mercredi 27 novembre 2013

Coups de férule

Les Turcs ont une belle expression pour amortir le "choc" quand ils hésitent entre indignation et ricanement : "yurdum insanı". Littéralement, "un homme de mon pays". Du genre "un truc que seul un Turc peut oser faire". Celui qui, par nature ou par construction sociale, se soucie peu de la forme, de l'opinion générale. Celui qui "fait comme il peut". Qui pour se servir d'un câble électrique qui, normalement, ne passe pas par-là; qui pour dire au juge le plus sérieusement du monde qu'elle, bigleuse, ne peut plus supporter son mari laid; qui pour placarder une affiche interdisant aux étudiants d'entrer précisément dans le club étudiant; qui pour placer sa grosse femme à l'arrière du tracteur afin d'équilibrer le devant où il manque un pneu; qui pour transporter sa vache sur son deux-roues comme un panier, etc. etc. 

C'est bien pourquoi, lorsqu'un Européen s'installe un temps en Turquie, il est complètement déboussolé. La facture payée recta, ça saute. La rigidité dans le métro, connais pas. Le respect de la réglementation, inchallah. Une insouciance telle s'empare du néophyte que juste pour ça, il y aurait raison à s'opposer à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne; Union où la taille de la banane et peut-être des pois chiches fait papoter jusqu'à l'aube. Le juridisme tue l'âme de l'Europe, venez en Turquie ! Un slogan que je soumets au ministère du tourisme turc... "Des pays où l'absurdité, l'anormalité, l'aberration ne sont pas illico presto choquantes, doivent bien exister ailleurs !" Bien sûr que oui ! Tout l'Orient en est rempli, mais je persiste, il y a un "plus" typiquement turc. Et ce "plus", le voici (et encore, je reste délicat) :


Voilà le pays où 95 % des habitants sont musulmans. Le pays qui basculerait tous les jours dans la charia. Cette demoiselle est, attachez vos ceintures, une musulmane "pratiquante". "Pouah ! C'est une blague ou une intox ?". Non, c'est une "yurdum insanı". Si si. Elle est une des adeptes du célébrissime Adnan Hoca, alias Harun Yahya, celui qui inonda jadis les écoles françaises de ses livres pro-créationnistes. Ce "savant religieux" passe pour avoir le plus grand réseau de bombasses dans le monde musulman. Et d'adonis, naturellement. Son mouvement (et non sa "confrérie") a le but d'islamiser le monde (oui oui, le monde) car ce Sieur qui est versé dans l'ésotérisme cache à peine sa stature de "Mahdi", celui qui descendrait à la fin des temps pour faire régner la justice. "Comment ? Comment ? Moi aussi ! Moi aussi !". Doucement, tosunum...

La communauté est organisée au cordeau, les critères sont stricts : une crinière luxuriante pour les hommes, une poitrine généreuse pour les femmes; la richesse et la virginité. "Quoi !". Ça existe coco, oui, des femmes jolies, riches et vierges. Mieux, des hommes sexys, riches et vierges. Evidemment, dans une "zone géographique" où la belle poule ou le beau mâle doivent s'exercer à la chose le plus tôt possible pour "profiter de la vie", on ne peut pas comprendre. Il faut être bien élevé pour saisir... Bref, Adnan Hoca donc, sous des dehors de Hugh Hefner, mène sa petite barque islamiste car il a compris ce que personne d'autre ne veut accepter : dorénavant, les religions recrutent de cette manière, en aguichant, en faisant baver. "De la connerie, tout ça !", peut-on s'évanouir. Certes, mais le premier qui jure ne plus regarder... 

  














Et comme les chaines se comptent par centaines en Turquie (où la liberté d'expression n'existe évidemment pas, n'est-ce pas), Adnan Hoca a eu l'idée d'en créer une et de dispenser ses commentaires sur tel ou tel événement. Alors, on y voit ces beaux gosses s'émerveiller sur leurs tours de bras et leurs carrures, ces vénus nous montrer leurs lèvres bien pulpeuses, tout cela rythmé par les indispensables "inşallah" (si Dieu le veut) et "maşallah" (comme Dieu l'a décidé). L'ado se retient pour ne pas rire, la mère se retient pour ne pas lui ficher une baffe, le père appelle évidemment le CSA turc pour dénoncer ce "bordel" et patatras ! Ce "plus" turc échoue sur le bureau du très cul-serré RTÜK. La "jurisprudence" en la matière étant proverbiale,  on peut espérer une "action forte" de l'institution sur, euh... "pour ainsi dire, un nichon, sauf le respect que je dois à madame" (Marcel Pagnol, Topaze)...  

