dimanche 11 juillet 2010

Complication

Heureusement qu'on a des Kurdes qui rouspètent. Sinon personne ne se serait intéressé à la Catalogne, en Turquie. Moi ça fait un bout de temps. Formation oblige et surtout parce-que les autres trublions de l'Espagne, les Basques, passent pour avoir des origines caucasiennes. Et quand on s'intéresse aux Basques, il n'y a qu'à bouger un peu la tête pour apprendre l'autre grand problème, la Catalogne. L'Espagne, un roncier, assurément...

Les Catalans, eux, sont à un niveau beaucoup plus enviable que celui des Kurdes. Mais ils ne ratent pas une occasion pour enquiquiner le "gouvernement central". C'est qu'ils avaient obtenu une réforme qui soulignait le "caractère préférentiel" du catalan. La Cour constitutionnelle, saisie par la droite, s'était murée quatre ans pour étudier le dossier. C'est que la Constitution contient des concepts apparemment contradictoires : "nation espagnole", "peuples d'Espagne", "unité indissoluble de la nation espagnole", "peuple espagnol", "autonomie des nationalités et des régions", "communautés autonomes". "Ouf, j'ai mal à la tête"... Résultat : non. Pas de prévalence. On se contentera d'un égard identique pour le catalan et le castillan. Et c'est reparti pour le râlage...

Les Kurdes se lèchent les babines, eux. "Autogouvernement", c'est joli à entendre hein ? "Autonomie", aussi. Mais il s'avère que la Turquie a la fâcheuse tradition d'être jacobine. En Turquie, on voue un culte à l'Etat. On ne vit que pour Lui. La Constitution turque nous dit : "Türkiye devleti, ülkesi ve milletiyle bölünmez bir bütündür" (art. 3) : "l'Etat turc [ou de la Turquie plus précisément puisqu'elle dit "Türkiye devleti" et non "Türk devleti"] est avec son peuple et sa nation, un tout indivisible". Autrement dit, l'Etat est le sujet principal, c'est Lui qui a une nation et un peuple et pas le contraire. D'ailleurs, ne dit-on pas, "Allah devlete ve millete zeval vermesin", "que Dieu nous prémunisse d'un anéantissement de l'Etat et de la nation". Etat et nation, deux choses différentes, encore une fois...

La Turquie kémaliste a un péché originel; celui d'avoir "arnaqué" les groupes qui lui faisaient confiance. Mustafa Kemal avait su galvaniser les Kurdes dévots pour sauver la Couronne et le Califat. Le sultan-calife, "emprisonné à Constantinople", comptait sur ses fidèles sujets kurdes. Mais rapidement, il n'y eut plus ni Sultan ni Calife. Les Kurdes eurent l'air tout chose. Mustafa Kemal s'est alors tourné vers les alévis pour en faire son nouveau bataillon. Ces derniers se sont "enchaînés" à la République. Pas de bol, arnaqués aussi. La République sunnito-laïque les a écartés. Étrangement, ils forment encore aujourd'hui la peuplade la plus jalouse de cette République châtrée. Il faut que quelqu'un leur dessille les yeux... C'est la blague en vogue : les alévis essaient de prouver qu'ils existent, les Kurdes essaient de démontrer qu'ils ont été tués.

L'ancien rédacteur en chef du journal de référence turc, Hürriyet, a eu l'audace de s'interroger à voix haute : "et si on se séparait ?". Tollé immédiat. Ça a démanché l'esprit unanime qui avait imposé une omerta sur cette dangereuse option, la séparation. Les nationalistes ont sorti les sulfateuses, les conservateurs ont fustigé une interrogation tordue, les Kurdes ont dénoncé l'arrogance du "Turc blanc" qui décide d'octroyer une faveur aux Kurdes, les citoyens de seconde zone. Les "Turcs noirs". Depuis il n'insiste plus...

