samedi 29 décembre 2012

"L'art de se taire"

Les bibliothèques sont pleines de livres. On ne les lira jamais, c'est sûr. Si on en lit deux par semaine, ça ne fait "que" 100 livres par an. Soit entre 5000 et 6000 dans la vie. Autant dire, rien. Chaque rentrée littéraire déverse sa charretée, pas moins de 600 livres ! Et je me demande toujours comment font ces "académiciens", bibliophages fussent-ils, pour avaler, digérer, crachoter. Et décerner une palme. Je n'en sais rien, je pense à Pierre Assouline et je ferme les yeux...

Les parents, les professeurs, les grands, les anciens, les Bac+2, les concierges disent tous la même chose au môme qui passe avec ses billes :"lis !". Et c'est tout. Ni "pourquoi ?", ni "quoi ?", ni "comment ?". L'adolescent, épris de liberté malgré ses boutons qu'il n'arrive pas à chasser, rejette souvent la proposition. Lui, il veut regarder la nature. Le sexe opposé, en général. Alors, lire les misères de Jeanne, de Cosette, de Quasimodo, etc., il s'en moque. Ça fatigue les yeux, ça embrume le cerveau et, surtout, ça fait réfléchir. L'ado ne réfléchit pas, n'est-ce pas. Il agit, il séduit, il jouit. Il ne "pense" qu'à ça.

Les professeurs de lettres se plaignent toujours de la "dégradation du niveau en français". "Ils ont raison", disent ceux qui font déjà le barbon (ça a plus d'allure quand on prétend, jeune; vieux, ça fait rétro). La littérature signifie style et récit. L'essai signifie style et savoir. Le style n'existe plus, nous sommes tous d'accord. Le père Céline avait dit quelque part, "c'est rare un style, monsieur ! Un style, il y en a un, deux, trois par génération. Et il y a des milliers d'écrivains; ce sont des pauvres cafouilleux, des aptères ! Ils rampent dans les phrases, ils répètent ce que l'autre a dit". De l'orfèvrerie...

C'est vrai qu'il y a 40 Académiciens (35 plus concrètement). La théorie nous impose de les considérer comme les plus éminentes plumes de notre pays. Et Céline parle de trois génies à tout casser. Ce n'est pas parole d’évangile certes, mais il y a comme un début de vérité. Qui sont ces génies aujourd'hui ? Moi, je n'en sais rien. Je me fie à Amin Maalouf et je ferme les yeux... 

Ou alors, il faut se contenter de la "méthodologie Pierre Bayard". Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? Un professeur de littérature à l'université, le Sieur ! Oua oua oua... La recette ? Bah il faut le lire... Force est de reconnaître que le récit et le savoir sont également en voie de disparition. A part Michel Serres qui intervient de temps en temps pour plaquer de grandes idées sur de petits mots et Alain Finkielkraut qui a l'air de mériter le Prix Nobel de philosophie à chaque fois qu'il ouvre la bouche, il n'y a plus aucun "grand" nom qui émerge en sciences sociales. Oui, c'est prétentieux, je sais. C'est tellement jouissant d'écrire des sentences. Mais il y a espoir; c'est Dumézil qui l'affirme, on s'incline et on attend alors, "rien n'est jamais perdu des propositions d'avenir : elles attendent seulement dans l'immensité, dans l'éternité des bibliothèques, la flânerie ou l'inquiétude d'un esprit libre".  

Et tous ceux qui lisent ont, par la force des choses, envie d'écrire. Pour en rajouter une couche. Nul ne peut communiquer sa pensée de manière exacte, c'est comme ça. Mais on écrit. On raconte tous quelque chose, ici, là-bas, sur un réseau. Le problème est que personne n'écoute ni ne lit, pour le coup. Il faut sermonner de la banalité pour être audible. On se dit bonjour, on parle météo et on fait exprès de réfléchir à un sujet grave pendant, allez, 10 minutes; chacun récite sa leçon ou se forge rapidement une miette de pensée, on chiquenaude et on se sépare. Paradoxe : avec les amis, on parle moins bien qu'avec des tiers, le temps presse, il faut rire... Ah Jorge de Burgos, Te saluto 

"Arrête de raconter ta vie !", lâche souvent le potache avant de quérir les détails de ladite vie sur Facebook. "Tout ou presque a été pensé, dit et écrit" lâche souvent le savant avant de disserter en long et en large sur sa propre affirmation. C'est que l'habitude a pris le pas sur le discernement; il FAUT dire pour garder un rang. Et pour dire, il faut ressasser. Bah oui, ma pauvre ! Ressasser, c'est de l'orgueil, en somme. L'Abbé Dinouart donc : "Jamais l'homme ne se possède plus que dans le silence : hors de là, il semble se répandre, pour ainsi dire, hors de lui-même, et se dissiper par le discours, de sorte qu'il est moins à soi, qu'aux autres". Plus rien à dire. Jusqu'à nouvel ordre. Au revoir...

dimanche 16 décembre 2012

Le ton fait la musique


"L'une nous apprend à vivre, l'autre nous apprend à mourir", disait l'ami Muhayyel, du haut de sa double affiliation. La mentalité occidentale d'une part, la mentalité orientale d'autre part. Savourer la vie d'un côté; endurer l'existence de l'autre. Lorsqu'une catastrophe touche les Occidentaux, la question "pourquoi ?" s'échappe en premier. Lorsqu'elle atteint les Orientaux, c'est la réponse "parce-que" qui fuse au premier chef. Car l'idée de la mort est omniprésente; une des prières que tout musulman fait avec ferveur est : "Mon Dieu, donne-moi une belle mort !". Une "belle mort" ? Oui, celle qui vous enlève avant d'être alité ou maltraité. Encore un avantage de l'appartenance à la double culture occidentale et orientale. On sait pleurer quand d'autres se figent, on sait sourire quand d'autres s'énervent et on sait se taire quand d'autres vagissent. 

C'est la "mode" ici : on meurt dans les hôpitaux, loin des siens, dans les bras des tiers. On "maquille" nos morts, on débourse de l'argent pour qu'un spécialiste, un thanatopracteur, rend "présentable" notre défunt. On "maquille" nos mots aussi, un gus fait un carnage dans une école, on dépêche des psychologues pour expliquer aux autres enfants, les vivants d'ailleurs et les survivants de là-bas, ce qu'est la disparition de son copain. On craint tous la finitude comme dirait le philosophe, alors on fait des enfants. Un bout de soi jeté dans le siècle. Sous d'autres cieux, on "autorise" la mort, on ne la souhaite pas mais on l'intègre dans sa vie. C'est sans doute la radicalité identitaire entre les deux mondes : l'espoir d'une vie meilleure en Occident, l'espérance d'un au-delà meilleur en Orient. Quand on est riche, on aime la vie; quand on est pauvre, on aime l'au-delà...  

François Mitterrand avait coutume de dire : "ce n'est pas de mourir que j'éprouverai un gros souci. C'est de ne plus vivre". Une formule bien littéraire (comme il se doit) qui revenait simplement à dire qu'il avait bien peur de la mort. Comme à peu près tous les êtres humains. Tous les êtres vivants, plutôt. Je dis bien "à peu près" puisqu'il existe une catégorie de personnes qui, sincèrement, voient la mort comme un palier qui pour une réincarnation qui pour une résurrection. A ce point que le mystique Rûmî parlait même de la "nuit de noces".  Il allait rejoindre le Bien-Aimé et atteindre le ravissement. Quand on tombe en extase devant Dieu, on abolit l'espace et le temps. Du coup, on ne vit plus, on plane; on se voit dérouler un tapis et on se projette dans l'éternité. La mort n'a plus de signification, elle n'est même pas une étape puisqu'il n'y a pas de stades, elle est pas; un pas de plus dans l'immortalité...

Nos sociétés modernes sont jouisseuses et c'est presque anormal de s'attendre à autre chose. Alors quand une voix qui vient du fin fond des siècles nous annonce la fin du monde, on commence à trembler. C'est quand d'ailleurs, cette fin du monde ? On n'en sait rien. Lorsqu'un croyant demanda au prophète Muhammad s'il connaissait l'Heure, celui-ci rétorqua : "qu'as-tu préparé ?". Rien, évidemment. C'est juste qu'on veut savoir et c'est tout. La logique voudrait qu'on se prépare à l'inéluctable. La passion nous conjure de le faire. On sait qu'on va mourir mais on préfère l'oublier pendant, allez, 60 ans. Après, les signes précurseurs, les maladies, nous pointent l'horizon. On demande alors l'euthanasie. Du coup, on n'affronte jamais la mort... Et quand un enseignant demande à ses élèves de composer sur le suicide, on s'évanouit. Comme si l'adolescent qui saisit l'inanité de la vie perd quelque chose. Il gagne tout, en réalité. Il devient "existentialiste" comme dirait l'autre.  

Plus on a la rage de vivre, moins on a la résilience pour vivre. C'est bien le paradoxe de l'amour, on se sent fort et on est faible au plus haut degré. A force d'écarter la jeunesse de la mort, on lui retire la qualité de son âge : comprendre le monde et constater qu'il n'existe pas; qu'il n'existe pas, qu'il est donc inutile de s'y investir. Il ne sert à rien de savoir vivre, il faut savoir s'éteindre. Car il y a de l'éternité. Une âme pour ceux qui croient, un corps pour les sceptiques, une parole pour tous. Nous ne sommes, au fond, qu'une parole. Même pas une image, non; une simple parole, des lettres, une pensée. Ce n'est pas la mort qui me fait peur; c'est l'éternité. L'éternité du mot qui me définira ici-bas. L'éternité du mot qui m'accueillera dans l'au-delà. Il suffit d'y réfléchir quelques secondes pour que les poils se hérissent. Penser à la mort, c'est la seule morale qui nous reste car elle nous pousse non pas à établir une convention sociale mais à nous définir nous-mêmes.  C'est se déposer une couronne sur la tête ou remplir la bouche des autres. Quand j'y pense, ça serait un chapitre pertinent du cours de morale laïque. Il faudra bien faire des dissertations...

jeudi 6 décembre 2012

Causette(s)...

"Où va-t-on, diable ?", telle est la question que les kémalistes se posent depuis 1950. Depuis que le droit de vote effectif appartient au peuple. Peuple qui pense mal, qui déduit peu et qui vote nul. "Où on va, mon Dieu !", telle est l'exclamation que les mêmes kémalistes imposent depuis 2002. Depuis que la souveraineté appartient au même peuple. Peuple qui regarde lubrique, pense patriotique et vote islamique. On n'y comprend couic... L'Etat reste le même Etat. Celui qui met son grain de sel. L'Etat turc, en somme. "Fais pas ci, fais pas ça !". Sous l'Empire, la liberté individuelle n'existait pas, on était membre d'un groupe et soumis à ses règles; sous Atatürk, la liberté collective n'existait pas, on était membre DU groupe et soumis à ses principes; sous les autres, on croule sous les textes, conventions, déclarations de droits de l'Homme mais il y a loin de la coupe aux lèvres...