Un jour, j'avais été approché par un "islamiste" pour parler engagement politique. J'ai toujours eu un faible pour les yeux bleus. "Le rapport ?". Attends. Il me déroula un plan de carrière et une rhétorique d'une manière assez efficace. Les yeux en boule de loto, je l'écoutai, j'acquiesçais pour donner mes comptes Facebook et Twitter que je n'avais pas et que je n'avais jamais eus; il parlait et parlait, l'iris bleue avait envahi la pupille noire, le soleil frappait comme pour Meursault, je nageais dans l'océan, oui, me disais-je, il faut l'envoyer chez les Adnan Hoca, il ferait un bon prédicateur et paf, il finit : "alors, ok ?". Ok ? J'avais écouté pendant trois heures, trois heures de ma vie, et un "ok" à la fin; Mitterrand, avait-je pensé, je ne te trahirai pas. Alors, je me jurai de considérer que je n'avais pas perdu trois heures de ma vie pour rien : car, pendant trois heures, chers amis, j'avais admiré de très beaux yeux...    

A l'heure où les barbus avec leur Ahmet le Soutanier sont dans une mauvaise passe, où les intellos avec Fethullah Gülen sont dans une impasse, on attaque nos beautés. Beautés bénies par le cheikh Nazim el Kibrisi, le fou ou le saint, c'est selon. Ah oui, car j'ai oublié de le dire mais Adnan Hoca voue une admiration sans borne à ce fou/saint. Celui qui prétend avoir converti à l'islam le prince Charles. "C'est un monde de dingue !". Bah oui, un autre "yurdum insanı", que veux-tu. Enturbanné comme il se doit, un peu vieux mais toujours babillant. Et spectateur assidu de ces allumeuses. Tarabiscotage de l'islam, auraient crié les justes. Et ils auraient eu raison si nous étions en Iran ou dans un quelconque pays arabe. Mais nous sommes dans le pays des Turcs. Où des mamelues, fessues et lippues pour les unes, chevelus, ossus et membrus pour les autres sont islamistes. Aux chapelets, citoyens !

mercredi 13 novembre 2013

Leçon inaugurale de sociologie, sociographie et sociolâtrie structuralistes turques

Quand le cousin sociologue m'avait invité à sa soutenance de thèse l'an dernier, j'avais d'abord écarquillé les yeux avant de pouffer. Moi, un chasseur de minutes, perdre des heures à écouter une "non-discipline" pour apprendre au bout du compte que dalle ! Car je voudrais le dire, n'est-ce pas, une matière qui n'a pas sa propre agrégation, suivez mon regard, ne peut qu'être une farce. Un truc entre deux portes; un détail superfétatoire d'histoire ou de philosophie; de la jacasserie; bref, de l'inutile. Et l'humeur rebourse, l'érudition primesautière, la "pontife attitude" des professeurs-membres du jury, mon Dieu ! Mais le temps de ronchonner tranquillement, je m'étais retrouvé sur les grands chemins; trois ans passés au quartier latin ne m'avaient servi à rien pour m'y retrouver à la Sorbonne. Trop de couloirs, trop de portes, trop de personnes qui ne savent jamais où se trouve la salle demandée...

Quatre sommités, un presque docteur, une femme fébrile, une assistance grave. Voilà la scène. Alors on s'était mis à écouter, écouter et écouter; on ne comprenait rien, on se demandait s'ils se comprenaient, eux, là-bas, les savants, on réécoutait et on s'ennuyait. Pourtant, il y avait du Mustafa Kemal, du Bonaparte, du Nasser, du Weber, du charisme, etc. Pour ma part, j'aimais bien Schumpeter. "Mais c'est même pas un sociologue, c'est un économiste !" m'avait soufflé quelqu'un dans l'assistance. Pff. Au lycée, on s'en foutait, passez l'expression, qu'il fût économiste; notre professeur de "sciences économiques et sociales" en parlait, c'était tout. Bourdieu et Boudon aussi, j'aimais bien; qu'avaient-ils apporté à la marche de l'humanité, je n'en savais plus grand chose mais c'était Bou Bou. Et quand ça balance entre les deux, c'est tellement craquant... Ah, c'était fini, tout ce beau monde se félicitait, les profanes aussi dissertaient tout haut sur ce que, cinq minutes plus tôt, ils maudissaient tout bas... "Oui, oui, allez, cia ciao cia ciao"...