Personne n'insiste d'ailleurs, car personne ne sait encore ce que veulent non pas les Kurdes mais les hommes politiques kurdes. Si on leur demandait de noircir des cahiers de doléances, ils seraient bien incapables de coucher par écrit trois phrases cohérentes et précises sur ce qu'ils veulent. On sait au moins qu'ils ne veulent plus l'indépendance après le revirement d'Abdullah Öcalan dans les années 90. Quoi alors ? L'autonomie, nous dit-on. Comme la Catalogne. Ou une décentralisation poussée. Ou une fédération.

Il est vrai qu'un combat dure depuis trois décennies. Une guerre. Une guérilla. Un terrorisme. Chacun interprète. Mais les militaires turcs y croient toujours; leur chef vient encore de rappeler qu'ils sont sur le point de crever l'abcès. Ça fait trente ans que les chefs d'état-major respectifs nous racontent les mêmes "salades". Or il s'avère, aujourd'hui, que l'armée turque est incapable d'assurer la sécurité de ses propres casernes. Elle prend des pâtres pour des terroristes et les tue, elle prend des terroristes pour des pâtres et les laisse filer. Dramatique. Ils adorent pointer leur index face à la caméra, le balancer gravement et savonner ceux qui osent réfléchir et remettre en cause. Mais rien ne se passe. Des soldats tombent; des rebelles aussi. Des enfants de la même terre. Et certains s'allègrent lorsqu'il y a des morts, allez comprendre...

Le Premier ministre a voulu inviter les chefs de l'opposition pour définir une stratégie nationale; ceux-là ont immédiatement pinaillé sur le protocole. Le Premier ministre ne devrait pas les inviter car ce n'est pas le sultan "ah ouais !", mais il devrait lui-même se déplacer. C'est difficile à croire mais pendant que les bombes explosaient, nos leaders papotaient sur le rituel. Le Président de la République, Abdullah Gül, a dû siffler la fin de la récréation. "Oh Oh ! Alors, vous vous réunissez ?", "donc je disais, tu frappes à ma porte, t'attends 2 minutes, ensuite t'ouvres et tu entres", "bah nan hein ! Toi, tu m'ouvres la porte !", "oust ! Je suis pas ton portier, moi !"...

Le parti de gauche a promis de régler le problème; le parti de droite nationaliste a exprimé la même promesse. Le parti gouvernemental dit déjà s'en occuper. Chaîne kurde, reconnaissance par le Premier ministre en personne des massacres de Kurdes, création d'instituts de langue kurde, restitution des noms originaux aux villes et aux rues. Il ne reste plus que quelques réclamations à satisfaire : l'amnistie générale et l'éducation en kurde. Et, pardon, l'amnistie d'Öcalan, surtout...

Pour ma part, les identités ethniques ou nationales ne me préoccupent pas trop. Un être humain qui recherche le bonheur ici et là-bas. Voilà ma définition. D'autres ne vivent que par leur ethnicité; je suis d'origine ossète mais je ne souffre pas lorsque je dis que je suis Turc et Français. Un Kurde préfère, lui, "Kurde de Turquie" parce-que sa petite tête ne fonctionne que par l'ethnicité. Il a raison d'un côté, on l'a tellement étouffé que c'est devenu sa référence identitaire...

Pourquoi se targuer d'être Kurde ? Turc ? Français ? Ossète ? Serbe ? etc. On peut vouloir respecter son identité, ça se comprend. Mais pourquoi ne vivre que par et pour cette identité ? On se souvient toujours du délire qui consistait à démontrer que les Turcs furent à la base des civilisations chinoise, sumérienne, égyptienne, etc. Les Turcs étaient purs, blonds aux yeux bleus. Ce fut une fille adoptive de Mustafa Kemal qui dirigea les opérations, Afet Inan, une des plus ferventes racialistes turques. On avait même exhumé le corps du "Grand architecte Sinan" pour prouver sa turcité. Comment ? Par la crâniométrie... On revient de loin... Et on se dirige vers on ne sait trop où. "Elle est où ta boussole ?", "je l'ai donnée à Öcalan et la tienne ?", "bah j'l'ai filée au chef d'état-major", "bah reprends-la !", "oust", "sana oust !"... On l'a dit, les Turcs aiment le protocole...