Quelques-uns abolissent l'Index librorum prohibitorum, pourtant. Si si. Très officiellement donc, en Turquie, il était prohibé de lire jusqu'à aujourd'hui l'autobiographie de Saïd Nursi (1878-1960), considéré comme l'un des plus grands savants religieux, initiateur d'un mouvement qui brasse des millions de Turcs, le Manifeste communiste de Karl Marx (1818-1883), prophète de millions de personnes qui jadis avaient du temps pour rêver, L'Etat et la Révolution de Lénine (1870-1924), ange tutélaire d'innombrables Etats communistes et l'oeuvre complète de Nazim Hikmet (1901-1963), poète martyrisé sous Mustafa Kemal Atatürk mais héroïsé par les kémalistes contemporains... Il n'y a plus d'inconvénient pour que le peuple découvre les communistes, ils n'existent plus, ni les islamistes, ils sont au pouvoir...

Dieu, l'Empire, la morale. La nouvelle devise républicaine. L'Etat décide. L'Etat définit. L'Etat décommande. Le Premier ministre en personne borne les loisirs. Critique cinéma un jour, historien, l'autre. Si la série "Muhteşem Yüzyil" disparaît, on en connaît le responsable. (Une série, qui dit en passant, mérite d'être regardée ne serait-ce que pour ses musiques). "Notre aïeul a croisé le fer pendant 30 ans, comment pouvez-vous le montrer de cette manière comme un type qui ne sort jamais du harem !", dixit. Une "donnée" qui devenait 45 ans chez Fethullah Gülen, un imam influent. On apprit le lendemain qu'il n'avait guerroyé "que" pendant 10 ans... Pour un règne de 46 ans, on fait rapidement la soustraction pour dénicher enfin le temps nécessaire pour faire des enfants, diriger l'Etat et aimer sa Hürrem...

Comme si le Turc aime son Empereur seulement quand il fait la guerre, quand il "colonise" d'autres contrées, quand il soumet l'Occident, quand il arrive aux portes de Vienne, quand il enlève les fils des autres pour en faire des pachas, quand il vole les filles des autres pour en faire des sultanes. Les princes et princesses protestent, composent scénarios et pièces de théâtre et ils ont raison, la gratitude impose souvent partialité; les historiens boudent et retournent à leurs chères études et ils ont raison, le savoir impose toujours rigueur. Mais le Turc moyen produit ce qu'il veut et regarde ce qu'il veut. Le "grotesque" pour la famille ou le "médiocre" pour le spécialiste ne sont pas, heureusement, les critères de la fiction. Ce sont les critères du documentaire. La série n'apprend pas, elle fait passer un bon moment. Comme un roman. Personne ne lit un roman pour se faire une culture historique ou briller en sociologie...

Et le CSA turc vient d'infliger une amende à la chaîne CNBC-E pour avoir diffusé un épisode des Simpson dans lequel Dieu passe pour un serviteur du diable. Ben voyons ! Voilà où on aboutit quand les grands se mêlent d'un dessin animé... Et le ministère de l'Education vient d'abolir l'uniforme en classe tout en maintenant les nombreuses exceptions. Interdiction de porter des vêtements susceptibles de porter atteinte à la santé, interdiction de porter des vêtements qui ne sont pas de saison, interdiction de porter des vêtements déchirés ou troués ou transparents, interdiction de porter des jupes fendues, des débardeurs et des chemises sans manches, interdiction de se teindre les cheveux, de se maquiller et de porter barbe et moustache. Voiiilà pour les articles 2 et suivants, autrement dit les règles de la nouvelle disposition. Maintenant l'article 1er c'est-à-dire l'exception : la liberté vestimentaire est reconnue...


Bien-pensance et conformisme. Traditionnelle "passion" de l'Etat turc. L'uniformité prime, l'épanouissement personnel angoisse. Qui ? Les gardiens de la vertu des autres. Comme dans un Etat sharaïque. Un islamiste, au fond, est de bonne foi, on le comprend : il veut sauver l'âme de son prochain en marquant son corps d'une façon ou d'une autre. Un musulman, lui, peut penser autrement. DOIT penser autrement, peut-être. Les interrogatoires relèvent de l'autre monde. "Le seul but en vue duquel on puisse à juste titre recourir à la force à l'égard de tout membre d'une communauté civilisée, contre sa propre volonté, c'est de l'empêcher de faire du mal aux autres. Son propre bien, physique ou moral, n'est pas une justification suffisante. Sur lui-même, sur son propre corps et son propre esprit, l'individu est souverain" (John Stuart Mill). Pour la simple et bonne raison qu'il est majeur et vacciné. Donc responsable; devant qui il veut,  mais sûrement pas devant une abstraction qu'est l'Etat...

dimanche 25 novembre 2012

D'ici, de Là-Haut

A chaque fois qu'une bombe explose, qu'une tête tombe, qu'un corps disparaît, nous avons coutume de clamer, nous autres mahométans : "attention aux amalgames ! Ne jetez pas l'anathème sur tous les musulmans !". Les plus saints d'esprit nous croient, les plus malins font comme si et les plus irréductibles nous maudissent in petto. Et c'est humain, qu'y pouvons-nous, le terroriste souille sa famille, son clan, sa patrie, sa religion. Il est seulement lui et un peu des autres. Un, mais partie d'un tout. Et ce tout s'en trouve gêné, il constate des choses, il mène des réflexions mais ne conclut pas, ne déduit rien. Ces têtes brûlées se disent musulmans et comment ! les vrais, les plus rigoureux, de la race des anciens. Heureusement qu'une minorité ne sert qu'à éclabousser et non à qualifier...

Alors quand on découvre une nouvelle congrégation de pédophiles chez les catholiques, on essaie de s'appliquer la leçon qu'on donne aux autres. "Certes tous les ecclésiastiques ne sont pas pédophiles mais bon, c'est tout de même navrant que le clergé forme un puissant contingent parmi ce groupe !". Et on s'excuse rapidement. D'abord, on a peur de se faire réprimander, ensuite, on a peur de froisser, enfin, on a peur de ragoter. Ce n'est que la minute suivante qui nous rend notre conscience, la première est celle de l'exaltation. Heureusement, dit en passant, que l'Église catholique a de l'ancienneté; secte, elle aurait eu maille à partir avec les âmes évanescentes de la Miviludes...

Il faut des femmes, c'est certain. Les catholiques rechignent. Et les anglicans ont réussi à saborder une tentative. Avec sa barbe à rallonge, on aurait dit un intégriste, Monseigneur Rowan Williams. Alors que. Ma pauvre abeille, il soutenait mordicus l'ordination de femmes évêques ! Le projet refusé à six voix près ! Et encore plus "bête", les clercs sont pour, ce sont les laïcs qui ont semé la zizanie. Et Monseigneur de déclarer : "difficile à faire comprendre au reste de la société". Eh ben ! Les religions deviennent des clubs démocratiques où il faut satisfaire les adhérents. Ce qu'en pense Dieu ne tient qu'à six voix. Dans quelques années, on les séduira, les femmes seront évêques, le chef est déjà une Reine, l'archevêque se déridera. Et Dieu ? On s'en fout, passez l'expression; des religions où les grands dossiers tiennent aux voix des créatures, le Créateur en a vu passer.

C'est tout de même truculent, franchement. Un Dieu, ab initio. Au final, la Trinité (une nature, trois personnes), quelques livres sacrés, d'innombrables Églises, un Pape qui nargue le Patriarche de Constantinople qui boude celui de Moscou, un anglican trop démocrate qui rate des réformes, des évangéliques sans queue ni tête, nombre patriarches ici ou là, une pagaille doctrinaire. C'est à se demander si au fond d'eux-mêmes, à coeur ouvert, ils croient encore en Dieu ou s'ils ne sont tout simplement pas devenus esclaves de leur titre. La conviction sans étude est un véritable fléau. Allez discuter avec certains alévis qui lisent le Coran mais ignorent la prière, qui jeûnent dix jours au mois de Muharram mais nient le jeûne du Ramadan, qui croient en Mouhammed mais refusent sa sounna, ils seront incapables de tenir plus de dix minutes dans leur argumentaire. Et cela ne leur pose pas problème, le but est de vivre sa foi, pas de se conformer à la religion...

Et il faut un sacré tempérament pour s'arranger avec soi-même et intégrer Dieu dans sa bulle. Car les hommes de religion sont devenus honteux, ils n'osent dire les vérités de leur credo de peur de passer pour rétrogrades. Le calcul entre, Dieu sort. Ils retranchent, ils ajoutent. Ils trahissent. Dans les pays du nord, ce sont les politiciens qui imposent aux Églises de célébrer des unions homosexuelles, l'Église danoise, l'Église suédoise s'inclinent, l'Église anglicane refuse mais invoque la tradition, l'Église catholique refuse et n'invoque rien. Et la Bible ? Pas moderne. On l'escamote. Avons-nous entendu un argument théologique dans la bouche du cardinal Vingt-Trois ? Non. Anthropologie, psychiatrie, philosophie. Mais pas théologie. Le travers de l'idéologie des droits de l'Homme, elle demande aux religieux d'arrondir les angles, de ne pas citer leurs livres sacrés. Or ceux-ci sont clairs : l'acte homosexuel est condamné. Dans les religions, l'homosexualité est, en cas de bon usage, un don du Ciel. Et le bon usage est précisément l'abstinence...

Les imams se font souvent un délice de rappeler que les religions précédentes donc abolies ont sciemment caché la Vérité. Le Coran l'affirme. Le contrecoup est qu'ils en disent, cette fois-ci, plus qu'il n'est nécessaire. Les homosexuels sont des dépravés, les unions civiles des abominations, la gestation pour autrui une monstruosité, etc. Dieu désapprouve sans doute tout ce qui vient d'être mentionné. Mais ses "interprètes" chrétiens se la jouent modernes et n'ouvrent pas le Livre, ses "lieutenants" musulmans se la jouent authentiques et mélangent au Livre leur propre sévérité. Après tout, chacun son lien de rattachement et son degré de soumission. Mais le problème est autre : Dieu a posé des interdictions. Il appartient aux hommes de religion de les signaler, rien que de les signaler. Sans rougir ni de honte ni de colère. Sans considérer les hommes, sans concurrencer Dieu. Autrement dit, de remplir leur sacerdoce, la transmission et de laisser au croyant le soin d'user de sa liberté individuelle. En bien ou en mal. Où a-t-on vu des procureurs juger ? Ce serait brûler la politesse au Juge et aux avocats (intercesseurs) qui, eux, par la nature des choses, sont miséricordieux...

samedi 10 novembre 2012

Graver, c'est grever...

Hier, de Gaulle. Aujourd'hui, Atatürk. 42 ans pour le grand homme, 74 pour le génie. Sobriété voire indifférence pour le premier, éclat voire pompe pour le second. Tombe au fin fond d'un village pour le "premier des Français", mausolée au coeur d'une capitale pour le "père des Turcs". L'un définitivement déposé, l'autre éternellement regretté. Une destinée presque semblable, pourtant. Guerre, combats, défaite, occupation, résistance, chef de la France libre, chef de la Turquie libre, théorie du glaive et du bouclier, obstination et un "isme" au bout du compte. Gaullisme et kémalisme = souveraineté populaire et indépendance nationale. Deux principes fanés, dit en passant...



"Deux corps" aussi : le Résistant et le Politique. Respecter l'un est un devoir, discuter l'autre un droit. Les historiens français discutent volontiers, les collègues turcs forment chapelle. Le Français se gardera de magnifier, le Turc ira sanctifier. Le chercheur, le vrai,  boude les adjectifs qualificatifs pour les personnages de l'Histoire. Ce n'est ni sa fonction ni sa vocation; il établit des faits, des connexions, et laisse aux autres le soin de s'extasier ou de se rembrunir. L'oeuvre peut être prodigieuse, la lutte valeureuse, la vision audacieuse,  la louange du spécialiste restera malencontreuse. Qui dit messé dit fixé. Qui dit mussé dit serré...

