Voilà bien un geste qui piète les plus conservateurs et excite les plus libertins. Une mère, psychologue, a organisé une fête pour célébrer le premier jour des règles de sa fille. En Turquie. Certains rougissent, d'autres toussent, la plupart se taisent et une minorité est plus que ravie : "elhamdulillah, vive l'émancipation".
A la réflexion, on mesure la discrimination qui frappe les jeunes filles qui, par le sang, changent d'état et apprennent, en passant, l'histoire sulfureuse d'Eve. Les états liés à la plus close intimité gênent toujours; une pudicité naturelle qui n'épargne pas les plus olé olé. Mais voilà : la circoncision des marmots ne génère jamais autant de vapeur. Les familles sont émues de l'événement, le père voit son fils devenir homme, la mère reçoit gentillement les cadeaux et pièce d'or (c'est une tradition), l'enfant est comblé et galvanisé. Il devient homme. Les filles se font infiniment plus discrètes lors de leur "passage"; la tradition voulait (mais paraît-il qu'elle n'existe plus) qu'elle reçût même une petite baffe. En guise de bienvenue au monde des femmes. Drôle d'initiation. "Comment as-tu osé ?", "mais t'es folle ou quoi, maman !", "chut! prends ça, paf"...
Les langues se délient, naturellement; les femmes commencent à témoigner, les moins jeunes racontent leur calvaire, les formules diplomatiques à utiliser dans ces moments-là et les précautions retorses à garder en tête. La formule était universellement connue : "je suis malade" affirmait la Dame; petit, on ne comprenait pas; les arcanes cédant, on sait ne plus insister. Par exemple, quand une femme ne prie pas ou ne jeûne pas, on sait. Alors personne n'ose lui montrer le chemin de la chambre où se trouve le tapis de prière. Elle ne se manifeste pas, elle est donc "malade". Une journaliste reconnue raconte ses anecdotes; le classique : noyer les serviettes hygièniques dans le cadis rempli artificiellement. Un peu comme les hommes et leurs préservatifs, des achats inutiles pour passer plus "dignement".
La Direction des affaires religieuses s'est immédiatement déclarée compétente et a fait preuve, il faut le reconnaître, d'une grande ouverture : les seize docteurs de la Loi qui siègent dans le Haut Conseil des fatwas, c'est-à-dire ceux qui donnent un avis religieux en dernier ressort, vont prendre des cours de gynécologie; "non, pas ça, pas le calice", "arrêtez de broncher, vous allez en apprendre des choses, doucement mais vous allez voir, ce n'est pas inintéressant...". Ils ne sont pas ignares en la matière pourtant, ils sont tous mariés. Mais l'expérience ne suffit pas, il faut de la science. Le proverbe le dit si bien : il n'y a jamais de honte en médecine et en religion.
Les théologiens, qui ont l'habitude de donner leur avis sur tout et de s'invectiver à la moindre occasion, réajustent leurs cravates et se lancent : "tiens, après tant d'années de recherche, j'ai découvert qu'une femme peut prier, jeûner et toucher le Coran lors de ses menstruations", "menteur, rétracte-toi !", "c'est toi l'apostat !", "oust !"... Süleyman Ateş, l'ancien "grand Mufti" de Turquie, un des plus libéraux, en profite pour régler des comptes : "l'islam ne considère jamais la femme en règles ou en couches comme étant intrinsèquement sale; l'interdiction des relations sexuelles dans ces moments ne vise qu'à soustraire la femme à une fatigue supplémentaire. Mais la Torah la considère comme impure, haha". Et tiens les références : Lévitique 12/2-5 et 15/19-32. Sans commentaire.
Les théologiens phosphorent à nouveau, les femmes se libèrent, les hommes se taisent, on commence à recevoir des invitations pour fêter les règles de votre fille, on découvre le proverbe "la prison la plus redoutable est celle que l'on se construit soi-même" et finalement on contribue à la marche de l'humanité. D'ailleurs, c'est la recette : l'audace d'un seul suffit à banaliser un tabou. Et on est content. Une hypocrisie de plus dégommée. Tout le monde se lance des oeillades, "t'as bien fait". Les oreilles de la Nation sont circoncises, voilà bien une porte ouverte; quand un seul pisse contre le vent, c'est la tribu qui en pâtit. Nous vivons dans un monde où tout attentat contre les moeurs est perçu comme une victoire sur on ne sait trop qui. Un monde où les profondeurs sont diligemment comblées. "Allez, allez, on s'occidentalise !". Hadi bakalım...