lundi 11 janvier 2010

"Réactionnaire ? Sociologiquement impossible"...

La Turquie se dirigerait vers un "coup d'Etat civil". Voilà la thèse lancée par une universitaire classée dans la catégorie libérale (au sens américain du terme), Nuray Mert. Et le CHP est bien content. Une belle occasion pour faire de l'opposition. Le CHP. Le parti qui a, précisément, dirigé l'Etat tout seul, comme un grand, de 1923 à 1950. L'ère du parti unique. L'on serait donc à l'aube d'une "Restauration". Les griefs font peur : musellement de la presse (l'amende astronomique infligée au groupe Doğan), bâillonnement de l'opposition (des "gens respectables" toujours en prison dans le cadre de l'affaire Ergenekon) et tentative de vassalisation de l'institution militaire et du pouvoir judiciaire.

Il fut un temps où la Turquie devenait l'Iran et/ou la Malaisie. On hésitait. Certains avançaient même l'Indonésie et même l'Arabie Saoudite. "Nan p't-être pas ! çüüüüş ! On se met d'accord sur l'Iran ?", "ok", "bon bah vas-y balance tes arguments"... Et on avait perdu un sacré temps à se convaincre; les laïcistes tenaient la même pancarte : "non à l'interdiction de l'alcool dans le quartier trucmuche". Les conservateurs aussi avaient leur refrain : "comment devient-on l'Iran dans un pays où le voile est interdit dans l'espace public ?", "bah nan, on devient l'Iran işte !", "oust ! Va te faire soigner !"... Les libéraux, eux, semblaient trop cérébraux : "cela s'appelle démocratisation et sécularisation".

Dernièrement, le gourou des laïcistes, Ilhan Selçuk, le journaliste mis en examen dans l'affaire Ergenekon, a eu une révélation : "je pense qu'au stade où on en est, la Turquie n'a plus aucun risque de basculer dans l'obscurantisme, c'est fini, j'étais dans l'erreur". Ouf. Après 70 ans d'erreur sur 85 ans d'existence, il a enfin recouvré sa raison. Mais comment est-ce possible ? Tout bête. Le Sieur Selçuk, qui est en traitement à l'hôpital, est condamné à regarder la télévision plus que d'habitude. Et en regardant les programmes et les séries, il aurait compris que le peuple turc, vu ses "penchants télévisuels", n'avait aucune espèce de risque de tomber dans un régime extrémiste. Il est trop sécularisé. Une peur factice donc, il avait contribué à créer. Puisque s'il avait pu allumer son téléviseur bien avant, il n'aurait sans doute pas été attrait en justice pour, excusez du peu, "tentative de renversement du régime en place" et condamné à mourir dans son coin, déconsidéré...



C'est vrai d'ailleurs : la série Aşk-ı memnu ("L'amour interdit") raconte l'histoire d'un adonis qui couche avec la jeune femme de son oncle qui, évidemment, est celui qui l'a pris sous ses ailes et qui subvient à tous ses besoins matériels. Un enchanteur, assurément. Pas très "sortable" d'ordinaire, ce genre d'intrigue. Et donc la ménagère est furieuse; "il est dégueulasse !". Sa fille aussi veut avoir un haut-le-coeur mais il y a quand même Kıvanç Tatlıtuğ, le "dieu", beau, envoûtant, riche, distingué, bath au lit, etc. Un de ces types que l'on fige dans notre esprit; de la meilleure espèce, celui qui ne se mouche jamais, n'éructe évidemment jamais, ne ronfle pas, ne pue pas, etc. Le père aussi d'ailleurs qui a chipé une place sur le fauteuil a envie de vomir. Mais il regarde. C'est comme ça. C'est que Beren Saat aussi est une merveille de la nature. Et drôlement diabolique en plus. Et le pauvre Tatlıtuğ est obligé d'intervenir : "attention hein, dans la vraie vie, je ne ferais jamais cette bassesse, c'est un rôle !", "ouais ouais, on sait mais tu trompes tellement bien et t'es beau tu sais !", "ouais, et l'autre pouffiasse, elle n'a qu'à pas t'attirer, c'est elle, la diablesse, toi t'as aucune faute, viens que j't'embrasse"...

En 2000, la série Evdeki Yabancı avait déjà été un moment fort; une comédie dans laquelle Tardu Flordun campait le rôle d'un homosexuel; celui qui a été ensuite, dans la désormais légendaire série Binbir Gece, celui qui voulait "piquer" la copine de son meilleur ami. Pas bien. Mais série la plus regardée... Et quand on dit que le "ırz", le "namus", le "şeref" sont des valeurs cardinales dans cette société. Et doit-on rappeler qu'une des chanteuses les plus talentueuses de Turquie s'appelle Bülent Ersoy, une transsexuelle; que la légende de la musique traditionnelle décédée il y a plus de 10 ans s'appelle Zeki Müren, un homosexuel. Que le roi de la pop s'appelle Tarkan, un soi-disant hétérosexuel. Que le styliste le plus médiatique s'appelle Cemil Ipekçi, un homosexuel, "fiancé" en plus. Une société obtuse aurait-elle permis la mise en vedette de ces personnages ?

Et les émissions programmées la nuit du 31 décembre sont du genre à faire sursauter le barbu. Des danseuses du ventre que l'on regarde par tradition; ma mère, très concentrée sur l'au-delà (la pauvre n'est-ce pas !), essayait de faire écran : "mais ne regardez pas !", et mon père très "laïque" pour le coup, "tu peux me servir du thé, c'est un ordre !"... Et les présentatrices sont chichement vêtues en Turquie; c'est une autre coutume. Celles qui sont les plus "laïques"; celles qui fustigent le voile parce-qu'il postule que la femme ne fait qu'aguicher... Les malheureuses. Bref, elles sont donc assez jolies. Alors, il faut toujours jeter un coup d'oeil sur les émissions du matin où la gent féminine vient s'éclater sur les plateaux de télévision (une autre tradition, les émissions du matin sont réservées aux femmes, ça va des émissions de divertissement à celles de désolation où certaines viennent déverser leurs rancoeurs en public et en direct en passant par les émissions-courtages matrimoniaux). La demoiselle a du mal à s'installer sur le fauteuil d'invitées, c'est qu'elle est obligée de retenir un morceau de la jupe que l'on a déjà du mal à repérer, pour ne pas que l'on découvre certains "recoins". Et les décolletés, n'en parlons pas. On se demande parfois ce qu'elles veulent prouver; esclaves du regard des hommes.






En tout cas, comparé à l'Arabie Saoudite, il n'y a pas photo...



Les Turcs regardent donc tromperie, "salacerie", frivolité, superfluité en boucle. Et ce n'est pas l'AKP qui les lestera. Encore un effort et la Turquie sécularisera tout le monde arabe... C'est la quille, voyons. On se libère et le vieillard vient tout juste de le remarquer. Eh bien, il dormira en paix. Et on vivra en paix aussi, débarrassé d'un faiseur de cauchemars.