dimanche 26 juin 2011

Forcing

Un juriste est sans conteste un homme rigoureux. Qui lit tel mot et pas son synonyme, qui remarque une virgule et ne la minore pas ou qui note qu'il y a un nouveau paragraphe et ne le manque pas. Mais ce n'est sûrement pas un "mort". Un mort par rapport au texte. Un type qui l'applique sans se demander à quoi rime, au fond, cet exercice. Car quand le juriste devient "trop" sérieux et joue au cul-serré fier de sa nonchalance, il s'égare. L'exemple (qui est un fait avéré) est connu de tous les étudiants de droit. Si le règlement dit : "il est interdit de descendre des trains ailleurs que dans les gares et lorsque le train est complètement arrêté", eh bien, il est inapplicable. Oui oui. Relisons. Il oblige à descendre quand la machine est en mouvement...

Tout ça pour ça, évidemment. Pour "taper" sur la Turquie. Qui aime bien, châtie bien. C'est connu, en réalité; le zèle du fonctionnaire turc qui applique bêtement un texte. Qui ne s'interroge jamais sur son esprit et sa finalité. Qui pinaille. Qui rabroue. Qui envoie faire 10 photocopies et qui demande toujours 8 photos pour un simple document. C'est une pratique des pays sous-développés dont la Turquie moderne n'a pas pu se défaire : le gratte-papier le plus reculé dans la hiérarchie "se la joue" rouage essentiel de l'administration. Il adore tamponner, parapher, paperasser (les pignoufs parlent, eux, d' "enc... les mouches") et au final, faire tartir tout le monde...

Voilà que tout le corps social était, pour une fois, unanime pour admettre que la nouvelle assemblée élue était une des plus représentatives de l'histoire turque, qu'il arriva ce qu'il devait arriver : une crise bureaucratique. Le Haut Conseil électoral (YSK) a décidé de ne pas reconnaître l'élection de Hatip Dicle, un élu indépendant kurde. Motif : au mois de mars 2011, la Cour de cassation a rejeté son pourvoi et donc confirmé sa condamnation définitive à une peine de 18 mois de prison (qu'il a déjà purgée sous forme de détention provisoire). Et les condamnés à plus d'un an ne peuvent se présenter aux élections législatives. Un joli syllogisme. Mais voilà; le YSK avait accepté sa candidature à l'élection de juin. Le tableau est donc très juridique : le 12 juin, il remplissait toutes les conditions pour concourir aux élections; deux semaines plus tard, le YSK se rappelle l'arrêt de mars...

Il reçoit aujourd'hui notification de la décision de mars, plus précisément. Mais, et voilà le zèle du fonctionnaire rigide qui prend plaisir à bien appliquer le texte, le YSK ne pouvait ignorer la décision de la Cour de cassation pour la bonne raison qu'un de ses membres siégeait à la Chambre de ladite Cour, le jour de la décision. Officiellement, il n'était donc pas au courant de son empêchement à briguer la députation. Mais il n'y a pas que l'officiel dans la vie; et il ne faut pas être grand clerc pour deviner que dans le contexte actuel, cette application studieuse du droit serait interprétée comme un ultime pied de nez de l'establishment.

C'est que dans les enquiquinements, le YSK est passé maître. C'est encore lui qui avait refusé d'avaliser certaines des candidatures des députés du BDP pour incomplétude du dossier; c'est qu'il avait attendu le dernier jour pour se rendre compte qu'il manquait les extraits de casier judiciaire dans les dossiers. Et il n'était venu à l'idée de personne de contacter les candidats pour leur demander de régulariser leur situation avant la date fatidique. Ils avaient donc, encore en toute logique, refusé leur candidature. Résultat : un mort, une quasi-insurrection dans le sud-est, des pressions politiques et des protestations sociales. Comme par hasard, un jour plus tard, le YSK prenait le contre-pied de sa funeste décision... Un juridisme qui coûta la vie à un être humain et qui entraîna des dizaines de blessés, des centaines de gardes à vue et une dégradation de l'image du pays à l'étranger. Et le président du YSK de déclarer ne pas comprendre l'ampleur des réactions... Toujours avec sa tête de juriste tatillon qui croit à sa cause en agitant un bout de loi...