Bref, la sociologie devait bien servir à quelque chose. Pourquoi je n'y comprenais rien malgré ma haute..., euh..., hum. Je cherchai désespérément, je lus des "tables de matières", des "index", des "introductions", pouah, rien à faire. Seul le doyen Carbonnier me séduit mais je me rendis rapidement compte que c'était son style qui m'intéressait, pas le fond. Je refermai tout et continuai à vivre ma vie de gueux. Et un jour,  la révélation : comme une blague, mais c'est vrai; le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan, m'a enfin permis de saisir la "chose". Et comme tout débutant, je me suis précipité pour étaler ma science et mon zèle. Ainsi, vais-je faire un cours de sociologie politique à destination des nuls. Car la sociologie et toutes ses déclinaisons m'ont transformé en Adalbéron de Laon. Les Trois ordres, oui ! L'imaginaire féodal mâtiné de sauce turque. Tout a commencé avec les semonces et les coups de boutoir du Premier ministre conservateur-démocrate. "Il met les nerfs de tout le monde en pelote" m'étais-je en train de dire que d'un coup, LE mot apparut : pelote ! Bah oui, qui disait enroulement de fils devait bien dire déroulement c'est-à-dire sociographie...

Erdoğan avait juré en 2002 qu'il respecterait les différents modes de vie dans le pays. Pays à 95 % musulman avec les trois quarts sunnites dont la moitié était pratiquante, l'autre moitié tiède, sans oublier un dixième d'islamistes, un zeste d'indifférents, le quart alévi avec une moitié non musulmane, une autre moitié boudeuse, 5 % de minorités divisées en orthodoxes, Arméniens, Grecs, juifs, syriaques, athées et cetera pantoufle. Bref, un bordel pas possible. Quelques-uns le traitèrent de menteurs, d'autres se forcèrent à le croire et tout le monde se mit à attendre. Si bien que d'année en année, à mesure qu'il dégommait les contre-pouvoirs, on vit le penaud Erdoğan, se transformer en pourfendeur de la relation hors mariage, de la consommation d'alcool, de la vêture féminine trop courte, de la proximité trop flagrante des garçons et des filles sur les bancs publics. Et dernièrement, il fustigea la colocation d'étudiants et d'étudiantes. Une énième, pouvait-on penser mais non; il avait pris une résolution, à savoir légiférer, et surtout fourni une explication : "le peuple veut ainsi !". Bah oui ! Le peuple ! Aucun père et surtout aucune mère turcs ne souhaiteraient voir leur fille cohabiter avec un mâle (sunnite et alévi, même combat !). "Oui mais si les jeunes le souhaitent, qui peut s'immiscer dans leur vie privée ?", bah, le peuple, voyons...

L'erreur des observateurs se trouve ici; ce ne sont pas les données religieuses ou ethniques qui sont instructives pour comprendre la Turquie, c'est la sociologie culturaliste ! Les fameux Trois ordres. Brossons un panorama rapide, idéal-typique comme dirait le Maître, chacun se trouvera un sujet de thèse : 

Les membres de la famille impériale, les aristocrates et les lettrés forment le premier ordre. Ceux qui lisent en ottoman et en turc (en partie pour les princes et princesses actuels nés pour la plupart en exil), souvent en français ou en anglais. Les femmes s'habillent correctement, sans la prétention de vouloir étaler leur chair. La famille impériale se divise elle-même en deux groupes : les Occidentaux qui ne pratiquent pas la religion mais en possèdent une bonne connaissance et les Orientaux qui ne voient aucun problème à courber l'échine devant un cheikh. Les lettrés sont des intellectuels de haut vol qui se croisent dans certains quartiers d'Istanbul (notamment Teşvikiye). Leur signe particulier : le dédain, la critique de l'inculture et de la grossièreté de ceux qui débarquent à Istanbul et qui dénaturent le savoir-vivre ancestral. C'est un club très fermé, très discret. Ils peuvent être de gauche comme de droite. Ils écoutent de la musique classique occidentale et de la musique classique ottomane. Ils ont eu une très grande culture en matière littéraire et artistique, pensent que les couleurs et les goûts sont évidemment discutables  et se targuent d'ignorer le sport.