Les écrans de télévision sont pleins et vides; on raconte trop, on analyse peu. L'historien s'emballe, s'émeut et s'évanouit; le téléspectateur entre en transe. Pourtant, il est un fait que tous les spécialistes reconnaissent : aucune biographie sérieuse de Mustafa Kemal Atatürk n'a été écrite par des Turcs ! Il y a quantité d'instituts sur Atatürk et ses réformes, des séminaires sur la Turquie républicaine, des départements d'histoire mais rien de sérieux sur lui ! Seuls les étrangers ont su produire des livres de qualité. Car le Turc est trop sentimental, trop attaché au "guide", il justifie plus qu'il n'explique. Subtilité qui échappe au "mémorialiste"...

Il faut dire qu'avec des mémoires, on aboutit forcément à des hagiographies. Unetelle a dit qu'Atatürk était athée, hop, on l'invente dévot; untel a dit qu'Atatürk était dictateur fieffé, hop, on le fait sacré démocrate. Ce n'est pas tant cet activisme qui dérange, c'est ce BESOIN de purifier. Comme si un Atatürk ivrogne, athée, coquin, ne mériterait pas le respect dû à un sauveur de la patrie. Comme si sa vie privée annule son héroïsme. Tout Turc, à l'exception des plus extrêmes comme les Kaplanci, respecte Mustafa Kemal, le pacha résistant. Mais tout Turc n'a pas le devoir d'adorer le Mustafa Kemal politicien. Comme on peut être gaulliste de gauche.   

Le drame de Mustafa Kemal Atatürk est précisément d'être devenu l'exact contraire de ce qu'il voulait être. Il aspirait à devenir autre chose. Un leader et pas un dieu. Un révolutionnaire et pas un acharné. Un visionnaire et pas un routinier. Celui qui a fermé les édifices religieux pour, précisément, idolâtrie repose aujourd'hui dans un mausolée grandiose. On lui écrit des lettres, on lui soumet des doléances, on l'appelle au secours, on lui demande sa bénédiction. Comme on le faisait pour les tombes des cheikhs ! Et les plus hautes autorités de l'Etat s'y soumettent. Sortir des veillées funèbres, la quintessence du kémalisme; bafouée à qui mieux mieux. On croyait dresser les consciences en dressant un mausolée, on a abouti à une pathologie diffuse. Quand on ne demande rien, on est toujours mal compris...

jeudi 1 novembre 2012

Un jour de République...

Lundi 29 octobre, les républicains turcs fêtèrent le 89è anniversaire de la proclamation de la République. République islamique en 1923. Avec un Calife à Istanbul, des cheikhs à Ankara. Époque où le droit musulman, l'alphabet persan, tout le tralala "rétrograde" étaient encore en vigueur. République et charia bras dessus, bras dessous. C'est dire, le Calife en personne félicitait Mustafa Kemal pour son élection à la tête de l'Etat. Un ancien pacha de la monarchie dont il était lui-même prince héritier. Il était homme civilisé, que Dieu l'absolve. Son cousin, le Sultan Vahidettin Mehmet VI fut dépossédé de son titre un 1er novembre 1922, il y a exactement 90 ans. Un an plus tard, on proclamait la République, le nouveau régime de l'Etat turc. Depuis, on fait avec...

En 1923, la concorde donc. Car les conservateurs ne sauraient médire de la République. Elle est sans doute le régime le plus islamique qui soit. Du moins, elle est plus idoine qu'une monarchie absolue de type ottoman. D'ailleurs, la masse et les chefs du mouvement de libération nationale avaient un seul mot d'ordre : sauver le Calife, prisonnier à Constantinople. La fine intelligence de Mustafa Kemal a fait le reste : suppression de la monarchie en 1922, instauration de la République en 1923, abolition du Califat en 1924, processus de laïcisation et finalement, institution du principe de laïcité en 1937. Il avait pour le coup un véritable "agenda caché"... Les choses dégénérèrent quand la République se mit à sécréter du fiel. Quand elle créa "l'autre", "l'arriéré", "le non-sunnite, "le non-Turc", "le non-éclairé". Un dévoiement, une scorie acquise peu après.

Lundi donc, en 2012, la République était à l'honneur. Et comment ! Le gouvernement avait indûment interdit une manifestation de l'opposition à Ankara, le chef de ladite opposition était naturellement monté sur les barricades histoire de montrer qu'il s'opposait, le président de la République avait gentiment accueilli pour la première fois Mesdames les Générales qui avaient daigné accepter l'invitation de la Première Dame voilée donc islamo-facho-terroriste jusqu'alors, le même président avait bizarrement contourné la fermeté de son Premier ministre en intimant l'ordre de dégager les rues afin que les opposants manifestassent dignement, les Kurdes du BDP avaient fidèlement boudé les cérémonies au Monothéon à Anitkabir et le président de la fédération du CHP à Istanbul avait sensiblement rudoyé les militaires qui cherchaient leur place au protocole pour ne pas avoir préservé la République contre le gouvernement en place, "il nous incombe de défendre la République que vous n'avez pas pu protéger" dixerat.

Les télévisions proposaient des séances de transe, une historienne qui tentait d'expliquer des choses pas très conformistes sur les débuts de la République, se voyait demander : "pourquoi vous n'aimez pas Atatürk ?". Elle n'avait beau établir aucun rapport entre sa position critique d'historienne et l'amour pour l'objet de son étude, on s'en fichait. On la livrait à la vindicte des téléspectateurs, elle ne savait pas, de toute façon. Elle était femme et ingrate; alors qu'Atatürk l'avait faite citoyenne. Des êtres pensants, avait sans doute souhaité l'Immortel. Peu importait, il fallait des historiens reconnaissants. Donc fidèles. Donc idéologues. Donc pépères. Avec ça, on faisait de l'histoire...

La République avait 89 ans. Le régime, fallait-il préciser. Ses idées, ses préalables, ses pré requis n'avaient jamais existé. On récitait des leçons, on écrivait des hagiographies, on rabrouait les Kurdes, on ignorait les alévis, on tolérait les dévots, on méprisait les orthodoxes, on se méfiait des Arméniens. L'idée démocratique pensée par Atatürk n'avait pas été mise en application par ses successeurs. Du coup, la République pouvait avoir 89 ans, elle n'avait pas encore débuté sa carrière en Turquie. Le parti d'Atatürk n'était jamais arrivé au pouvoir depuis les élections libres de 1950. Le Blond aux yeux bleus n'y était pour rien; c'était la faute à Rousseau. Les fanatiques du second se disaient détenteurs du premier. Les défenseurs du premier se disaient adversaires du second. Deux rangées d'ennemis se disputaient une mémoire et un héritage. Dans la République de 89 ans...

Un Premier ministre fier de sa véhémence, un Président penaud de son audace, une opposition ravie de son baroud, des millions de personnes ébahies, des millions d'Arabes ébaubis, des millions de Turcs étourdis. Une fête nationale. Une République. Moyennement démocratique. Heureusement qu'Atatürk avait laissé pour héritage la science et la raison. Le premier jour et le dernier jour de la République, quel décalage. Peu nous en chalait, nous autres. "Commérages des oies sur le vautour". Nous étions un 1er novembre; il y avait exactement 90 ans, le symbole de l'unité nationale avait été renversé; il n'y avait plus de symbole, il n'y avait plus d'unité. La République avait 89 ans; on avait dressé des barricades...

jeudi 25 octobre 2012

Chacun sa marotte...

Le jour où le musulman remettait sa blouse était arrivé. Il devait perpétuer la "jurisprudence" d'Abraham; certes, les théologiens n'étaient pas unanimes, comme d'habitude, mais la voix de la dissidence était encore trop inaudible pour se risquer à renier une "prescription". Chez les Hanafites, une des quatre écoles juridiques du sunnisme, on hésitait entre "wâjib" et "sounna". Le maître éponyme, Abû Hanîfa, avait estimé que le Sacrifice était une obligation (wâjib), ses disciples, une habitude du Prophète (sounna). Alors, le commun des mortels préféra ne pas pousser l'analyse; d'ailleurs, on ne lui demandait pas de s'interroger, trop risqué. Il devait obtempérer. Il s'exécuta. Il se rendit à la mosquée et l'expédition commença...

Et il devait encore se justifier. Car musulman en terre occidentale. Et terre occidentale fortement sécularisée. Alors quand il vivait sa religion, d'autres lui en voulaient. Le syndrome de celui qui vit mal sa sécularisation : celui qui coule rêve de voir tout le monde couler; si Dieu existe, ils serreront les rangs. Oui mais le musulman s'en fichait; dans son coin, il voulait honorer son Dieu. Et il était convaincu que Celui-ci lui demandait de sacrifier un animal tous les ans pour renouveler sa soumission. Cure-dent dans la bouche, l'homme sécularisé protesta. Un "carnage", une "barbarie" ! Mais le musulman ne prit pas la mouche. Après tout, dans le pays du foie gras et des salles de torture que sont les salles de gavage, il n'était pas à la première sensibilité près, inventée spécialement contre les musulmans. L'usage...

BB, comme de coutume, dénonça tout abattage; elle fustigea "rituels religieux archaïques d’égorgements douloureux", "tradition musulmane sanglante", "barbarie", "abominations", "tradition atroce". De l'avis général, elle aurait eu raison si elle n'avait pas opposé encore une fois les "nous" et "eux" : "la France est un pays civilisé, un état laïque", "pour moi, et pour une immense partie de la population française, ce jour de l’Aïd est un cauchemar". Mais pour la corrida, on ne retrouva pas les grands mots du genre "la France est un pays civilisé" ou "pour une immense partie de la population française". C'est que dans cette dernière affaire, il n'y avait pas de musulmans à stigmatiser...

La sauvagerie des uns devenait exotisme pour d'autres. Les présidents américains avaient beau gracier une dinde, les autres étaient exécutées. Les Français avaient beau rouspéter pour le "mouton", ils dégustaient à 80 % du foie gras lors des fêtes. Ainsi allait le monde : on tuait des animaux. L'article de loi avait beau demander un étourdissement préalable, on l'étouffa d'exceptions. Des centaines de milliers de chasseurs. Des centaines de milliers de pêcheurs. Des milliers d'adeptes de la tauromachie. Et des collectionneurs d'insectes. Les "barbares" étaient devenus la règle, les civilisés, l'exception. On avait même inventé des tue-mouches, c'est dire. Sans crier gare, on tuait. Des mouches. Sans étourdissement préalable...

