dimanche 28 décembre 2014

Précieuses pierres...

Après tout, sans le latin, les petits Européens se démiellent bien, n'est-ce pas. C'est quoi le latin, d'abord ! L'option que les familles rusées s'arrachent au collège. Histoire de faire partie de la "Cour des grands", de la classe chic, celle des damoiseaux. Rosa, rosa, rosam, rosae, rosae, rosa. Rosae, rosae, rosas, rosarum, rosis, rosis. Que c'est beau et propret ! Et, franchement, qui désire, désormais, lire et comprendre les "trucs" écrits sur les frontons. Du genre, "D.O.M SVB. INVOCAT S. MAR. MAGDALENAE"... Un "gaspillage ostentatoire", comme dirait Bourdieu...

"Oui mais coco, si tu veux devenir historien, il faut maîtriser le latin !", m'avait soufflé M. Hugon, mon prof d'histoire, en 6è. Je l'aimais tellement que j'obtempérai. "Si tu veux devenir intellectuel, aussi", m'avait averti Mme Lamare, ma prof de latin, en 5è. Je l'appréciais tellement que je continuai. "Idem pour être linguiste", en 4è. Rebelote. "Et même juriste", m'avait-elle éperonné, en 3è. Résultat :  18 de moyenne. Et je décidai tranquillement d'arrêter au lycée... La grande erreur de ma vie. Ah oui alors, je fis des études de droit et d'histoire...

Oui mais alors le blédard de base, il n'a pas besoin de connaître cette langue ? Bien sûr que non, a toujours tenté de répondre le ministère. Si bien qu'il fut une époque où on se demandait sérieusement s'il ne fallait pas supprimer cette option. Les savants dégainèrent leurs plumes pour contrer l'attaque et pondirent un livre : Sans le latin... : "ne pas apprendre le latin, c'est tout bonnement désapprendre le français", "langue morte, mais restant éternellement vivant d'avoir été", "la connaissance du latin permet de mieux savoir le français, dont le vocabulaire en est issu dans son écrasante majorité", etc.

Heureusement, on n'a pas besoin de latin quand on veut lire Molière. Un recul de 4 siècles, s'il vous plaît. Paraît-il que l'Anglais lit Shakespeare aussi aisément que l'Allemand lit Goethe. L'Iranien, lui, se pâme encore d'admiration devant Ferdowsî. 10 siècles après ! Et le pauvre Turc, qui n'aime déjà pas bouquiner, n'est pas "foutu" de lire les pierres tombales datant du début du 20è ! C'est ce qui a fait bondir le président Erdogan, un savant. Le décret est tombé : dorénavant, on apprendra l'osmanlica, cette langue écrite en arabo-persan et mâtinée de vocabulaire turco-arabo-persan...

Le "grand Atatürk", dans sa manie de tout dévaster pour reconstruire, se réveilla un beau matin et décida de changer l'alphabet. Ça passe encore. Mais il profita de l'apathie de ses courtisans pour changer aussi le vocabulaire. A tel point que son discours prononcé devant le roi de Suède n'avait été compris par personne, à commencer par son "complice" Ismet Inönü. J'ai beau lire et relire le texte, ça me flanque à chaque fois des migraines... L'Académie de la langue turque (Türk Dil Kurumu) essaie tant bien que mal de la bousiller encore plus pour en faire du "n'importe quoi"... 

Bien sûr que l'osmanlica doit être obligatoire. Il a raison, le raïs. Certes, il croit que tout un chacun serait capable de déchiffrer les monuments funéraires mais passons. "Ah bah, ça'z voit qu'il méconnaît lui-même c'qu'il impose d'apprendre !". Chut malin ! Il ne faut pas le braquer. C'est un omniscient. Regarde, il vient de faire une "thèse honoris causa" et se faire acclamer par les pontes du fameux TÜBITAK (le CNRS turc) en disposant : "on ne saurait faire de la philosophie avec le turc moderne !". Et vlan dans les dents ! "On ne cherche pas un traducteur à la tête de l'Etat !", avait tonné Erdogan contre son adversaire polyglotte Ekmeleddin Ihsanoglu. On a eu un linguiste...