Il faut reconnaître que le BDP qui joue aujourd'hui la victime, a fait le malin en maintenant la candidature de Dicle alors que son empêchement était connu. Car il faut le rappeler tant on l'oublie, mais en Turquie il n'y a pas que des Kurdes. Si, c'est vrai. Il y a aussi des Turcs. Excusez du peu. Et il faut sans doute ne pas jouer avec les nerfs des "majoritaires" car, disons-le, l'indolence du BDP et sa présente requête sont comme une provocation. Que faudrait-il faire ? Abroger l'article de la loi qui empêche aux condamnés d'être élus députés ? D'accord mais ça ne sauvera pas Dicle puisque l'abrogation ne vaut que pour l'avenir. Provoquer une nouvelle élection dans sa circonscription après les changements nécessaires ? D'accord mais alors pourquoi présenter l'empêchement comme une nouvelle "persécution" des Kurdes alors qu'il vaut pour tous les condamnés ? Insincérité donc. Nouveau brandon de discorde. Ultime fomentation. C'est que le BDP se nourrit des moments de crise, de tension. Un fonds de commerce... Quand Erdogan avait été empêché par une justice aux ordres (aujourd'hui pour Dicle, elle ne fait qu'appliquer la loi), son mouvement n'avait pas menacé de boycotter le parlement ou de mettre la patrie à feu et à sang. Question de culture démocratique, sans doute...

D'autres juges s'entêtent, quant à eux, à ne pas sortir de la détention provisoire deux députés du CHP (Balbay et Haberal), un du MHP et cinq du BDP. Des accusés mis en examen et détenus. Mais des innocents. Les juges insistent : la détention vise à conserver les preuves et à éviter leur fuite. Sans doute. Personne n'a oublié que Bedrettin Dalan et Turhan Cömez ont fui le pays dans un procès semblable. Mais l'élection à l'assemblée nationale ne leur permettrait-elle pas d'être placés sous simple contrôle judiciaire ? Une interrogation légitime... On note au passage que le journaliste Balbay se réfère à la souveraineté nationale pour demander sa libération. C'est le même qui s'amusait à répondre à l'AKP qui estimait que le procès d'interdiction qui le touchait était une insulte à la souveraineté nationale : "la justice aussi est la souveraineté nationale" ! Ca s'appelle avoir des principes... Juste pitié pour lui...

Le seul bonheur que nous impétrons nous vient de la France. Lui au moins, a réussi à défoncé le barrage. Amin Maalouf, élu à l'Académie française. Enfin. Voilà une bonne, très bonne nouvelle. 17 voix sur 24 votants. Elu au fauteuil de Claude Lévi-Strauss. Moi qui ne lis que des morts, il était le seul contemporain que je suivais. Ah non il y avait aussi Jean d'Ormesson. Depuis je me demande ce qu'il fait à l'Académie... Michel Maffesoli, zéro voix, le pauvre... Il fallait bien qu'il y eût, là aussi, un rabat-joie. Mais on l'incague, évidemment. Le seul regret est que le nouvel académicien n'a pas été de ceux qui sont conviés par les académiciens en personne (comme Le Clézio, qui a d'ailleurs refusé d'y poser sa candidature) mais a franchi les étapes comme un candidat ordinaire. Comme un candidat vulgaire, allais-je écrire, mais je ne voudrais pas ruiner mes chances; un jour...

samedi 18 juin 2011

Rétropédalage...