Il fallait dire que le musulman s'attendait à ces vagues, à ces pâmoisons d'usage. "Qu'arrive-t-il quand une de nos actions cesse d'être spontanée pour devenir automatique ? La conscience s'en retire" disait Bergson. Chacun déballait ses habitudes de pensée. On réagissait par réflexe. En revanche, il fut encore plus pathétique : le mufti de Turquie avait fixé la date du Sacrifice au jeudi 25 octobre.  Et il s'en alla au pèlerinage à La Mecque. Les autorités saoudiennes avaient opté pour le vendredi 26 octobre, pour leur part. Comme la plupart des pays musulmans, d'ailleurs. On était donc dans le burlesque : le mufti allait fêter, un vendredi et ses ouailles, un jeudi. Du haut de son hôtel mecquois, il fit une conférence de presse pour rappeler le motif du décalage. Le même motif. Une histoire de décompte. Ainsi allait le monde musulman : la vigile et le jeûne pour les uns sur le mont Arafat, la fête et la bombance pour les autres sur les plaines anatoliennes. Une habitude. Une énième. Avec un grand mufti devenu pèlerin selon le "calendrier musulman saoudien", et pécheur selon le "calendrier musulman turc". La cerise sur le gâteau...

mardi 16 octobre 2012

"Fougue n'est pas force"

Et après, on critique la monarchie. J'aurais été diplomate, j'aurais conseillé au ministre de soutenir une restauration. La Seconde Restauration. Car ce qui est bien dans un royaume moderne, c'est que le monarque est obligatoirement un sourd-muet. Son silence n'est ni approbation ni lâcheté, c'est un devoir. Et quoi de mieux pour un diplomate que d'avoir un chef d'Etat officiellement taiseux. Pas de violations à dénoncer donc pas d'acrobaties verbales à mettre au point.

Alors quand on a un président qui plus est chef de l'exécutif et qui plus est socialiste, le ministère doit bouillir. Je ne sais pas moi, Sa Majesté aurait visité des musées, baptisé des bateaux, célébré la journée de la Croix-Rouge, présidé l'ouverture académique d'un centre de formation professionnelle, inauguré une bibliothèque municipale (et l'aurait réinaugurée après une fermeture exceptionnelle pour travaux), serait allé à des concerts de charité. Bref, aurait fait de la figuration.

Mais voilà que nous vivons sous le régime de la Vè République. Alors, l'universitaire, le journaliste, l'étranger, le technicien de surface et le taulier guettent son discours. Un véritable drame pour le diplomate. Car plus un acteur politique a des auditeurs, plus il a besoin de formules passe-partout. Formules qui doivent être ciselées par des collaborateurs et leurs sous-ordres. Un sermon à l'assemblée générale des Nations-Unies, une conversation dans un bistrot, une allocution à la télévision, une parlote à l'Académie des sciences morales et politiques, un entretien à l'Elysée avec les syndicats, tout doit se tenir. Bah oui...

Et donc quand le président socialiste de la Vè République se rend en Afrique, on se met à rêver. Il va dénoncer le dictateur, lui hurler démocratie, le "maraver" ma parole ! Alors, le diplomate ne sait plus à quel saint se vouer. Car le Président défend les principes, lui a besoin de pondération. Du genre, un tête-à-tête musclé (alias "discussion franche") mais les yeux sur un prompteur en public. Tout le monde connaît les vieux termes du vieux débat :  défense des principes ou sauvegarde des intérêts ? Intérêt supérieur du pays ou intérêt supérieur de l'Etat ?

Il s'avère que les hommes de gauche sont particulièrement sensibles à la sincérité. Des gens cérébraux, normal. Des éléphants dans un magasin de porcelaine, pourrions-nous dire mais ça ferait mauvais effet... Du coup, le Sieur du Congo-Kinshasa a eu droit à des remontrances sur la situation des droits de l'Homme. Et son pote du Burkina Faso a volé à son secours : "ce qui manque souvent à la France, c'est de connaître les réalités africaines et de les prendre en compte". Ben voyons. Mais comme la France ne peut narguer tous ceux qui violent les droits de l'Homme (adieu contrats !), il faut trouver des formules. Alors oui, ce que fait la Syrie s'appelle un massacre mais en ce qui concerne le Bahreïn, on a le "droit de dire les choses autrement". Et toc !

Le diplomate, lui, "l'habile dans les relations", sait précisément quand et où il faut monter sur ses grands chevaux. Car il est un adepte de la règle de l'effet utile. Il est des situations où il ne sert à rien de faire de la prose, sinon à plomber l'ambiance et à faire sauter des contrats. Les camarades russes, eux, ont tranché : "je me fous éperdument de savoir ce qui se passe chez les autres, et les autres doivent donc en faire de même sur ce qui se passe chez moi !". Ah oui alors, tout un art. Et quand la langue nous démange, vaut mieux s'accrocher au multilatéralisme et noyer sa voix dans le brouhaha de la masse plutôt que de parader tout seul. Il ne faut pas être le premier à tomber, n'est-ce pas; ça ne sert strictement à rien, sinon à prouver son imbécillité.

Sa Majesté n'aurait rien dit, lui. Ni pour la Syrie, ni pour Bahreïn, ni pour la Chine, ni pour le Congo-Kinshasa. Il aurait bu son café tranquillement. Le Président doit tout calculer : chaque contrat de perdu pour chaque minute de dénonciation. Autrement dit, combien de perdants, combien de gagnants ? Combien de perdu, combien de gagné ? Je ne vais pas faire l'islamiste en ces temps obscurs mais un principe cardinal du droit islamique dit qu'il vaut mieux 60 ans d'injustice qu'un jour de désordre (qui deviendra plus tard le "une injustice vaut mieux qu'un désordre" de Goethe). L'Etat choisit l'option la moins mauvaise. A la société civile de choisir la meilleure. Et tout ce qui concerne la probable collaboration entre l'Etat et la société civile relève précisément de la confidentialité. Le but n'est pas d'avoir raison et de se faire évincer, c'est d'avoir un peu tort mais de rester dans le processus. N'est bon que ce qui est utile au plus grand nombre...

vendredi 21 septembre 2012

Je te tiens, tu me tiens, par la barbichette, le premier de nous deux qui rira...

Nous vivons dans un pays paradoxal. Il y a quelques années, on demandait (et ordonnait, puisqu'une loi est passée) aux femmes niqabées de bien vouloir vivre leur religion, au rabais. Celles qui considéraient, à tort ou à raison, que le voile intégral était un commandement de leur croyance, devaient faire plaisir à leurs concitoyens, en disparaissant de la circulation. Car la théorie du visage de Lévinas, la fulgurance de Babeth, le bien de la société, la protection de l'ordre public, l'impératif du "vivre-ensemble" l'imposaient. Le Conseil constitutionnel, dans sa fameuse "décision" du 7 octobre 2010, prêtait son épaule au législateur qui avait estimé que de telles pratiques méconnaissaient "les exigences minimales de la vie en société". Le respect de l'autre était érigé en règle juridique. Évidemment, quand on voyait les noms des "juges" constitutionnels qui avaient pondu cela, on comprenait le pourquoi du comment; Jacques Chirac, Jean-Louis Debré, Jacques Barrot, Michel Charasse, Valéry Giscard d'Estaing, Claire Bazy Malaurie et Pierre Steinmetz sont, comme on le devine, des constitutionnalistes de renommée internationale...

Aujourd'hui, des journalistes et des cinéastes usent de leur liberté d'expression afin de blesser, spécifiquement, leurs concitoyens musulmans cette fois-ci, mais personne n'ose invoquer "les exigences minimales de la vie en société". L'impératif du "vivre-ensemble" passe à la trappe, tout naturellement. Soit parce-qu'on considère que la liberté d'expression est supérieure à la liberté de conscience soit parce-qu'on estime que les musulmans ne sont pas des citoyens comme les autres, dignes de faire partie de ladite "société"... Insulter les croyances de ses "concitoyens" musulmans s'accommode alors très bien du "vivre-ensemble"; et ceux qui "vivent ensemble" ne condescendent même pas à écouter l'indignation des musulmans. Le Premier ministre ne vient-il pas d'affirmer que les manifestations, pourtant déclinaisons de la liberté d'expression, sont interdites; on ne sait jamais, ces voyous seraient capables de mettre à feu et à sang le pays entier, celui de ceux qui "vivent ensemble". Le ministre des affaires étrangères appelle, pour sa part, à fermer les écoles françaises dans les pays sensibles; car ces voyous seraient capables de..., c'est bien, tout compris...

Nous ne vivons plus au temps des empires où une "instance" du Sultan-Calife de Constantinople passait pour un "ordre". La pièce Mahomet de Henri de Bornier fut ainsi interdite. Le journal Le Temps écrit le 1er avril 1890 : "En prévision des difficultés diplomatiques (...), le conseil des ministres (...) a décidé que la tragédie en question ne pourrait être représentée ni sur une scène subventionnée ni sur aucun autre théâtre. L'ambassadeur de France à Constantinople, M. de Montebello, a été chargé d'aviser le sultan de cette décision", lequel exprime sa reconnaissance et sa sympathie pour M. Carnot et son gouvernement... Et Auguste Dorchain de témoigner : "ce drame, dont le génial Mounet Sully devait être le protagoniste, allait entrer en répétitions, les décors et les costumes étaient déjà commandés, quand on apprit, tout à coup, que le Gouvernement interdisait la pièce, à la demande du sultan Abdul-Hamid, lequel, sans l'avoir lue, l'avait déclarée attentatoire à la sainte révérence due au Prophète ! (...) Et la chose parut plus inexplicable encore lorsqu'on vit, quelques jours après, à l'Odéon, autre théâtre d'Etat, remonter, sans protestation de la Sublime Porte ni interdiction de nos ministres, le Mahomet de Voltaire, où le Prophète est présenté comme le plus cynique et le plus féroce des imposteurs. Henri de Bomier, seul, connaissait le mot de l'énigme ; il savait le nom du drôle qui avait contre lui seul — ne jalousant pas Voltaire — suggéré à Constantinople cette manifestation diplomatique. Par patriotisme, il s'inclina, et par pudeur, il se tut". Ce n'est que 250 ans après, que la pièce de Voltaire a fait l'objet d'une tentative de censure... Autres temps, autres moeurs...

Voilà pour la réaction du citoyen lambda, qui plus est de confession musulmane. L'autre, le libéral, tout en avouant préférer le Mahomet de Hugo, n'a que deux citations à la bouche; un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme : la liberté d'expression protège "non seulement [...] les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi [...] celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique »" (Handyside c. Royaume-Uni, 1976). Et une analyse du modèle américain par Elisabeth Zoller, professeur de droit  : "la règle générale est que le citoyen dont la sensibilité est blessée par une expression politique (un drapeau piétiné, ou mutilé, ou brûlé) ou religieuse (un foulard, un turban, une kippa), voire raciste (les incendies de croix du Ku Klux Klan, pour autant qu'ils soient pratiqués sur un terrain privé) n'a aucun droit à être protégé dans ses émotions (par opposition à sa vie, à sa liberté ou à sa propriété qui, elles, doivent être protégées par l'Etat contre les atteintes des tiers); en matière de tort psychologique, c'est à lui de se protéger lui-même en n'y prêtant pas attention et en restant indifférent". Eh oui, rester indifférent, voilà la sage attitude...

Le musulman n'a pas besoin d'aller brailler, briser, brûler car il n'a pas besoin de "considérer" le film et les images en question. Et Dieu préfère sans doute se passer des esprits sommaires qui foncent à la moindre étincelle. Le musulman ignorera et continuera à vivre. Malheureusement, la catégorie "batteurs de pavé" est universelle, il faut bien se désennuyer. Et les "ferrailleries sorboniques" sur les libertés sont le cadet de leurs soucis. Mais il est vrai que les chrétiens d'Espagne, par exemple, n'iront pas incendier l'ambassade saoudienne si un Saoudien dénigre leur prophète (ce qu'il ne peut théoriquement faire puisque l'islam considère tous les prophètes comme des envoyés de Dieu). Les musulmans font preuve d'un zèle qui, avouons-le, interroge. On s'en souvient, l'Organisation de la Conférence islamique avait bataillé dur pour ranger l'islamophobie dans les restrictions de la liberté d'expression. Or, il n'y a rien de plus naturel dans une démocratie que de permettre la critique ou le persiflage des valeurs, des doctrines, des dogmes.

