mardi 16 août 2016

"La République des parvenus"

C'était en l'an 2016. Les Turcs s'étaient découvert une âme démocrate. Ceux qui avaient accueilli avec indifférence l'abolition du sultanat en 1922 et celle du califat en 1924, ceux qui s'étaient tus lors de la pendaison de la "prunelle de leurs yeux" Adnan Menderes en 1961, ceux qui s'étaient cadenassés lors des putschs de 1960 et 1980, avaient cette fois-ci bondi sur les chars. Selon la liturgie officielle de l'époque, la CIA avait, par le biais de sa cinquième colonne, tenté de renverser le président. Des avions de chasse pilonnèrent le parlement et mitraillèrent en chapelet le peuple. Et dire que, le jour d'avant, comme dirait Proust, chacun assurait doctement que la Turquie, "Dieu merci, n'[était] pas une république sud-américaine et le besoin ne se [faisait] pas sentir d'un général de pronunciamiento"...

Les Turcs, les Kurdes, les Lazes, les Grecs, les Arméniens, les Arabes, les Circassiens, les barbus, les imberbes, les voilées, les "laïques", les hétéros, les homos, les patriotes, les révolutionnaires, les urbains, les paysans, les professeurs, les élèves, les savants, les illettrés, bref, tout le monde avait chipé son drapeau et avait accouru des quatre coins du pays. Les erdoganistes volaient au secours du raïs, les kémalistes défendaient nolens volens le résultat des urnes, les nationalistes sauvaient l'autorité de l'Etat. Même les Kurdes, dont certains enquiquinaient le pouvoir le reste du temps, s'échouèrent sur les routes de Turquie. L'arc-en-ciel tant espéré, une bénédiction du Ciel...


Des rabat-joie avaient tout de même rompu les rangs. Alors qu'on flagellait dans la joie et la bonne humeur les conjurés, qu'on les soumettait à la question, qu'on dévastait leurs repaires, qu'on sarclait les racines du mal en pourchassant le ban et l'arrière-ban de la sédition, certains dégainèrent les grands principes. Libertés fondamentales, droits intangibles, CEDH, et gnangnan. Les nations prétendument policées déclamaient elles aussi des leçons de bonne gouvernance. Celui qui avait mis en place Guantanamo et celui qui avait déclaré l'état d'urgence dans son propre pays, se la jouaient chiens de garde de la démocratie...

L'affaire était entendue : des séides de l'imam Fethullah Gülen s'étaient encastrés dans les rouages de l'Etat. Le mollah, calotte en dentelle vissée sur le crâne, poches violacées sous les yeux, jubba kaki, avaient distribué des billets de 1 dollar à ses sectateurs. Les mauvaises langues dirent aussi que des contingents de djinns furent envoyés en renfort. Lui-même espérait revenir à la Khomeini. Dieu merci, le pouvoir était plus malin que le suppôt du Malin. On avait déniché des dizaines de milliers de militants lovés au sein des institutions. Les généraux quatre étoiles et l'espion en chef avaient certes été confirmés à leur place mais on avait liquidé leurs subalternes et vidé leurs institutions. Au cas où. Dit en passant, les terroristes qui occupaient 90 % de l'armée, 115 % de la magistrature, 85 % de la police et 132 % de l'éducation nationale s'étaient tiré une balle dans le pied en faisant un coup contre l'État qu'ils dirigeaient déjà. Des abrutis, à n'en pas douter...

La prose logorrhéique avait envahi les écrans et les journaux. Chaque jour apportait son lot de révélations nauséabondes. On s'était rendus compte qu'on était tous spécialistes de la question. Mais des cornichons n'en continuaient pas moins à faire l'intelligent : "ceux qui dénoncent les amalgames lorsque des musulmans commettent des actes terroristes sont les premiers à associer l'implication DE gülenistes et l'incrimination de tous LES gülenistes". Pfff. Des vendus qui se réfugiaient dans des précautions de langage. C'est connu, les sommations intimes qui vous font douter dans les moments de concorde nationale ne sont que chuchotis de Satan. L'un d'entre nous avait trouvé une formule, on en fut émus : "si Gülen entre au paradis, envoie-nous en enfer, Seigneur !". C'était la seule prière qui avait rapproché les âmes. "Amen", lança-t-on en chœur...

Oh, ce n'était pas la première fois que l'armée turque bombardait son propre peuple. Mustafa Kemal n'avait pas été tendre à Rize ni à Dersim. Le croiseur Hamidiye ici, les avions de chasse là-bas. En temps normal, il aurait été expédié devant la Cour pénale internationale mais il devint un dieu. Un temple avait même été construit en plein cœur d'Ankara. Sa fille adoptive, celle qui avait foudroyé des Kurdes alévis à Dersim, eut l'honneur d'offrir son nom à un aéroport d'Istanbul. Mais on avait continué à vivre comme si de rien n'était. Ce qui n'avait pas empêché les kémalistes de s'auto-définir comme la caste la plus éclairée de la République...

Les Turcs, qui vivaient comme des Suédois jusqu'au 15 juillet, découvrirent ébaubis les concepts de "purge", de "piston", de "triche" et de "confrérie". Aucun citoyen n'avait jamais dérangé un proche haut placé pour favoriser l'un des siens. Aucun musulman n'avait entendu parler des cheikhs, des barbus, des djinns. Aucun candidat à la fonction publique n'avait participé à un vaste système de tricheries. Les habitants de la province de Tunceli, par exemple, qui gagnaient toujours les concours sous les kémalistes étaient devenus tout à coup moins compétents lorsque les islamistes prirent le pouvoir mais c'était un hasard. Et, surtout, quand les gülenistes s'occupaient de magie, de sorcellerie, de malédictions dans leur nid, dans les autres tarikats, on discutait Descartes, Spinoza et al-Farabi...

L'ami Muhayyel, toujours aussi empêcheur de tourner en rond, avait lâché : "La République a toujours été une chapelle de fanatiques. On a érigé l'arbitraire en règle de droit et on feint de le découvrir aujourd'hui". Pfff. Et il lisait Neyzen Tevfik, un païen de première. "Bu milletten beka her kim ki bekler,/Güler ahvâline itler, eşekler...". Pfff. Je ne traduirai pas, tiens. "Les clans se succèdent à la tête de l'Etat. Personne ne se soucie de la démocratie. Des parvenus ont sauvé 'leur' démocratie. Reste à trouver de vrais démocrates", avait-il éructé. Salaud. Pourquoi s'entêtait-il à réfléchir dans ce moment d'union sacrée, je ne comprenais pas...