Toujours les mêmes bataillons. Un contingent populaire qui s'enthousiasme, une confrérie kémaliste qui s'obstine à craindre un parti "islamiste" qui reste assidûment modéré, un troisième front nationaliste qui continue d'annoncer des catastrophes et une chapelle restante qui palpite d'espérance. On note au passage qu'aucun parti de gauche, un vrai, n'arrive à se "caser" sur l'échiquier politique. En somme, le cadre cognitif de la vie politique turque continue de se construire autour du "mode de vie". Le chômeur conservateur vote en tant que conservateur et refoule son identité socio-économique alors que l'industriel kémaliste se décide en fonction d'un réflexe de classe laïque et soi-disant moderne et de la "perception mentale" qui en découle et non du programme économique des partis en présence. Une singularité turque. Ou le drame turc...


J'avoue que si j'avais été électeur en Turquie, j'aurais voté pour Sırrı Süreyya Önder ou Altan Tan. Deux Kurdes, candidats indépendants en théorie mais soutenus par le BDP en réalité. Deux personnalités différentes, deux tendances antinomiques : le premier est un socialiste pur sucre, plutôt drôle et le second, un islamiste patenté, beaucoup plus réfléchi. Élus sous la bannière du BDP pourtant, un parti stalino-marxiste... Ça tombe bien, avec un tel attelage, on peut espérer que ce parti kurde, de Kurdes, pour les Kurdes, va se "nationaliser" un peu plus; qu'il développera un programme ordinaire qui ne comptera plus un seul chapitre : la question kurde...


Évidemment, là où les Kurdes du BDP entrent en force (de 20 députés en 2007 à 36 élus en 2011), il faut s'attendre à quelques "provocations constructives". Chacun commence à se préparer aux éventuels incidents. On s'en souvient, en 1991, Leyla Zana, une légende vivante aux yeux de son peuple, avait ajouté à son serment fait en turc, une phrase en kurde prônant la fraternité des Turcs et des Kurdes. Déchue, embastillée, méprisée, elle fut. Aujourd'hui, Madame se demande si elle ne devrait pas venir au Parlement avec un foulard sur la tête, histoire d'épauler d'autres maudites du système : les femmes voilées...


Ce même Altan Tan a déjà prévenu : oui, il prononcera le serment mais il fera immédiatement acte de contrition pour avoir offensé Dieu... Sırrı Süreyya Önder et deux autres amis socialistes envisageraient également un coup d'éclat, du genre baisser la voix ou complètement zapper la partie où ils jurent serment de fidélité aux "principes et réformes d'Atatürk" devant le "grand peuple turc"... Dans la législature précédente, un autre socialiste apparenté BDP, Ufuk Uras, jouait à cache-cache avec les fonctionnaires sourcilleux de l'assemblée. C'est qu'il détestait porter des cravates; et ces derniers ne demandaient que cela. Las, il avait fini par accrocher sa cravate au micro de la tribune...


L'affaire des serments est un vrai problème. Dans l'affaire Buscarini contre Saint Marin (18/02/1999), la Cour européenne avait décidé que "l’obligation de prêter serment sur les évangiles constitue bel et bien une restriction au sens du second paragraphe de l’article 9, les intéressés ayant dû faire allégeance à une religion donnée sous peine de déchéance de leur mandat de parlementaires. Il serait contradictoire de soumettre l’exercice d’un mandat qui vise à représenter au sein du Parlement différentes visions de la société à la condition d’adhérer au préalable à une vision déterminée du monde". Dieu merci, les députés turcs ne jurent pas sur le Coran. La question ne se pose donc pas sous cet angle. Mais dans l'affaire McGuiness contre Royaume-Uni (8/06/1999) qui avait vu un député du Sinn Féin déchu pour avoir refusé de prêter allégeance à la Reine Elisabeth II, les juges avaient coupé court: "le fait d’imposer à un élu du peuple un serment public visant à obtenir de sa part un engagement de loyauté envers l’Etat, n’est pas en tant que tel incompatible avec la Convention". La morale de l'histoire : entamer la députation en jurant fidélité à des concepts qu'on a combattus toute sa vie. L'hypocrisie n'a jamais tué personne...