Les bourgeois, les artistes et les intellectuels de second ordre occupent le deuxième rang. Ceux qui lisent tout sauf la langue et la culture ottomanes. Ils maîtrisent également l'anglais ou le français. Les femmes s'habillent dernier cri; les Occidentales elles-mêmes envient leur "liberté vestimentaire". Ils sont adeptes de la "culture républicaine" qui se borne à perroqueter qu'on doit tout à Mustafa Kemal (cf. le discours de la députée Şafak Pavey qui apprend à la Nation que "la jeune fille, qui porte un voile coloré et met un jean serré, s'embrasse sous les arbres grâce à Atatürk"). L'anniversaire de sa mort est l'occasion de renouveler avec encore plus de vigueur la "profession de foi" kémaliste. Leur signe particulier : le dédain également mais surtout l'exhibition de ce dédain. Ainsi, Ali Koç, un des plus riches héritiers de Turquie, n'aura aucun scrupule à croiser les jambes devant la princesse Neslişah Sultan alors qu'un intellectuel comme Ilber Ortaylı croisera plutôt les mains en signe de respect. C'est LA société (dite "cemiyet"). Ils sont, sans exception, de gauche. Ils écoutent de la musique classique occidentale, courent de concerts en concerts pour apparaître sur les émissions et les magazines. Ils ont une culture qui laisse à désirer, sont d'extraction modeste et font tout pour ne plus sentir le hareng. Ils adorent le golf et aiment se faire élire à la tête des clubs de football. C'est le groupe le plus pathétique au sens psychophysiologique...

Le tiers-état alias le bas peuple ou la "vile multitude" ou encore la piétaille. Ceux qui ne lisent jamais, réfléchissent peu. Les femmes portent très souvent le voile. Ils vivent en Anatolie et ont commencé depuis les années 70 à coloniser Istanbul. La culture "islamique" prévaut (soi-disant). Leurs signes particuliers : l'affabilité, les salamalecs, la non-mixité, l'attention particulière à la moralité. Ils sont plutôt du centre droit. Ils écoutent tout sauf du distingué. Ils n'ont donc aucun goût. Ils ne vivent pas au sens sociologique du terme, ils existent au sens plus biologique. Ils ne vont ni aux concerts ni au théâtre. Ils adorent exclusivement le football. Ils aiment se chamailler pour un oui pour un non et ont un tropisme singulier pour parler des autres, histoire de meubler le temps qui passe. Les deux ordres sus-mentionnés font tout pour éviter leur contact (sauf pour les femmes de ménage) et surtout s'obstinent à ne pas leur reconnaître une dignité particulière.

Bien, maintenant, prenons un exemple. Considérons le fait social le plus typique de la société turque : le voile. Les réactions individuelles découlent de l'ordre d'appartenance des personnes qui les émettent. Quand un Monsieur comme Bülent Ecevit (deuxième ordre même si sa famille appartient à la haute aristocratie ottomane), feu Premier ministre, incarnation même de la civilité et grand critique du "kémalisme de garde-robe"  (c'est son expression) s'explose la voix en 1999 pour virer la députée voilée qui essaie de prêter son serment, ce n'est ni une raison juridique, ni politique, ni idéologique qui le met en transe, c'est un sursaut culturel. C'est ce bout de tiers-état au cœur de l'Etat qui le bouleverse. Quand un islamiste pur sucre comme Mehmet Şevket Eygi (premier ordre), journaliste et écrivain très raffiné du reste, critique le voile à couleurs vives, le voile avec jean serré, le voile avec maquillage, ce n'est ni une raison juridique, ni politique, ni idéologique qu'il invoque, c'est une raison culturelle : la prédominance de la "culture bédouine" (c'est son expression).