En contrepoint, ceux qui défendent la liberté des caricaturistes ne doivent pas pousser des cris d'orfraie lorsqu'un homme de religion prend la parole et fustige certaines orientations. On comprend, dès lors, que le but des paladins de la démocratie n'est pas de défendre LA liberté, c'est d'imposer à tout ce qui touche de près ou de loin au religieux, un devoir de silence. Le cardinal Barbarin affiche publiquement et vigoureusement son opposition au mariage homosexuel, ils s'en émeuvent. Tous les responsables religieux condamnent la publication des caricatures, l'avocat de Charlie Hebdo, lui et pas un autre, les déclare "insupportables" ! On l'aura compris, le problème n'est pas une hiérarchisation des droits et libertés, c'est cette maladie française qui confond laïcité de l'Etat et sécularisation de la société et qui considère illégitime la parole religieuse dans l'espace public. Et, en défendant leur droit à l'expression au nom de principes qui nous sont chers, nous déplorons de mélanger nos voix à celles de ceux qui n'ont visiblement rien compris à la notion de "liberté d'expression" et qui ne voient aucun scrupule à serrer la cravate des autres ...

vendredi 14 septembre 2012

A pisser contre le vent, on mouille sa chemise...

Il y a un malaise, pas de doute. Pourtant, selon la légende tenace, le ministre des affaires étrangères turc, Ahmet Davutoğlu, ne dort pas; chez lui, je veux dire. Un avion décolle, descend, se pose, et le voilà. Toujours dans les airs. A force, on parle de tête en l'air, de doctrine d'air ou de trou d'air, c'est selon. Et le Sieur n'est pas n'importe qui hein, il a écrit des livres et articles sur ces questions; un universitaire, ma parole. Mettre un spécialiste à la tête d'un ministère, pour une fois que c'était une bonne idée, voilà le résultat. Ma pauvre abeille !

Le "professeur" (hoca) comme on l'appelle, est visiblement à bout de souffle; c'est que ses "réalisations" sont au revers de ses aspirations. "J'aurais bien voulu t'voir !", je sais, la critique est facile, l'art, difficile. Certes. Mais la tangibilité, disons, du tâtonnement de l'entreprise est telle que la critique actuelle ne semble pas être un tic d'opposant primaire.  C'est un constat : les déconcerts se multiplient et le "zéro problème" avec les voisins n'a plus lieu d'être puisque plus de voisin...

On vient de loin. Il y a encore quelques mois, la Turquie était, à ses dires, un État "policy maker", un pays qui oriente, qui inspire, qui assure un ordre, "order setting". Oh yeah ! Les Turcs le crurent évidemment, c'était poétique et tonique. A peine arrivé au ministère, il avait séduit car il avait déclaré avoir fouillé les tiroirs pour trouver un dossier sur un petit pays perdu de l'Afrique, histoire de tisser des liens, ça pouvait servir un jour. On ignore si cela a contribué à quoi que ce soit; en tout cas, celui qui disait siffler les hommes et les fins de récréation dans sa zone d'influence, se retrouve, aujourd'hui, cerné par toutes sortes d'interrogations. A-t-il encore une ossature, une vision ou navigue-t-il à vue ? A-t-il anticipé les événements ? Quand va-t-il démissionner, au fait ? Voilà où il a abouti...

C'est que ça ne va fort sur aucun front. Le vice-président de l'Iraq se fait condamner à mort par contumace, c'est la Turquie qui l'héberge; Maliki n'est plus, du coup, un pote. Les rebelles syriens sont déjà là; Assad n'est plus bien en cour. Israël serait, enfin, sur le point de présenter les excuses mille fois demandées, mais maintenant c'est Erdogan qui boude. L'Arménie, toujours en train de demander une place pour ses vieilles valises. La Grèce et "Chypre du Sud", toujours en train de soutenir tout ce qui peut enquiquiner la Turquie. L'Azerbaïdjan devient un allié stratégique et signe une foultitude d'accords mais refuse toujours de supprimer les visas et de reconnaître Chypre du Nord. Et pour comble d'ennui, avec l'Iran, la concurrence séculaire a atteint son acmé avec les menaces du chef d'état-major puis l'arrestation d'espions. L'Iran, oui, cet ingrat qui casse du sucre sur le dos de celle qui le soutint mordicus sur le dossier nucléaire.

Résultat : les mauvais calculs du Professeur sur le dossier syrien ont conduit à une résurgence des attaques du PKK. Il ne manquait plus que cela; les réfugiés sont plein les tentes, les Kurdes radicaux sont en quasi-insurrection et les bombes refont la une de l'actualité. Et cet entêtement à défier la Syrie alors que le pays est une poudrière confessionnelle verdit les moins catégoriques. La prospective a fait défaut; puisque, il faut le rappeler n'est-ce pas, au ministère des affaires étrangères, on ne trouve pas, normalement, de gens affolés; de ceux qui ont le coeur dans la bouche. Là-bas, on réfléchit et on prévoit. On ferme des portes, on ouvre des fenêtres. On vulcanise, sans doute; mais on fait dans la dentelle. D'où deux ministères distincts : celui de la diplomatie (affaires étrangères) et celui de la guerre (défense). Le premier, en théorie, ne brûle pas ses vaisseaux, à la première occasion. D'autant plus que le pays en question était un "allié stratégique" il y a encore deux ans...

C'est qu'il y a LA grande question : nos intérêts ou les valeurs ? "Les" valeurs, oui; pas forcément, les nôtres. Celles des autres, des "nations civilisées". Tout le monde rêve et c'est bien, mais il faut qu'il y ait, dans un pays, une caste qui a les pieds sur terre ou qui se dévoue à faire le rabat-joie : les diplomates. "Si on prend position contre la Syrie, c'est notre intégrité territoriale qui risque d'en pâtir, monsieur le Ministre", "oui d'accord, mais que fait-on face à ce carnage ?", "les plus délicats, ils gigotent, nous, nous mijotons !"... La latitude, voilà le sésame : si le ministre des affaires étrangères est le premier à pleurer, c'est que, forcément, il révèle sa sensibilité; et ce qui est fatal pour celui qui occupe ce siège, ce n'est pas tant de définir ce qui est le bien et le mal, c'est de révéler le gentil et le méchant. Adieu marge de manoeuvre...

Comme dirait Ziya Paşa, "Onlar ki verir lâf ile dünyâya nizâmât/Bin türlü teseyyüb bulunur hanelerinde/Ayînesi iştir kişinin lâfa bakılmaz/Şahsın görünür rütbe-i aklı eserinde". S'octroyer un titre de "grand frère" alors que c'est loin d'être le paradis chez soi n'équivaut qu'à une chose : une ânerie ! Personne ne demande à la Turquie, une puissance régionale, de baisser le diapason et de se boucher les oreilles. Mais personne ne lui demande non plus de se jeter à corps perdu dans une posture suicidaire et de s'impliquer jusqu'aux oreilles en fournissant des armes aux "rebelles" d'un pays voisin. Ça rappelle des choses; "rebelles"...

Que des acteurs divers et variés viennent haleiner en Turquie, qu'Istanbul devienne une métropole qui fourmille, où tout le monde se croise, où les Afghans et les Pakistanais papotent, où les sunnites et les chiites se serrent les mains; ce n'est pas forcément une bonne nouvelle géostratégique, on en fait autant dans un hall de gare... Devenir un modèle pour les autres, pourquoi pas; et c'est une bonne aspiration. Mais il y a des préalables; il "suffit" juste de créer, à l'intérieur du pays, les conditions propres à vous hisser au rang de "modèle" à l'extérieur de celui-ci. Et pour l'instant euh..., le degré des libertés (notamment d'expression et de conscience) n'est pas du genre à faire pâlir le voisin. Mais la "profondeur stratégique" et le "zéro problème" ont encore de beaux jours devant eux; comme on le sait, les théories, même les plus virginales, continuent à être enseignées dans les facs ou d'autres enceintes. Et le Professeur n'est évidemment pas né de la dernière pluie, c'est sans doute l'homme qu'il faut; mais il est né trop tôt, au mauvais endroit et au mauvais moment. C'est que l'Orient et le principe de Pollyanna, avec ma cervelle de minus, je ne vois pas vraiment. Sur cette terre des réflexes pavloviens, on ne rêve pas, on essaie de comprendre des "réalités" et on calcule; c'est catégorique mais c'est l'expérience des siècles, là où il y a Arabes, Persans et Turcs, il faut savoir valser. Comme le disait Cetin Altan, le Jean Daniel des Turcs, "en Occident, on fait des duels, en Orient, on tend des embuscades"...

mercredi 5 septembre 2012

Prêchi-prêcha

"Maître, avait osé mon camarade, on apprend toujours la même chose en cours, Atatürk est né, Atatürk a dit que, Atatürk a décidé que, Atatürk est mort, Atatürk topu at !!!". Et nous, hésitant entre indignation et emballement, nous écarquillâmes les yeux et jetâmes des regards obliques vers le professeur. Professeur qui s'époumonait à recopier fougueusement des paragraphes entiers de son vieux livre sur le tableau; les doigts et la chemise souillés de craie, le visage talqué comme il faut. Et le voilà en train de se retourner et afficher une de ces mines d'homme enthousiaste dont l'ardeur se dégonfle illico devant un commentaire idiot. "Tu bronches ! Hein ! Puisque tu sais déjà tout, lève-toi, donne-moi sa date de naissance, la date de son départ à Samsun, celle du congrès d'Erzurum, celle du congrès de Sivas, celle de la réforme de l'alphabet, celle de la proclamation de la République, alors, monsieur confond tout ! espèce de cornichon !"... Le professeur triomphant, nous mîmes un point d'honneur à maugréer contre le "provocateur"; "repose en paix, grand Atatürk, amen !". La nature humaine, que voulez-vous, si la rébellion triomphe, les capons se transforment en non-conformistes, si elle échoue, les non-conformistes se transforment en capons...

Nous autres, enfants de la Nation turque vivant à l'étranger, sommes, il faut le reconnaître, sensiblement gâtés par l'Etat turc en matière d'enseignement, allais-je dire, mais je corrige, de dressage. Voire de bourrage de crâne. Gâtés donc, dans les deux sens du terme. C'est que les autorités mettent en place des cours de langue et d'histoire turques (les fameux "enseignements de langue et culture d'origine", les ELCO), envoient des professeurs du ministère de l'Education et essaient de nous transmettre des bribes d'un programme qui s'axe sur la personne et la gloire de Mustafa Kemal Atatürk. Et idem en matière de religion; les imams sont chargés de veiller au troupeau turco-musulman, histoire de ne pas faire grossir les rangs des athées, agnostiques et salafistes (la question ne se pose pas quant à la concurrence des chrétiens ou des juifs, les premiers n'existant plus, les seconds ne recrutant pas). Des hussards et des soutaniers donc, louangeurs. Un battage officiel tous azimuts.