Bien. Il ne reste plus qu'à jeter un coup d'oeil aux cahiers de doléances qui sont ouverts depuis les années 20. Dignité aux Kurdes, aux alévis, aux sunnites dévots, aux minorités ethniques et religieuses. Reconstitution du système politique avec une décentralisation à outrance (voire le fédéralisme) et une démilitarisation de la vie politique. Bref, faire correspondre le "pays légal" au "pays réel". Jadis, l'officier ottoman Mustafa Kemal demanda aux Kurdes de l'aider à libérer le Calife prisonnier à Istanbul; ces derniers, fervents, répondirent à l'appel et s'engagèrent dans la guerre d'indépendance. Quatre années plus tard, le président Mustafa Kemal abolissait le Califat, interdisait les confréries et "oubliait" (pour rester poli) les Kurdes. Les alévis se sont également fait "arnaquer". Les minorités ont été "éloignées" (politesse coco, politesse !).


La République dévoyée qui a fauché tout le monde va recouvrer, espérons-le, sa "philosophie des origines". Celle qui nous apprend qu'un Kurde est effectivement un Kurde et non un Turc des montagnes, qu'un alévi est effectivement un alévi et non un sunnite égaré ou qu'un Arménien a droit de cité dans la terre plusieurs fois centenaire de ses ancêtres. Il faut, en somme, "déposer" Atatürk dans l'histoire et réhabiliter Mustafa Kemal, un pacha de l'Empire ottoman qui avait sauvé une Nation arc-en-ciel. Car son souhait le plus cher était d' "atteindre le niveau de civilisation moderne et le dépasser". Or, celle-ci nous enseigne la primauté de l'individu, de ses droits et de sa dignité. Tout le contraire, précisément, du système kémaliste assimilationniste, étatiste et élitiste construit par les "infidèles" du Géant...

vendredi 10 juin 2011

Dépelotonner

S'il y a bien un principe que je me suis fait à rebours de l'éducation ancestrale, c'est le fait justement de ne pas prendre les principes trop au sérieux. Avec un modèle perfectionniste, excessivement recta, apôtre de la rigidité caucasienne ravalante et castratrice, ce n'était pas joué. Mais il n'est plus; c'est donc plus facile de se "fourvoyer". Et de récupérer par là même une liberté d'esprit, d'oraliser des pensées, des convictions qui n'entrent pas dans le cadre ordinaire d'un "bon" Ossète (qui plus est, musulman), habitué à courber la taille, à se censurer et à se rapetisser la majeure partie de sa vie.


Le prêche, en ce jour saint : sortir du conservatisme ambiant et prôner un libéralisme résolument iconoclaste. Rejeter le groupe et ses valeurs derrière la primauté de l'individu et son épanouissement. Bannir la vassalité, la servilité par rapport à un système. En somme, s'arrêter deux minutes, déposer le faix et tracer sa route. Librement. Interroger l'ordre moral et politique habituel et ouvrir la voie au "dérèglement". Pourquoi sommes-nous gouvernés par des habitudes de pensée, des valeurs religieuses et morales, des réflexes, des tabous ? La sécularisation et le désenchantement de l'individu et donc de la société et par conséquent la laïcisation de l'Etat n'ont semble-t-il pas encore triomphé. Il faut donc "maintenir l'exigence critique".


En Turquie, le mot "liberal" est devenu une quasi-insulte. "Liboş", dit-on. Car les libéraux (Ahmet Altan, Gülay Göktürk, Mustafa Akyol, Eser Karakas, Atilla Yayla, etc.) secouent fréquemment le cocotier. Et se "ramassent" des postillons, crachats, claques, menaces et procès à profusion. Quand le "Raïs" des libéraux turcs, Ahmet Altan, demande à ce que les bustes d'Atatürk soient retirés de presque partout, que les fameux principes kémalistes qui introduisent, émaillent et closent la Constitution turque soient balancés dans la poubelle de l'histoire, que les filles voilées puissent étudier dans les universités et travailler dans les administrations sans se faire stigmatiser, que les jeunes puissent boire de l'alcool à partir de 18 ans et non 25 ans comme l'impose une nouvelle loi, que les Kurdes puissent demander et obtenir l'indépendance si telle est leur volonté, que les homosexuel(les) puissent avoir les mêmes droits que les hétérosexuels, que l'armée la boucle pour l'éternité ou encore que le Premier ministre se ravise lorsqu'il ordonne la démolition d'une statue à Kars parce-que "monstrueuse", eh bien, dans tous ces cas, les kémalistes, les nationalistes et les conservateurs s'empilent et s'ameutent contre lui.