Autre exemple : la place de la femme dans la société. Le premier ordre lui donne la possibilité de faire de longues études mais espère toujours qu'elle garde son rang; point de privauté, point d'embrasement. Le qu'en dira-t-on est essentiel. Le deuxième ordre se la joue "cool"; la femme fait également des études mais elle est beaucoup plus libre; elle peut emménager avec son petit-ami au vu et au su de tous. L'épanouissement est essentiel. Le tiers-état est catégorique : l'éducation de la femme est certes souhaitée mais elle n'est pas le premier des soucis. La culture du gynécée prévaut ou demeure tenace. On se souvient tous, n'est-ce pas, du Soliman Aga dont parle Gérard de Nerval dans son Voyage en Orient. Celui dont les sentences d'il y a presque deux siècles résument à merveille la situation actuelle : "Chez nous, les femmes vivent ensemble et les hommes ensemble, c'est le moyen d'avoir partout la tranquillité" ou "n'est-il pas plus agréable de causer avec des amis, d'écouter des histoires et des poèmes, ou de fumer en rêvant, que de parler à des femmes préoccupées d'intérêts grossiers, de toilette ou de médisance ?". La "différenciation" est essentielle (ajoutons la remarque de Nerval : "on doit y voir peut-être moins le mépris de la femme qu'un certain reste du platonisme antique, qui élève l'amour pur au-dessus des objets périssables").

Le fait est que le gouvernement actuel représente ce tiers-état qui adore savoir qui fait quoi, qui vit avec qui, qui lorgne sa fille, qui ne va pas à la mosquée, qui ne porte pas le voile, etc. Ni une critique islamiste (le droit religieux exigeant quatre témoins oculaires au moment de la "pénétration" pour pouvoir parler d'adultère) ni une critique juridique (par exemple, l'article 8 de la CEDH) ni la défection des libéraux ni même quelques vérités historiques dérangeantes ne leur font effet. Ils vivent avec leurs structures de pensée. Et c'est comme ça. Le Premier ministre sait jouer sur cette prémisse. En disant démocratie, il pense sociolâtrie, le culte de la société. Celle qui a une fixation sur la morale. Et je voudrais le dire, chers enfants, le drame est le suivant : que le gouvernement soit islamisant ou gauchisant, il n'a aucun moyen d'échapper à cette vague de fond, à ce structuralisme historique du peuple turc. Et comme on ne peut pas accélérer le mouvement de civilisation et pousser des millions du jour au lendemain dans la première catégorie, on est tout bonnement mal barré. Certes la Turquie ne sera jamais une nomocratie mais elle ne sera pas non plus de sitôt un parangon de démocratie. Où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute. Voilà ce que nous enseigne la sociologie. Merci. (Applaudissements et sifflements dans l'amphi, la statue de Claude Lévi-Strauss semble cligner de l’œil...).

lundi 4 novembre 2013

"Oh ! la grande fatigue que d'avoir une femme !" (Molière)

Dans la vie, mon cher, il n'y a que deux catastrophes : la mort et le sexe. Des synonymes, diront les connaisseurs en "petite mort". Connaisseurs essentiellement mâles. Car la science nous enseigne que l'homme a, disons pour faire simple, une facilité naturelle en la matière. Une "mécanique" pour monsieur alors que ma pauvre abeille doit mendier toutes sortes de blandices pour, peut-être, espérer... Bref, la Nature en a décidé ainsi, tant mieux ou tant pis. D'aucuns diront encore que ce sont toujours les hommes qui sont chouchoutés par elle. Que veux-tu; on subit. Ne pas bouder son plaisir, dit-on quand on a tout compris. Car le délice qui y est attaché est tellement exquis que même l'immensurable poète islamiste Necip Fazıl Kısakürek (1904-1983) avait composé dans sa prime (et païenne) jeunesse le plus beau poème consacré à l'onanisme...  

