lundi 7 septembre 2015

Au nom du père...

"Il a perdu la boule, ma parole !", a tenté de blasphémer l'ami Muhayyel. "Ton Erdoğan a encore commis une bourde", a-t-il ajouté. "Arrête de laïusser, toto", a rétorqué un camarade arabe qui passait par là. "Il a construit des ponts, des chaussées, des autoroutes, des hôpitaux". Et vlan dans les dents ! Ah que c'était vrai, vu de la "rue arabe"... 

C'est le drame des Franco-turcs : dans notre pays de naissance, on est tellement pétri de certitudes démocratiques, n'est-ce pas, que les libertés politiques comme le droit de pouvoir manifester sans se faire tabasser vaut autant que la construction de routes. Ce qui est moins vrai pour le Turc de base qui, ravi de manger à sa faim et de recevoir des soins approppriés, ferme les yeux sur tout le reste. Et c'est précisément pour cela que notre susceptibilité est perçue, dans notre pays d'origine, comme une profonde ingratitude à l'égard du bâtisseur Erdoğan... 

On l'aimait bien, pourtant, quand il avait les yeux gonflés à force de réformer son pays candidat à l'UE. Et, s'il vous plaît, il avait pris à bras-le-corps le "problème kurde". "Megri, megri" résonne encore dans nos oreilles. Et tous les pontes de l'AKP louer la sagacité du "monstre" Abdullah Öcalan, que c'était un acte de bravoure digne de mériter un Nobel !



Le Lider avait décidé de faire la paix "coûte que coûte" dixit. Un Lit de Procuste, pourtant. Une épine que seul lui pouvait enlever. Cela tombait bien puisque l'Etat négociait avec le PKK à Oslo, à İmralı, à Ankara. Personne n'avait rien compris à la déclaration commune faite par le très cul-serré vice-Premier ministre Yalçın Akdoğan et le boute-en-train HDPiste Sırrı Süreyya Önder mais on s'en foutait, mille pardons, la sérénité était au coin de la rue... 

Et patatras ! L'Etat islamique a mis son grain de sel et tout a périclité. Rebelote la poudrière. Plus d'une cinquantaine de morts depuis le mois de juillet. Pardon, morts non, "martyrs" selon le canon officiel. Expédiés au paradis. Et les Turcs y sont habitués : le plus cruchon crie vengeance avant d'aller torturer ses pipasses alors que le plus meurtri s'en remet à Dieu. Entre-temps, les funérailles se transforment en séances de catharsis. Les jeunes vagissent, les moins jeunes maudissent et les officiels pâlissent.

C'est que la peine se décuple et la colère s'exhume. Non non pas contre l'armée, officiellement 2ème puissance de l'OTAN. Ils ont beau s'être plantés sur toute la ligne depuis 30 ans, les "pachas" restent hors d'atteinte. Ils luttent contre une guérilla et trois décennies ne suffisent pas à développer une stratégie. La preuve en est qu'après chaque attaque, le Premier ministre réunit les mêmes personnes qui foulent le même tapis, déroulent la même carte et profèrent les mêmes menaces contre les mêmes terroristes...

Sauf que de plus en plus, des signes de ras-le-bol commencent à inonder les cérémonies officielles. Erdoğan et compagnie, jadis des "faiseurs de paix", en prennent pour leur grade. Si bien que le raïs a dû accorder une interview pour, en théorie, calmer les esprits. Dans sa version improvisée, le président de la République, également chef des armées, n'y est pas allé par quatre chemins. Il a tout bonnement décrété que certains pères qui gémissaient trop fort lors des cérémonies d'enterrement de leurs fils avaient "un caractère corrompu" (bozuk karakter) !

La chair de sa chair embrasse la terre. Et le père accuse les autorités. Un affront, pour Erdoğan. "D'autres m'ont dit qu'ils étaient prêts à sacrifier leurs autres enfants", a-t-il assuré. Tant mieux pour la patrie. De là à invectiver un "daron" dont le monde vient de s'écrouler... Erdoğan a deux fils. L'aîné est un fantôme, il ne figure jamais sur les photos officielles. L'autre passe pour être un brin zozo. Tant pis pour lui. Ah oui, aucun n'a fait le service militaire. L'un a payé, l'autre est le fils à papa. Un bon père de famille qui tient à ses enfants. Comme celui qui vient de baiser la tendre terre qui a enseveli pour l'éternité son bout de chou...