait les femmes et l'alcool. Il n'a rien inventé. D'ailleurs, ses deux passions ont empoisonné sa vie. J'aurais préféré qu'il ne bût pas, pour rester plus longtemps à la tête de la République. Pour empêcher l'éruption de ses pseudo-suiveurs. Et épargner aux Turcs le désastre dans lequel ils les ont flanqués. Mais les grands hommes n'ont jamais le temps de s'installer au pouvoir, ils construisent et s'en vont, c'est comme ça.
Le ministère turc de l'éducation nationale a décidé d'enseigner aux élèves de terminale les rapports qu'entretenait Mustafa Kemal avec la religion. Toujours ce souci de montrer que l'Eternel était pieux, du moins qu'il ne crachait pas sur la révélation, qu'il aimait les affaires religieuses; n'est-ce pas lui qui a fait traduire le Coran et les hadiths en turc ? qui a magnifié l'islam et son Prophète ? vanté la conscience spirituelle ? mis sur pied la Direction des affaires religieuses ? et épousé une voilée ?
Quand on commence à justifier quelque chose avec transport et sans raison apparente, on finit par foutre l'encensoir partout, si bien que l'on réveille le doute et la suspicion jusque-là laborieusement apprivoisés. Du Gribouille.
Un journaliste s'est lancé : "comment prétends-tu cela ? Tu veux dire, quoi, M. le Ministre ? Que le Grand Mustafa Kemal, celui qui a revigoré la Nation, celui qui a miraculeusement bouté les ennemis hors de nos frontières légitimes, celui qui a modernisé les institutions, celui qui a illuminé l'esprit et l'intelligence turcs, n'est qu'un vulgaire admirateur de la religion islamique ?". Et le clou tombe : "tout le monde sait qu'il était un quasi-mécréant". Un croyant ne saurait faire ces merveilles, il est forcément rétrograde, incompétent, inutile; Lamartine écrivait au sujet de Mahomet, "Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l'immensité du résultat sont les trois mesures du génie de l'homme, qui osera comparer humainement un grand homme de l'histoire moderne à Mahomet ? Les plus fameux n'ont remués que des armes, des lois, des empires; ils n'ont fondé, quand ils ont fondés quelque chose, que des puissances matérielles, écroulées souvent avant eux. Celui-là a remué des armées, des législations, des empires, des peuples, des dynasties, des millions d'hommes sur un tiers du globe habité ; mais il a remué, de plus, des idées, des croyances, des âmes. (...) Philosophe, orateur, apôtre, législateur, guerrier, conquerant d'idées, restaurateur de dogmes rationnels, d'un culte sans images, fondateur de vingt empires terrestres et d'un empire spirituel, voilà Mahomet. A toutes les échelles où l'on mesure la grandeur humaine, quel homme fut plus grand ?...". Une conjugaison est donc possible.
Le ministre de l'éducation n'a jamais trouvé grâce aux yeux des laïcistes; il encense Atatürk mais mal; au travers de la religion, détestable. Fallait qu'il fût sincère, "dis-le, qu'il était agnostique, que c'était de la comédie, son attention pour l'islam, qu'il était opportuniste, qu'il voulait seulement ceinturer les conservateurs, qu'il se foutait complètement de la religion, dis-le, nom d'une pipe, pour une fois que tu peux le dégommer !". Quoi qu'il fasse, ça ne passe pas.
Le Président Sarkozy avait attisé à sa manière : "Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance". Comment pouvait-il "errer" à ce point-là ? "Euh... ouais... mais la loi de 1905, tu la touches pas hein ? Non parce-que la frocaille et la prêtraille... voilà quoi".
Avoir des repères et des valeurs exaspère certains : "l'ère de l'hédonisme, mon cochon, n'déconne pas, allez, rejoins-nous", "je suis bien comme ça", "ils t'ont ensorcelé, my boy, viens donc, voilà le philtre; pourquoi tu crois, t'es con ?". J'ai remarqué que ceux qui prétendent critiquer la religion et "bénir" l'athéisme ou l'agnosticisme ou le relativisme, le "coolisme", n'ont que l'injure à la bouche; alors on leur demande s'ils sont polis. Ehontés, ils rétorquent : "liberté d'expression". Bon. On l'a dit, les valeurs sont devenues des foutaises. L'impudence est devenue sacrée; on veut faire mal pour le plaisir d'utiliser sa liberté d'expression. Les sphères du non-droit ne sont plus en vogue. "J'ai le droit d'insulter non ?" C'est bien. L'injure non publique est une infraction punie d'une amende de 38 euros. Ca sonne rétrograde que de poursuivre quelqu'un de ce chef.
En réalité, c'est de la présomption : nous, nous savons, toi, tu es dans l'erreur; forcément. "Libère-toi". Des baveries. Le christianisme était-il aussi obscurantiste et à ce point étouffant pour que l'Occident soit, bizarrement, le seul pourvoyeur de cette espèce ? Lorsque Ingrid recouvra la liberté, elle déclara : "Ma foi m'a sauvée". "Qu'est-ce qu'elle raconte, cette folle ! Allez, on se tire...".
Des névrosés enfilent cette posture parce-qu'ils ont une noise personnelle avec Dieu. Et ils cherchent castille à ceux qui se définissent croyants. Le scénario classique : le délaissé veut nuire. Parce-qu'il aime. "I hate and I love, who can tell me why ?" (Catullus). Les dissidents d'une chose en sont, paradoxalement, les premiers adorateurs. Les athées sont sans doute les plus fidèles parmi les êtres humains, allez savoir...