Résultat : le Premier ministre Erdogan, mécontent de ces salves, lui a intenté en janvier un procès pour injure. Raison : Altan avait qualifié les propos d'Erdogan de "creuse crânerie" ("kof kabadayılık"). Ahmet Altan est le fils du célèbre Cetin Altan, descendant d'une famille de pachas ottomans, journaliste et ancien député communiste (à qui le même Premier ministre avait remis le Grand prix de la culture et de l'art, l'an dernier) et d'une Kurde originaire du Kurdistan irakien. Il est le frère de Mehmet Altan, professeur d'économie et concepteur de la "Seconde République" (celle qui est libérale, la Première étant kémaliste). Le père avait, du coup, qualifié Erdogan d' "ingrat". On s'éclate...


Le procès a commencé aujourd'hui. C'est un événement car le Premier ministre et la figure de proue des libéraux croisent le fer. Pour la énième fois certes, mais la première fois en justice. Sa défense est un véritable manifeste : "Monsieur le juge, l'homme qui m'a envoyé ici pour que vous m'emprisonniez est un homme de talent qui a fait beaucoup de bien pour ce pays. Lui-même a souffert par le passé, a été jugé et incarcéré. Celui qui veut me mettre en prison aujourd'hui n'est autre que le Premier ministre de ce pays (...). La victime qu'il avait été un temps, jeté en prison par les maîtres du système pour avoir lu un poème, a pris le pouvoir et s'est mué en inquisiteur qui veut emprisonner à son tour des écrivains (...). Si le Premier ministre n'arrive pas à dire la même chose -"oeuvre monstrueuse"- à une mosquée ou un buste d'Atatürk qui serait autant inesthétique, eh bien, je le redis, il fait preuve de creuse crânerie (...). Que Dieu nous en garde, et si ce Premier ministre se mettait à lire des romans, vous imaginez ce qu'il pourrait se passer. Va-t-on brûler en place publique Madame Bovary et Anna Karénine parce-que le Premier ministre ne les aurait pas aimés ? (...) Va-t-on capituler face à une telle grossièreté ? Moi je ne souhaite pas que dans ce pays, le destin d'un homme dépende du bon plaisir d'un individu. Je veux que, dans ce pays, chacun se sente libre, qu'il exprime ses opinions, qu'il accomplisse son culte, qu'il puisse créer ses oeuvres, qu'il puisse parler sa langue, qu'il puisse s'habiller comme il l'entend. Je suis aux côtés du sculpteur qui a été bafoué (...). Le Premier ministre oscille entre la posture du leader historique et celle du héros d'une tragédie. Monsieur le juge, si vous me condamnez, le Premier ministre fera abattre encore plus de statues. Si vous ne le faites pas, il comprendra peut-être qu'il est dans l'erreur. Je vous demande d'aider un Premier ministre qui s'est embrouillé sous le poids de ses triomphes successifs".


Amen.


C'est bien cela gêner tout le microcosme. Imaginons que toutes les propositions d'Altan soient appliquées, que restera-t-il des idéologies politiques en concurrence, des innombrables chroniqueurs qui rabâchent les mêmes choses depuis 30 ans. A croire qu'on s'ennuierait dans un pays où une bombe n'explose pas de temps en temps, où un citoyen ne se fait pas léser dans telle ou telle administration publique, où un autre ne disparaît pas du jour au lendemain, où un énième ne se fait pas lyncher pour avoir embrassé on ne sait trop qui dans un jardin public. On s'ennuierait. Comme dans les pays scandinaves...