On ne pouvait mieux faire pour la synchronisation; le YÖK turc (Conseil de l'enseignement supérieur) a décidé de supprimer les cours obligatoires portant sur "les principes et les réformes d'Atatürk" et le ministre français de l'Education annonce la création d'un cours de "morale laïque". Encore la "chance" d'être Franco-Turc, n'est-ce pas, on tourne en rond... En Turquie, jusqu'aujourd'hui, il n'était pas considéré comme anormal de suivre, dans chaque faculté, je dis bien dans chaque faculté, un cours sur les "principes et les réformes d'Atatürk". A priori, l'intitulé semble bien didactique mais ayant moi-même goûté à l'enseignement d'ELCO, j'ai une certaine appréhension sur le contenu; comme les cours de "culture religieuse" qui aboutissent, dans la pratique, à apprendre par coeur aux élèves des sourates et la manière de prendre ses ablutions et de faire la prière...

Évidemment, arrivé à la fac, si on ne connaît toujours pas l'oeuvre du grandissime père de la Nation, c'est qu'on a vécu connement son enfance et son adolescence, passez l'expression. Car il faut vraiment le vouloir pour passer à travers les mailles; les bustes, les odes, les portraits, les chronologies, les "coins Atatürk" sont partout. Et ce n'est pas qu'il faut escamoter celui-ci et sa politique, non non, que Dieu nous en garde, il faut simplement "calmer sa joie" et enseigner sereinement la période, sans verser dans l'idéologie. Rappelons que dans un pays où un professeur d'université a dû batailler des années devant la justice pour avoir dit "cet homme" en parlant de M.K, on n'attend aucun esprit critique venant de l'élève. Des séances de transe presque, où le professeur n'explique rien du tout, où tout le monde obtient la moyenne (comment peut-on ne pas valider cette matière !). Et quelle est la logique d'apprendre une énième fois cette dictée en fac de chimie ou de sport, par exemple ? Aucune, si l'on en croit le calibre académique des universités turques; alors, apprendre les principes d'Atatürk, en tête desquels arrivent la libre pensée et la modernité occidentale, avec un tel format, euh...

On se rappelle la polémique, en France, sur l'intégration des mémoires de De Gaulle dans le programme de littérature. Le monde tourne à l'envers, là-bas, on proteste la suppression des "mémoires" d'Atatürk, ici, on se déchirait pour adopter ceux du Général ! Et ce, en lettres et non en histoire ! Un cours qui traite des faits, des personnes ou des notions n'a rien de répréhensible, le problème émerge lorsque l'Etat instaure un enseignement susceptible d'orienter la conscience de l'élève vers une doctrine précise. Car l'Etat n'a aucun titre de compétence pour ce faire. Le cours n'est pas fait pour délivrer des qualificatifs mélioratifs à qui que ce soit, on tomberait dans une pratique illégitime, il y aurait usurpation sur les droits des parents. Ces derniers, seuls, peuvent "inculquer", "styler", "inoculer" ou "vacciner".

Les valeurs de justice, d'équité, de respect, de bravoure, de modernité, de bien, de la personne humaine, etc. ne s'apprennent pas sur les bancs de l'école; encore cette manie de disqualifier le rôle des parents, de déresponsabiliser ceux qui doivent être aux premières loges. Consécration, sans doute, d'une réalité sociologique : les liens familiaux tendent à disparaître et on craint des générations de déboussolés. Le raisonnement est clair : quand l'enfant dévie, il passe devant le juge en cas de violation d'une règle juridique ou il subit l'opprobre publique quand il enfreint une règle de bienséance. On peut, en revanche, dispenser des cours de "droits de l'Homme" non pas tant en raison de l'angélisme droit-de-l'hommiste mais plus prosaïquement d'un devoir d'avertissement. Le repêchage des âmes n'est pas un service public, la garantie de la liberté individuelle en est un. Laissons donc l'axiologie aux parents et aux philosophes, établissons un programme d'initiation au droit des droits de l'Homme. Dans une démocratie, on ne se conforme pas à des valeurs, même communes, on respecte les droits d'autrui. Car ces valeurs communes finissent toujours par se nourrir exclusivement des valeurs des majoritaires. "Morale" de l'histoire : on n'explique que ce qui est susceptible de punir; or, la morale ne punit pas, elle condamne... in petto.

mardi 28 août 2012

Nantis et dandys et petits et si si...

S'il est une chose certaine, c'est bien que la bourgeoisie turque n'a aucune branche. Plus exactement, les membres de la bourgeoisie d'aujourd'hui sont tous des descendants de pauvres. C'est normal et logique, j'entends bien; ce que je veux dire, c'est que les Turcs riches d'aujourd'hui ont tous, sans exception, de la boue encore fraîche sur leurs souliers. Car "bouseux" il y a encore deux générations. Tenez, les deux familles les plus riches : les Koç et les Sabanci. Le grand-père des premiers a commencé dans une simple épicerie; celui des seconds travaillait dans les champs de coton. Les petits-fils, eux, ventent dans la soie. Tout naturellement. Quand feu Sakip Sabanci, un grand nom de la saga familiale, mettait un foulard autour du cou tout en parlant un turc "anatolien" et adoptant une gestuelle pas trop sophistiquée, on comprenait vite le pourquoi du comment...


Chez les Koç, c'est Rahmi, l'actuel patriarche, qui étalait son goût pour les voitures de luxe. Son propre père, le fondateur de la holding, était monté toute sa vie dans la même voiture; le fils, sans doute plus riche, avait pris l'habitude, quant à lui, d'en changer une chaque  année. On peut multiplier les exemples avec les Doğan, les Şahenk ou encore les Eczacıbaşı. Les membres de cette dernière famille dont l'ancêtre était, comme leur nom l'indique, un pharmacien, sont devenus tellement riches qu'ils ont eu le besoin de s'embourgeoiser sur le plan culturel aussi; la Fondation stambouliote de la culture et de l'art est, aujourd'hui, l'institution la plus en pointe dans le mécénat. Bülent Eczacıbaşı, l'actuel chef de la famille, est un grand consommateur de concerts classiques; il se trouvait à la droite du maître de céans (pas bourgeois du tout) dans un concert de Fazil Say à Paris...

Il est naturel d'élargir le spectre de ses goûts lorsqu'on a des pépètes. C'est humain; lorsqu'on a fini d'assouvir nos besoins les plus élémentaires, on va à la recherche du raffinement. Et il n'est pas anodin de constater que les riches deviennent subitement de grands connaisseurs en art à mesure que leur portefeuille gonfle. Avec des yeux de riche, on a plaisir à admirer (et surtout à comprendre) un tableau de Picasso. N'est-ce pas. Tellement qu'on se met à collectionner et à ouvrir des musées. Je ne voudrais pas m'acharner, d'autant plus que j'ai une grande estime pour ce regretté monsieur, mais Sakip Sabanci est un exemple flagrant : fou de calligraphie, il avait réuni une très belle collection. Le hic, c'est que ni lui ni personne dans la famille n'était et n'est capable de lire (et donc de se passionner pour) l'écriture arabo-ottomane. La "passion" devient alors suspecte. C'est un vernis et rien d'autre. N'est pas Khalili qui veut...

On nous apprend que plus une personne "s'améliore" sur le plan socio-économique, plus elle se libéralise sur le plan des idées. Autrement dit, un homme riche devrait être sans gros effort un partisan acharné des libertés. Libertés économiques certes mais également libertés politiques par ricochet. C'est la "philosophie" même de la réussite. On s'ouvre aux autres, à leurs idées, à leurs coutumes, on se décrispe, on "se soigne" et on devient plus tolérant, plus bienveillant. Tout cela, c'est la théorie des grands papes de la socio ou de la philo. Sauf que. Évidemment. En Turquie, tout tourne à l'envers, la gauche, c'est la droite, la droite, c'est la gauche. Et "l'esprit de bourgeois" sus-indiqué n'existe tout simplement pas dans la tête des... bourgeois. Car il leur manque "l'esthétique de la réussite". Le dehors est bien sauf, on vit opulemment, on habite les castels, on monte les belles carrosseries, on s'attife avec coquetterie, on crée des fondations au nom de la "responsabilité sociale" (sosyal sorumluluk), mais on vote à gauche. La gauche qui est, en réalité, une forme de droite fasciste. Car on est complexé.

La modernité n'est pas une histoire de garde-robe. C'est une platitude de le dire mais il faut parfois enfoncer des portes ouvertes : la modernité, ça se passe dans la tête. Les bourgeois turcs n'ont malheureusement aucune leçon à donner sur ce plan; ils doivent plutôt en prendre. Car l'idéologie bourgeoise turque a partie liée avec l'idéologie étatiste kémaliste. Nous y voilà : les pantes d'aujourd'hui doivent une fière chandelle à cet État qui les a fait riches du jour au lendemain. Avec les biens spoliés des Arméniens et des juifs. C'est là où le bât blesse : la classe bourgeoise défend coûte que coûte l'idéologie de l'Etat profond. Elle y est presque obligée. L'Etat les tient par les joyaux...

C'est avec cette clé de compréhension en toile de fond, qu'il faut comprendre les propos d'Orhan Pamuk. Ce Sieur fait partie de cette caste qu'il dépeint (avec un style que je n'arrive toujours pas à pénétrer pour ma part ni dans sa version turque ni dans sa version française) dans son livre Istanbul. Un Sieur qui, déjà, avait fustigé un Etat massacreur d'un million d'Arméniens et de 30 000 Kurdes. Et rebelote : "Diese Bourgeoisie macht mich wütend. Ich verabscheue ihre Überheblichkeit, ihren engstirnigen Egoismus und die Art, wie sie ihre eigenen Landsleute hasst. Die türkische säkulare Oberklasse stört sich nicht an Armeeputschen und an der Misshandlung der Kurden. Sie schaut auf die Mehrheit der türkischen Frauen herab, weil sie Kopftuch tragen. Das erinnert mich an die Haltung der Weißen in Südafrika gegenüber den Schwarzen früher". On l'a tous compris, l'attitude des siens l'énerve car ils honnissent les Kurdes et les femmes voilées. Une mentalité d'apartheid, selon lui...

Paraître moderne, voilà la seule obsession des bourgeois turcs et de leurs acolytes, les artistes. Ils n'ont aucune culture classique, ni sur le plan de la langue ni sur le plan des arts en général, de la musique et de la littérature en particulier. Il est rare de tomber encore sur des Müşfik Kenter, un immense comédien à la voix de velours qui vient de tirer sa révérence, vous déclamer du Nedim et du Nazim avec une égale bonne conscience. Un "moderne", pourtant. Les artistes d'aujourd'hui se targuent d'avoir coupé les ponts avec le passé ! En France, c'est un honneur que de jouer une pièce classique, en Turquie, c'est une concession, une reculade, une trahison. Car chacun vit dans sa bulle. Résultat : quand vous donnez un poème de Nazim à étudier à un élève de 15 ans vivant en France, il peut vous sortir, avec un sérieux presque risible à son âge : "on va étudier un communiste !". Rapport entre l'inspiration d'un auteur et son affiliation ! Et quand un musicien de talent comme Fazil Say tombe dans le même manichéisme et dans la même arrogance qu'il fait passer pour le combat de sa vie, la boucle est bouclée : bourgeois et artistes, même tempérament ! Fats, crâneurs, chichiteux, lilliputiens. "Körler sağırlar, birbirlerini ağırlar"  comme dirait la sagesse populaire : les aveugles et les sourds se reçoivent mutuellement...

lundi 20 août 2012

Zozo et les zigotos

Ils lui avaient dit de lire. Il décortiqua. "Maître, que dites-vous de ces imams qui dépiautent le credo que d'autres imams ont mis tant de siècles à former ?". "Ce sont des paltoquets", avait-il lâché. Avec cette suffisance qui caractérise les sachants. Et avec cette inimitable position des lèvres, "aux coins tombants comme celles d'un turbot dégoûté", aurait dit l'autre. Et un vrai sphinx, le maître. Celui qui, naturellement, installe le respect et la curiosité dans votre esprit. "Mais encore ?", avait osé le zozo. "Écoute, mon fils, nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants". "M'ouais..."