Et la Mère Nature a aussi "demandé" aux hommes d'assumer leur penchant. Si bien que même les hommes policés comme les monarques ne demandent qu'à blanchir sous le jupon. Louis XIV, lui, c'était un peu partout et tout le temps; la pauvre Madame de Maintenon n'en pouvant plus, demanda même à l'évêque de Chartres si elle devait encore, à cet âge, remplir le "devoir conjugal". Oh que oui, lui répondit Monseigneur, tout enfiévré, enfin j'imagine. Napoléon III, idem, ne "pensait qu'à cela". Et comme par hasard, l'impératrice Eugénie aussi avait l'air rétive. Cette même Eugénie qui ne trouvait rien à redire dans les bras du Sultan ottoman Abdülaziz; à tel point que la "Valide Sultan" (Reine Mère) dut la rabrouer : "t'as pas un mari toi, ma cocotte, rentre chez toi !"... La pauvre. C'est bizarre, trois fois "pauvre" pour trois femmes...

Chez les Turcs donc, la pudeur empêche de "serrer" la "sœur" d'un autre. Du coup, on va voir les "sœurs" d'on ne sait trop qui. Dans les "genelev" ou "kerhâne" (déformation du mot persan كارخانه qui signifie simplement "usine" ou du mot mi-arabe mi-persan كره خانه qui signifie "lieu de répugnance"). Les "maisons closes". Une tradition nationale qui pousse le mâle à apprendre là où il n'y a pas d'honneur à sauver, n'est-ce pas. Mâle qui apprend si bien que, Turc ou pas, il ressent le besoin d'y retourner pour, cette fois-ci, "vivre des expériences". Car comme dirait Zola, "les hommes, souvent, se marient pour une nuit, la première et puis les nuits se suivent, les jours s'allongent, toute la vie, et ils sont joliment embêtés" (L'Assommoir)... Heureusement, cela dit, que le premier "sexe shop halal" a ouvert son site Internet en Turquie. Désormais, les couples vont s'éclater entre eux. Mais si je connais bien les hommes,...

L'Empire, en son temps, avait préféré réglementer la profession. Un Etat théoriquement d'inspiration islamique. Mais il avait dû comprendre que décréter une nouvelle nature à l'homme serait, au-delà d'être impossible, une faute (Saint Paul ayant préféré croire que l'annulation du génésique marcherait). Il en profita même pour aller au-delà, très au-delà, en créant des "civelek taburları", des "bataillons d'éphèbes". Chargés d'accompagner les vaillants guerriers à droite à gauche pour le truc, comment dire, voilà quoi. Et celui qui ne rougit pas en lisant le livre Osmanlı'da Seks (Le sexe chez les Ottomans), je le taille en marbre... Les mêmes prémisses conduisant au même syllogisme, la République a préféré garder le statu quo. Jadis, quand j'étais ado, on entendait souvent parler à la télévision de Matild Manukyan, une Turque arménienne qui avait fait fortune dans le proxénétisme jusqu'à devenir la plus grosse contribuable d'Istanbul avant de se convertir à l'islam vers la fin de sa vie et faire bâtir une mosquée ! Celle dont la vie aurait fait un bon roman...

Tout ça pour signer le Manifeste "Touche pas à ma pute" ? Voiiilà, tout compris. Certes, Babeth et autres qui refusent sa liberté à la femme voilée car soumise sont là pour défendre la liberté de la pute puisque esclave mais tant pis. Un bon libéral défend l'épanouissement individuel avant tout. Et il dit non à cette obsession immarcescible de la loi qui souhaite sauver l'autre malgré lui. Sur le plan de la liberté, putes et voilées, même combat ! Mais assez étrangement, ceux qui défendent le consentement des premières s'opposent au consentement des secondes. Car les unes vendent leurs "charmes" alors que les autres les cachent. Et ça fait rager l'Occidental... 

A une époque où tout priapise, où tout est lascif, on devrait interdire la conjonction tarifée des voluptés ? Non. Que celui qui souhaite maudire la prostitution et son client, le fasse. Que le législateur qui souhaite bannir la prostitution et blâmer son client, rengaine son sermon. En matière de mœurs, dès lors qu'il n'y a pas de tiers lésé, aucun principe juridique ne doit pouvoir interférer dans l'autonomie personnelle. Que celui qui s'entête à corriger un penchant laisse le droit à sa place et se cramponne à la responsabilisation des familles, mieux à la morale; morale qui nous apprend que, comme le disait encore lui, Zola, "quand on a été bien élevé, ça se voit toujours"...