Évidemment tant d'autres interrogations sont légitimes. Notamment celles qui touchent la moralité. Pourquoi, par exemple, un frère et une soeur ou, allez pour faire vomir, deux frères et deux soeurs ne peuvent-ils pas se marier et avoir ou adopter des enfants comme sous l'Egypte ancienne ? Pourquoi l'Etat se mêle de l'âge en-deçà duquel les adolescents ne peuvent avoir de relations sexuelles ? Nous partageons la même Terre que les Baruyas par exemple, eux qui ont une "autre" méthode de "produire des grands hommes" (Maurice Godelier), celle où les vieux éduquent les enfants par la fellation jusqu'à un certain âge... Et Pourquoi l'Etat impose la monogamie au fait ?


Ouvrir la voie au dérèglement, avons-nous dit. Oui, ouvrir la voie; mais pas forcément y aspirer. Nuance : on peut avoir un discours public en totale contradiction avec son propre mode de vie. Et ce n'est pas un paradoxe, une contradiction, une schizophrénie; c'est plutôt une démonstration d'assurance. C'est dire, au fond, "chiche !". Le but n'est pas d'abolir le Temple, c'est de se débarrasser des "gardiens du Temple". Soutenir l'amoralisme sans être immoral.


Le pire pour un croyant, c'est de croire à l'harmonie par la pression sociale. Une conscience usurpée par la force ne peut qu'être hypocrite. Au lieu d'assaillir les "déviants" de reproches et menaces, il faut les laisser libres pour que la tentation et donc la résistance personnelle (le grand jihad) permettent une entrée triomphale au Paradis. C'est l'individu qui doit être vertueux (du moins pour celui qui le souhaite) pas la société. Le libéralisme, au fond, c'est offrir à l'être humain la possibilité de faire un stage pour l'au-delà : se jeter dans les bras du démon ou se jouer de lui... "Le chemin du Paradis est parsemé d'obstacles tandis que le chemin de l'enfer est jonché de plaisirs". Allez, on peut le dire maintenant : le conservateur est "socialement conservateur" avant d'être "intimement conservateur". Car les conservateurs ont peur d'être les premiers à succomber si toutes les barrières sautent; à bousculer les autres pour prendre la tête du cortège. Or, c'est en milieu hostile qu'on devient mu'min, muslim et finalement muhsin... Alors ? Chiche ?

dimanche 5 juin 2011

Obsessivement vôtre...

C'est devenu machinal. Quand un élu commence à parler de laïcité, je passe immédiatement le blabla initial pour pister ce fameux "mais" qui va introduire le second morceau. Celui qui s'en prend résolument aux musulmans et à certaines de leurs "pratiques". "La laïcité, mon cher, c'est le respect de la liberté de conscience et nous respectons les croyances de tous nos concitoyens maiiiiiiis..." Ce "mais" qui enfume. C'est la fameuse parodie des constitutions plantureuses des pays dictatoriaux; elles ne parlent que des libertés jusqu'à s'en dessécher et à la fin, un article finit par révéler la blague; un ultime pied de nez qui pince les rêvasseurs. Comme la Déclaration islamique des droits de l'Homme. Liberté, liberté, liberté et paf, les deux derniers articles : "Article 24 : Tous les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration sont soumis aux dispositions de la Charia. Article 25 : La Charia est l'unique référence pour l'explication ou l'interprétation de l'un quelconque des articles contenus dans la présente Déclaration"...

On le sait, nos députés ont voté cette fameuse résolution (version adoptée, ici) sur "l’attachement au respect des principes de laïcité, fondement du pacte républicain, et de liberté religieuse" (je note, au passage, que mon député M. Jean-Pierre Door en est un des inspirateurs). Un peu de majesté ne fait pas de mal : "le principe de laïcité est un fondement de notre République" (alors que c'est une simple règle juridique de fonctionnement de l'Etat), "le principe de laïcité est (...) un principe de fraternité, fondement de notre vivre ensemble au-delà des différences de convictions" (du classique), "le principe de laïcité est le meilleur moyen de concilier liberté religieuse et vivre ensemble" (depuis quand au fait ?), et même "un projet d’avenir pour consolider la communauté nationale" s'il-vous-plaît.