Zozo, écumant de colère, s'en remit à un autre. "Maître, j'aurais un truc à vous demander, euh, en fait, c'est que, j'suis, comment dire, un peu troublé. Pourquoi la compréhension du XXIè siècle est radicalement différente de celle des siècles passés ?". "La tradition, mon garçon, la tradition, voilà la voie du salut, allez j'ai mal à la tête...", s'étrangla le Sage, zieutant les mains liées de Zozo. "Et si les Anciens ont escamoté des choses ?" rétorqua le baroudeur, la main droite libérée. "Le cerveau d'un musulman n'a point de place pour le doute et la remise en cause, allez allez, j'ai mal aux dents...". "Bon..."

Ils lui avaient dit de RELIRE, cette fois-ci. "Le Coran et les livres de la Sunna ?", "mais non, voyons, les vieux livres de ceux qui ont lu le Coran et les livres de Sunna !". Il pensait, pourtant, que s'il y avait tant d'écoles coraniques, de facultés de théologie, de séminaires d'imams dans le monde, c'est qu'il y avait encore des choses à découvrir ou des choses à corriger. Il s'enquit auprès des savants et leur fit part de son dessein. "Veux-tu une fessée, ma parole ! Serais-tu un hérétique !". La poussière des livres étouffa la voix du Sage; il réprima une lettre, se racla la gorge et poursuivit : "admettons que tu as raison, qu'il y a eu des erreurs d'appréciation; eh alors ? Le jeu en vaut-il la chandelle ? C'est porter de l'eau à la mer que de réfléchir à nouveau !".

Zozo avait, pourtant, lu quelque part que les théologiens du temps nouveau s'en donnaient à coeur joie à des réductions rituelles. "Ceux qui lient et délient" subtilisaient sur les anciennes définitions, les antiques concepts. Il n'était plus besoin de suivre la prière du tarâwîh, par exemple, celle-ci n'existant tout simplement plus. Il n'était plus besoin de morfler le jeûne-pénitence de 61 jours que tout mauvais joueur devait subir lorsqu'il cassait délibérément et sans motif valable son jeûne; il n'avait jamais existé. Les alévis allèrent même jusqu'à nier l'existence d'un jeûne ! Leurs théologiens, qu'on appelle "dede", juraient sur on ne sait trop quoi pour affirmer cela. Et comme le poids de la tradition prévalait sur le sens du texte, c'était "bah voilà quoi"...

"Balivernes que tout cela !", lui avait dit un dede. "Quoi donc !", "bah, les prières, le jeûne, la barbe !". Et il commença à laïusser. L'alévi expliquait au sunnite désemparé des choses tellement bizarres que ce dernier finit par lui dire qu'il n'avait pas l'intention d'être convaincu par ses arguments. Le dede avait repéré une faiblesse, il insista. Ce n'était pas tant qu'il voulait que ce sunnite fût converti, peu lui en chalait, d'ailleurs l'alévisme ne recrutait pas, il se transmettait; un peu comme le judaïsme. Non, il ressentait seulement une secrète délectation à troubler l'esprit d'un "concurrent"...

"En matière de religion, bienheureux sont les ignorants", avait fini par se dire Zozo. Ceux dont la foi de charbonnier suffit amplement à meubler leur temps et nourrir leur âme. Ceux qui héritent d'un credo et qui n'en démordent pas. Et puis Zozo avait fini par lire un autre livre, "le Coran silencieux et le Coran parlant"; il ne comprenait plus rien. Certains Chiites allaient jusqu'à parler de falsification du Coran, "celui-ci, détenu par Ali, fut caché par prudence et protégé par les imams de sa descendance et ne sera publiquement révélé qu'aux temps eschatologiques" (p. 20). Il n'osait même plus poser de questions. D'ailleurs, à peine avait-il pris l'intonation montante que l'autre lança "chut, allez allez !"...

Il faut apprendre la science (sous-entendu religieuse) du berceau jusqu'au tombeau, lui disaient toujours ses maîtres. Soit. Mais à trop vouloir comprendre, il finit par ne plus avoir l'appétit. Chaque nouvelle question lui valait des coups de stylet. Il fallait avoir les reins solides pour approfondir. Car on finissait soit intégriste soit apostat. Alors, il leva la tête, déposa son crayon et tourna les yeux vers le ciel. On l'entendit murmurer : "C'est étrange, à chaque Ramadan, on perd un peu plus notre foi; l'islam fait eau". Il fixa le ciel, le Ciel le fixa. Il se rappela : "Dieu a révélé le Livre en tant que Message de vérité, et ceux qui se livrent à des controverses à son sujet s'engagent dans une profonde divergence" (2,176). "Nous leur avons apporté des preuves évidentes concernant Notre Ordre. Et ce ne fut qu'après avoir reçu la science qu'ils se sont divisés par esprit de rivalité. Ton Seigneur tranchera leur différend au Jour du Jugement dernier" (45,17). Les temps eschatologiques, voilà ce dont il rêvait désormais; le sunnite avait fini par avoir une vision chiite. Il fixa le ciel, les nuages s'étaient amoncelés. Il entendit comme un chuchotement...

samedi 4 août 2012

Capucinade

Ça serait une évidence : la "séduction" n'aurait jamais été le fort des Arabo-musulmans, pour la simple et bonne raison qu'elle ne serait pas la condition sine qua non de leur union. Mariage arrangé par-ci, mariage forcé par-là. En Occident, le mâle doit séduire, il s'éreinte, il fend l'armure, il minaude, il se fait mignon dans le seul dessein de gagner un coeur. Et la femme n'est pas tombée de la dernière pluie, elle sait que les choses se passent ainsi. Elle joue le jeu, répond ou repousse. Les deux le savent : une roucoulade réussie ouvre la voie à l'accolade, à l'embrassade, à la relation apaisée. En Orient, le mâle n'attendrait qu'une chose, et ce, au seuil de sa chambre : une chair, flairée, soupesée et arrangée par la daronne-imprésario.

Notre mâle brûlerait donc les étapes : les délices de la chair sans le raffinement initial; la "grosse tête" sans le tact préparatoire. Et voilà un champ labourable à volonté. Dieu merci, un hadîth de son Prophète, qui est forcément authentique puisqu'il l'arrange, décrète : "lorsque la femme refuse de répondre à l'invitation de son mari, les anges la maudissent jusqu'à l'aube". Eh ben voyons ! Même si un plat mijote sur la cuisinière, ont rajouté les oulémas ! L'enfant-roi, le fils gâté, le mari comblé ! La quadrature du cercle. Peu importe que sa femme soit réduite à un toy; ou qu'elle l'envoie en enfer à chaque passage. Astaghfiroullah en ce jour de Ramadan mais qui a mieux décrit (et décrié) cette "besogne" que Nedjma : "Le servir, puis débarrasser. Rejoindre la chambre conjugale. Ouvrir les jambes. Ne pas bouger. Ne pas soupirer. Ne pas vomir. Ne rien ressentir. Mourir. Fixer le kilim cloué au mur. Sourire à Saïed Ali décapitant l'ogre avec son épée fourchue. M'essuyer l'entrejambe. Dormir. Haïr les hommes. Leur machin (...)" (L'Amande, p. 40).

Heureusement, cette démonstration ne concerne que les Arabo-musulmans du passé. Ceux qui, cernés par les interdits religieux et sociaux, ne pouvaient que se satisfaire dans les bras du "lot" qui leur tombait du ciel, à défaut d'aubader pour l'obtenir. Aujourd'hui, alhamdulillah comme dirait un provocateur, les jeunes arabo-musulmans ont plutôt la cote auprès des Françaises et des Français de souche (les sites de "lopes" à Rebeus, Keturs et Renois font florès, tövbe tövbe...). Après donc les "chambardeuses", les "canons" sont à l'oeuvre. Mais voilà; on a beau chaviré les coeurs, si on ne considère pas la femelle d'en face comme un être humain à respecter au même titre que sa propre mère ou sa soeur, c'est qu'on n'a rien compris à la relation.

Sexologie et sociologie ont forcément partie liée. C'est qu'une Belge a décidé, un beau jour, de filmer le harcèlement dont elle fait l'objet tous les jours (sans fausse modestie !). Résultat : propositions de hum hum en quelques minutes, moult insultes, vingt regards. Une banalité, n'est-ce pas. Sauf que, à y regarder de plus près, on s'aperçoit que les accosteurs-pervers-insulteurs sont presque tous des Arabes, Turcs et Noirs. Ces fameux Rebeus, Keturs et Renois, pour les intimes. Des musulmans, pour aller vite. Et les essentialistes de brandir immédiatement le danger : l'envie débridée des Arabo-musulmans. Leur culture castratrice et son jaillissement sur l'ensemble du corps social. La réalisatrice a pointé, elle, une autre explication, histoire de ne pas se faire récupérer par l'extrême droite : la condition sociale de ces hommes. Du genre à confirmer l'expression "le café du pauvre". Comment a-t-elle établi ce lien, je n'en sais fichtre rien; les harcèlements sexuels se font surtout dans les bureaux, croyait-on, chez les hommes bon chic bon genre. En tout cas, c'est une pirouette réussie...

Évidemment, dans un pays comme la France où complimenter la beauté d'une femme n'a rien d'anormal et est plutôt un "must", nous ne sommes pas outrés plus que cela. Comme le vieux papi qui me soufflait à l'oreille qu'il était contre le voile, ce bout de tissu cachait la beauté des femmes. Tant pis s'il ne voulait pas comprendre que ces femmes voulaient, justement, éviter d'être flattées pour leur beauté. Mais comme les "affamés" de Bruxelles sont précisément de la branche musulmane, ils font spécialement jaser et deviennent, pour le coup, "mal élevés". Il suffit de lire les commentaires des Français de la "France profonde" (à tel point que le site sudouest a dû fermer les commentaires "en raison de nombreux débordements contraires à notre charte"). Le monde tourne à l'envers; les gays envient le bon vieux temps de la "drague classique" et les hétérosexuels font des lois contre la "drague moderne" rapidement taxée de harcèlement... 

Il est vrai que la frustration joue un rôle; l'homme toujours servi par des femmes (d'abord, sa mère, ensuite, sa femme, enfin, sa fille) ne connaît pas les "manières" en la matière. Alors, quand notre lourdingue Robert se met aux oeillades, eh ben ma foi, ça saute aux yeux... Habitué au beurre, à l'argent du beurre, le voilà à l'affût de la crémière. La mère trouve une épouse, ou plutôt une femme, lui, l'honore autant qu'il peut, la trompe autant qu'il peut et ladite femme, qui se croyait dans un monde de fées, doit se transformer en Calypso pour "retenir" le mari, son mari, son homme. Sans aucun sentiment d'amour-propre. "Je suis obligée, j'ai des enfants, tu comprends"; pas vraiment, non...