Et voilà qu'on apprend que les os du prince Mehmet Orhan Efendi, mort et enterré à Nice, ont été "jetés" dans une "fosse commune". "Déposés" dans un "ossuaire", quand on veut rester poli. L'ex-futur Sa Majesté Impériale le sultan-calife Mehmed VII repose désormais tel un gueux. La stèle funéraire en bois, qui indiquait au moins S.A.I (Son Altesse Impériale) Prince Mehmed Orhan, n'est plus. La famille ne s'en est pas occupée, la Consule turque non plus. Et la "Nouvelle Turquie" impose de lire les pierres tombales... Tu es une pierre et sur cette pierre, nous bâtirons une nouvelle civilisation ! Inchallah...

 

Ottoman-Turkish Music, Callisto Guatelli Paşa - Osmanlı Sergi Marşı

dimanche 7 décembre 2014

La Restauration...

En gros, ils cherchaient un "sénateur" à la tête de la République. Un pondérateur. Un homme ectoplasme. Classique, cultivé, calé. Ah oui alors, quand il pondait une analyse géopolitique sur le Moyen-Orient, on ne pouvait que se taire et écouter. C'est qu'il connaissait la zone mieux que sa poche. Il parlait anglais, arabe, allemand et se débrouillait en français et persan. Et entendre les mots anciens du genre "azîzim" (mon cher), "anayasanın tadilatı" (la révision de la Constitution), "tezyif" (raillerie), quelle succulence, ce fut...

Ekmeleddin Ihsanoglu. Le meilleur président potiche que les Turcs pouvaient dénicher hic et nunc. A un malin, à un écervelé qui lui demandait si les écoles coraniques allaient fermer s'il triomphait (puisque candidat du CHP), il glissa du tac au tac : "si je suis élu, je vais te faire réciter le kıraat-ı aşere" ! Ma parole, le nunuche n'avait pas dû comprendre la réponse... Mais "l'aristo" avait perdu. Il se retira on ne sait trop où, la bouclant à demeure. Et "l'homme du peuple", le candidat de la foule, s'installa dans le fauteuil présidentiel.

Erdogan, d'extraction plébéienne et faubourienne, se fit construire un palais. Les observateurs prétendaient qu'il était le fruit d'un goût raffiné qui combinait touche ottomane et structure seldjoukide. Nous autres béotiens, nous préférâmes croire et admirer. Après tout, la concierge qui avait envoyé le roturier au Palais blanc n'avait jamais eu le temps de se pencher sur la question. Et comme d'autres, moins béotiens, se pâmaient d'admiration devant ce mastodonte, elle se rallia à l'avis des "sachants". Erdo méritait bien cela.



C'eût été bien qu'un journaliste prît la peine d'aller interroger les altesses ottomanes. Celles qui, bien que désormais modestes, n'en avaient pas moins une certaine idée de la munificence. Après tout, le président de la République ne disait pas autre chose : la "nouvelle Turquie" voyait les choses en grand. Il rabroua les misérabilistes qui fustigeaient dépenses pharaoniques et magnificence mal placée. "Espèce de cornichon, le palais ne compte pas 1000 chambres mais plus de 1150, ouah ah  ! ah ! ah !", avait-il lancé au chef de l'opposition...

Jadis, quand il se présenta à je ne sais plus quelle élection législative, il vint à une émission de télévision pour répondre aux questions des citoyens. Une fille "moderne" lui demanda, en anglais s'il vous plaît, la langue qu'il allait utiliser pour papoter avec ses homologues. Et le diablotin Erdogan de lâcher : "je vais communiquer en turc !". Tonnerre d'applaudissements. C'est qu'il ne parlait ni anglais ni français ni même arabe, il maîtrisait la "langue du peuple". Tellement qu'il avait réussi à faire défendre un palais par une concierge...

Oh, ce n'était pas moi qui allais rouspéter. Au contraire, un palais à Ankara, c'était bien. L'héritier des sultans devait éblouir. On n'était ni au Zimbabwe ni en Islande. Mais voilà quoi. Il y avait quelque chose qui clochait. Un palais et une fortune respectable pour celui qui affirma naguère : "si vous entendez qu'un jour Erdogan est devenu riche, c'est qu'il a péché !". Et toute une kyrielle de mesures conservatrices plaquées sur la société. Le père de la Nation appliquait ses recettes pour le bien de tous. Mais ce qui était encore plus affolant, c'est que, contrairement à Atatürk, Erdogan avait le soutien du peuple. Oligarchie kémaliste vs ochlocratie erdoganiste. Voilà où nous aboutîmes...