Les députés semblaient comprendre, pourtant : "la méconnaissance de l’autre, de sa confession ou de sa philosophie, de ses espérances ou de ses doutes, entretient les peurs et le repli sur soi, au détriment de la solidarité nationale". "Au détriment de la solidarité nationale" en plus; je ne sais pas ce que ça veut dire dans le contexte de la phrase mais c'est si émouvant... Donc on avait l'air de comprendre que la méconnaissance du musulman, de sa confession ou de sa philosophie, de ses espérances ou de ses doutes, entretient les peurs et le repli sur soi. Naïveté, évidemment. Le reste du texte est édifiant : c'est le musulman qui affole l'autre, le non-musulman, le vrai français...

Tiens ! Voilà le "mais" en filigrane : "Tout en défendant sans ambiguïté la liberté religieuse, nous ne pouvons pas rester indifférents face au développement de dérives qui, sous couvert de liberté de manifester ses croyances et de relativisme culturel, constituent une négation de notre vivre ensemble, une mise en cause de ce qui fait la spécificité du modèle républicain français et fragilisent l’ensemble de la communauté nationale". Traduction : la femme niqabée nargue, menace et altère le mode de vie français. Et non la laïcité. D'ailleurs, Madame Hostalier, qui s'était évanouie lorsqu'une femme voilée avait joué la citoyenne excessive en prenant place dans le balcon de l'assemblée, l'avoue lors de la discussion : "aujourd’hui, la mondialisation, l’ouverture vers d’autres cultures, grâce notamment aux nouveaux moyens de communication modernes, l’arrivée sur notre sol de populations immigrées ayant d’autres modes de vie, nous confrontent à des comportements qui ne sont pas toujours compatibles avec les valeurs issues de notre histoire. C'est pourquoi, il est apparu nécessaire de recadrer, parmi les valeurs de la République, celle de la laïcité"...

Et voilà ce qui ressort tout naturellement de ce "râlage législatif" : "Mais parce que le principe de laïcité assure la liberté de conscience, c’est, plus largement et au-delà des rapports avec les pouvoirs publics, la liberté religieuse qui doit être réaffirmée"... Ahhhh ! Et en plus, "ce principe de laïcité n’est pas la négation des religions ou le combat contre celles-ci. Il garantit la liberté de conscience et la liberté de culte et assure le respect des croyances de chacun". Comprenne qui pourra...

Donc, pour assurer le respect des croyances de chacun :
- "Les associations cultuelles ou à but religieux doivent pouvoir financer, grâce aux dons de leurs membres, l’édification de lieux de culte à taille humaine, selon leur besoin, dans le respect des règles d’urbanisme et dans la plus grande transparence. Hors manifestations traditionnelles, nul ne peut se satisfaire d’un exercice récurrent du culte sur la voie publique, qui cause un trouble à l’ordre public".
Les musulmans sont fous de joie. Leur prière collective du vendredi est en passe d'être considérée comme une "manifestation traditionnelle".
- "Le principe de laïcité [doit être] étendu à l’ensemble des personnes collaborant à un service public ainsi qu’à l’ensemble des structures privées des secteurs social, médico-social, ou de la petite enfance chargées d’une mission de service public ou d’intérêt général" (point 7). Derechef, ça les apaise.
- "[Il est] souhaitable que, dans les entreprises, puisse être imposée une certaine neutralité en matière religieuse, et notamment, lorsque cela est nécessaire, un encadrement des pratiques et tenues susceptibles de nuire à un vivre ensemble harmonieux" (point 10). Encore mieux, le législateur se propose d'instaurer des discriminations fondées sur la religion. Et il fait montre d'une intelligence débordante en profitant de l'occasion pour citer une disposition constitutionnelle qui appuie fermement sa proposition : l'alinéa 6 du préambule de la Constitution de 1946 qui dispose que "Nul ne peut être lésé, dans son travail ou dans son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances"...