Le fameux Joulaïbib demanda au Prophète une dispense exceptionnelle pour l'interdiction de la fornication; il n'en pouvait plus, il y était "accro". Celui-ci le fixa et lui demanda : "laisserais-tu quelqu'un faire une telle proposition à ta mère ou à ta soeur ou à ta tante ?". La réponse, évidente, fusa : "non !". Trois fois "non !". Jamais ! Qu'il ose donc ! Bah oui mais les gazelles qu'il se permettait, lui, de chasser, étaient forcément les mères, soeurs et tantes d'autrui. Et le Prophète mit sa main sur sa poitrine et pria : "Ô Dieu, pardonne-lui, purifie son cœur et préserve sa chasteté !". Ce fut difficile mais il réussit : aujourd'hui, dans la tradition islamique, Joulaïbib passe pour un modèle de chasteté. C'est le saint patron des parangons de vertu. A bon entendeur...

samedi 21 juillet 2012

Deo ignoto

C'est le mois du ramadan dans le calendrier islamique et voilà que tout le monde s'agite. Les musulmans, en tout cas les plus appliqués, vont jeûner du matin jusqu'au soir. Ils vont donc avoir les nerfs à vif. Attention à celui qui passe à côté avec une cigarette ou une bouteille d'eau. La dispute, pis, la torgnole ! Voilà le scénario classique que se fait un gus ordinaire. Les non-musulmans ou les "musulmans non pratiquants" devant subir le caprice des jeûneurs. Devant rabaisser le caquet. Devant se censurer au nom du "respect".

Là où le mot "respect" pointe le nez, il faut toujours s'attendre à une violation avérée des libertés individuelles d'autrui. C'est là une convention sociale; lorsque le vieux cherche désespérément une place pour s'asseoir, le moins vieux sacrifie sa propre liberté pour lui laisser le siège; lorsque l'interlocuteur prend la parole et pérore à volonté, on se réfrène et on ne lui coupe pas la parole, on ampute ainsi notre propre liberté de son plein épanouissement. Et on appelle cela le nécessaire "respect" qu'exige la vie en société.

Et c'est une expérience dont tout musulman peut témoigner. Au collège, au lycée, au travail, l'ami se sent obligé de ne pas mâcher une gomme, avaler un biscuit, emboucher une bouteille, boire un café et surtout fumer une cigarette. Malgré les insistances du musulman qui, non seulement, s'embarrasse de tant d'abnégation mais souhaite également jauger sa propre résistance et parfois étaler la solidité de sa foi. Une atteinte voulue donc à son propre mode de vie au nom dudit respect. Et ça ne mange pas de pain, bien au contraire, ça renforce les complicités...

Cette initiative est une chose, la "retenue imposée" en est une autre. "Ça serait bien que vous ne buviez pas devant tout le monde", "ça serait bon pour vous que vous ne vous habilliez pas trop court", etc. Autant dire des invites à l'auto-censure. Car le censeur n'est plus dans une relation d'égal à égal, il prend ses aises et conseille (en réalité, conjure) les autres de se conformer à l'air du temps, à l'ambiance sacrée du mois. Ce genre d'atmosphère ne prévaut que dans les sociétés à forte majorité musulmane : les pays arabo-musulmans et peut-être les banlieues françaises. Autrement dit, la piété des uns postule l'hypocrisie des autres...

Évidemment, si on est un adepte des libertés et de l'autonomie individuelle, on se dresse sur ses ergots et on dénonce cette intrusion. Car ce que le jeûneur qualifie pour le coup d' "impolitesse" n'est rien d'autre en réalité que la "normalité" pour le non-jeûneur. Et aucune loi ne lui enjoint d'avoir des égards pour les autres. C'est une règle non écrite, le "non-droit" comme le disait feu le doyen Carbonnier. Et on n'envoie pas un coup de boule à qui fait montre d'indélicatesse. On déplore intérieurement ce fait et c'est tout. Oui, c'est tout. Claude Lévi-Strauss qui avait peu d'estime pour l'islam estimait pour le port du voile qu'il s'agissait "tout simplement d'une impolitesse". De là à faire des lois spéciales...

Évidemment, ce n'est ni impolitesse ni muflerie que d'arborer un voile (il avait tort le grand monsieur) ou de manger devant un jeûneur. Car personne n'est obligé de vivre conformément aux souhaits, aux schémas, à la weltanschauung d'un autre. Et drôle de paradoxe mais c'est celui qui réclame politesse qui s'enfonce dans l'intolérance, une autre forme d'impolitesse. Car il oublie l'élément quintessentiel : le dé-jeûneur ou la voilée ne sont pas des âmes à sauver; ce sont des gens respectables qui ont choisi un autre mode de vie. Romae romano modo vivitur ne peut être un principe à défendre au XXIè siècle. On l'avait déjà dénoncé, lorsque les autorités (juridictionnelles ou religieuses) se mettent à parler d' "exigences minimales de la vie en société" pour qualifier en réalité "les habitudes des majoritaires", il ne reste plus qu'une seule chose à faire pour les "minoritaires" : s'en remettre au dieu des majoritaires, il a souvent plus de discernement que ses grognards autoproclamés...

Tekbir, Kani Karaca

mardi 10 juillet 2012

Se battre de la chape à l'évêque...

Ça y est, c'est pesé : une méga-mosquée va pousser sur la colline Camlica à Istanbul. C'est une décision du bien-aimé Premier ministre. Prise sans concertation ni même consultation, comme il se doit. C'est une obsession des "hommes d'Etat", n'est-ce pas : vivre éternellement. Une construction qui, laïcité oblige, sera financée par la population puisque l'Etat turc ne fait que rémunérer les imams. On admire au passage la logique : un "décret" qui vient d'en-haut et la population qui casque pour faire plaisir au Sieur Erdogan. Le maire de l'arrondissement défend le projet, non pas parce-qu'il y croit, mais parce-qu'il est de l'AKP. Et personne ne lui a demandé son avis, il est quand même heureux...

Ceux qui ont déjà visité la "Ville aux sept collines" (eh oui, la Nouvelle Rome) remarquent une chose : au coude d'une rue sur deux, vous tombez presque systématiquement sur une mosquée. Elhamdulillah, comme dirait l'autre. Et des oratoires pullulent un peu partout, dans les centres commerciaux, dans les gares d'autobus, dorénavant dans les salles d'opéra et de théâtre, etc. etc. Bref, une profusion en complet décalage avec la pratique. Enfin, "je m'entends" : la pratique quotidienne, voulais-je dire. Car le Vendredi, c'est bondé. Et on comprend alors l'utilité de ce "champignonnage". Évidemment, les kémalistes du pays n'ayant aucune notion de pratique religieuse (j'exagère ? comment s'appelle-t-il déjà l'illustre journaliste qui confondait "ezan" et "kamet" ?), ils poussent des cris d'orfraie : "encore une mosquée alors que les autres découvrent le boson de Higgs, oh là là, qu'on étouffe dans ce pays !"... Et quand le président du Diyanet (= grand mufti) a conseillé d'ouvrir des lieux de prière dans tous les campus universitaires, ils ont enragé...

Les grandes mosquées sont, traditionnellement, bâties sur décision des Sultans : Sultanahmet, Fatih, Süleymaniye, Selimiye, etc. Et comme il n'y en a plus, Erdogan s'est dévoué pour lancer un nouveau projet. Projet confié à un architecte "de province", qui plus est. Histoire de faire peuple, sans doute. Ou populace car vu la culture artistique de l'architecte, on se demande s'il n'a pas un lien de parenté ou d'amitié avec le décideur. La mosquée va rafler tous les superlatifs : une énorme coupole qui n'a pas de précédent, six minarets dont la hauteur dépasse celle des minarets de la Mosquée de Médine et une esplanade de 15 000 m². Des conservateurs respectables ont immédiatement levé les boucliers : ça serait tout bonnement de l'impudence et une inutile démonstration de force. Soit. Je n'ai aucun titre de compétence pour juger les arguments; je sais seulement que j'aime bien la mosquée d'Al-Saleh, oui oui le satrape du Yémen :

  
Et quand les sunnites discutaient sur l'opportunité d'une nouvelle mosquée sur une colline où il n'y a pas foule, les orthodoxes et les alévis, eux, attendaient toujours. Heureusement que le "grand mufti" de Turquie a rendu visite au patriarche, Sa Sainteté Bartholomée Ier. Il l'a soutenu dans son antique revendication : l'ouverture du séminaire de Halki. "Ne t'inquiète pas pépé, on te soutient !". Merci alors. Le drame du patriarche, c'est que tout le monde le comprend et le soutient. Même le vice-président de l'AKP, l'ancien ministre de l'Education, Hüseyin Celik, a récemment reconnu qu'il avait tout fait pour satisfaire cette demande mais qu'il n'avait pas réussi à casser la réticence de "l'administration profonde". Évidemment, ce type d'ânerie passe pour un argument dans le contexte turc; le politicien est une personne, le décideur en est une autre. Comme une blague. Mais la suspicion reste de mise : pourquoi le "rêve" du Premier ministre suffit pour une mosquée alors qu'il faut jongler avec les obstacles pour enfoncer une clé dans la porte de l'institut théologique orthodoxe déjà bâti ?  
 
Eh bien comme on peut s'en douter, il n'y a aucune "raison rationnelle". Il y a des peurs, des supputations, un délire obsidional. Comme si le patriarche allait installer un nouveau Vatican et envahir un arrondissement d'Istanbul grâce aux forces ennemies. Il veut juste former son clergé, le malheureux. Il faudrait également ouvrir les "medrese" quand j'y pense, les séminaires d'imams. Toujours fermés par un article constitutionnel. Car "nids d'obscurantisme". Résultat : les imams d'aujourd'hui ne comprennent ni l'arabe ni les livres classiques de jurisprudence. Tiens, j'ai même préparé le programme : apprentissage de l'arabe, du persan, de l'ottoman, de l'anglais, de l'allemand (ou du français), du latin, du grec et de l'hébreu. Non non, sans blague; étude de l'art, de la philosophie, de l'histoire, des autres religions, de toutes les branches de la théologie (théologie spéculative, exégèse, hadiths, etc.).  
 
Et les alévis ont essuyé un nouveau refus, eux qui voulaient ouvrir un lieu de prière à l'Assemblée nationale. Le Président de ladite assemblée a immédiatement demandé l'avis du Grand Mufti turc, qui se trouve être un sunnite. Réponse : oust ! l'alévisme n'est pas une religion, c'est une branche (heureusement qu'il n'a pas dit "dissidence") de l'islam, par conséquent, leur lieu de prière c'est la mosquée, allez salamalékoum... Bref, en matière de pratique religieuse, les alévis attendent toujours, les orthodoxes rouspètent toujours et les musulmans sont partiellement comblés. Superlatif pour les uns, relatif pour les autres. Et tout cela au nom de la laïcité turque dont personne ne veut mais que tout le monde subit. On l'a dit, la politique est une chose, la décision en est une autre; le seul problème, c'est que tout le monde ignore cette caste qui est censée prendre les décisions. Du coup, le gouvernement fait les choses à moitié et se désole de sa propre inaction. A-t-on déjà vu un pays de la sorte ? Des responsables invisibles fixent des orientations et nous poussent à nous chicaner. A condition de ne pas défaire le noeud...