- Le législateur "souhaite, afin que chacun puisse exercer sa liberté religieuse, clarifier et aménager, conformément aux exigences de transparence financière, le régime de financement de la construction et de l’entretien des lieux de culte" (point 11). Je n'ai pas compris le sens de la phrase mais ça doit être en faveur des musulmans...

"Cette proposition de résolution est l’occasion d’affirmer une vision positive de la laïcité, empreinte de respect et de tolérance", nous apprenait le Sieur Copé lors de la discussion. Et Monsieur le ministre Guéant déclarait : "nous devons amplifier les efforts conduits depuis 2003, notamment en ce qui concerne les ministres du culte musulman. Il s’agit de mieux insérer ces ministres du culte au sein de la République, afin de mieux faire respecter ses valeurs" et "la laïcité n’est pas un facteur de division, mais de rassemblement. Elle demande simplement aux uns et aux autres d’accepter de faire les concessions qui sont indispensables à l’existence d’une vie harmonieuse en société". Ah bon ?

Quand l'islam est en cause, nos élus s'empressent de promettre une loi ou une réflexion ou une commission ou une résolution. Celle-ci dit tout et son contraire. Parfois ça tourne au rocambolesque; ainsi l'UMP envisageait "une réflexion sur les moyens d’éviter que des ministres du culte aient un lien de subordination avec un État étranger". Heureusement que le Sieur Baubérot était là pour rappeler une évidence : cette proposition mène à l'interdiction de la messe en France ! Ah oui alors, on aurait compris pour des imams, muftis, grands muftis, mollahs et autres enturbannés soumis à un Calife qui vivrait à Istanbul tiens !, mais quand on s'est rendu compte que ça touchait aussi le Vatican...

Et quand l'UMP votait cette résolution, le PS eut l'audace de s'y dresser afin de défendre contre le populisme la vraie laïcité, croyait-on que nous apprîmes que ce parti de gauche s'opposait surtout au terme "liberté religieuse"; il préférait (à raison) "liberté de conscience"; il s'opposait également (encore à raison) aux aides publiques pour la construction des édifices. Ah oui, il était également contre la "codification de la loi de 1905" (si tant est que cela veuille bien dire quelque chose). Et c'était tout. La liberté des mères voilées, la liberté des travailleuses du secteur privé, rien ! Merci Noël Mamère : "Vous voulez établir deux catégories de mères aux yeux des enfants et des enseignants : les mères dignes de s’intégrer dans la communauté scolaire et celles qui en sont indignes", "Vous tenez même à vous ingérer dans la politique des entreprises en imposant des règles dans les entreprises privées. Votre projet de résolution tout entier est contraire au pacte international relatif aux droits civils et politiques ainsi qu’à la Convention européenne des Droits de l’homme, dont l’article 9 précise que « toute personne a le droit à la liberté de pensée, de conscience, de religion » et que ce droit implique « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé ». "Cinquante ans après la Guerre d’Algérie, vous êtes en train de recréer petit à petit ce que l’on pourrait appeler un code de l’indigénat. Assez de ces mesures vexatoires qui ne visent qu’à renforcer le climat de xénophobie et d’islamophobie pour créer une stratégie de la tension à la veille des échéances de 2012. L’espace public est un lieu d’expression où toutes les opinions doivent pouvoir s’exprimer".

Le diable ne se cache même plus dans les détails, très cher. Il se cache dans l'adjectif. Quand quelqu'un accole un adjectif au terme laïcité, du genre "libérale", "équilibrée", "positive", comprenez qu'on va appliquer son contraire. Expérience... Le drame dans tout cela, c'est qu'on a confondu encore une fois, le respect des droits d'autrui et le respect des valeurs d'autrui. La laïcité implique le premier, pas le second. Et comme l'a dit justement Jean Glavany pour la première fois de sa vie sur cette question, "pour notre part, nous ne mettons pas le doigt sur la couture du pantalon" car ce n'est pas la République qui s'est exprimée ici, c'est la "fille aînée de l'Église"...