mercredi 8 mars 2017

De l'art d'être traître à sa patrie...

L'Etat, c'est lui. Jadis, il l'abhorrait. Il le fustigeait. Il visitait les capitales européennes pour s'en plaindre. C'est qu'il était une victime du système en place. Un paria. Parmi d'autres. Les barbus et les voilées en ont avalé des couleuvres. Les premiers étaient, selon le canon officiel, des arriérés; avec leurs chaussettes blanches et leurs chaussures laissées sur le seuil de la porte. Les secondes puaient. Leur bout de tissu menaçait l'ordre républicain. Le dieu Mustafa Kemal n'avait rien révélé en la matière mais peu importait. On déterminait la valeur des citoyens en fonction de leur garde-robe...

Ses compagnons de route avaient tant souffert. Les étudiantes en foulard, dont l'épouse du futur président Abdullah Gül, étaient bannies des universités. La députée voilée Merve Kavakçi avait été éjectée de l'Assemblée sous le regard lâche des millions de citoyens. Le parti islamiste Refah, au pouvoir, était détrôné sans coup férir. Le "maître", Necmettin Erbakan, éphémère Premier ministre, déboulonné en moins de deux. Les mères anatoliennes, grandes pourvoyeuses de "martyrs", étaient écartées des casernes. Les officiers, issus de leur ventre, se la jouaient "hors-sol". Ainsi allait l'ancienne Turquie...

Erbakan et compagnie avaient immédiatement saisi la Cour européenne et alerté la communauté internationale. On les brimait, il fallait bien que les nations policées fussent au courant. Cependant, à l'époque, il n'était venu à l'idée de personne de déblatérer contre des "traîtres" ou "des vendus qui crachent sur leur patrie". Des êtres humains avaient été broyés dans leur existence et allaient s'épancher hors de leur pays. C'était normal. Car il s'agissait de dénoncer des injustices, tous les moyens étaient bons. Voir un islamiste invoquer la démocratie dans le prétoire strasbourgeois ne pouvait donc rien avoir de baroque...

Peu à peu, une vague de fond a tout soufflé. La "contre-révolution" l'a emporté. L'année 2002 est, en réalité, la date charnière dans l'histoire millénaire des Turcs. Ces derniers ont pris le pouvoir... pour la première fois. Les Anatoliens, ignorés sous l'empire, méprisés sous la république, se sont permis de traîner leurs sabots dans les allées du pouvoir. Le pays réel et le pays légal se sont rabibochés. Mais lui, le meneur avide de revanche, a finalement décidé de créer ses propres souffre-douleur. Il a polarisé à outrance, comme ses anciens tortionnaires. Car, au fond, l'Etat-nation n'est ni un Etat ni une nation; celui qui s'installe à Ankara chipe le knout...



Aujourd'hui, il trône. Même sa démarche a changé. Plus assuré, il voit désormais des perfides partout. Ses sectateurs ont trouvé la parade. Le critiquer, c'est trahir l'Etat turc. Le nouveau dogme. Tous ceux qui le contredisent font de la "propagande terroriste". L'ivresse du pouvoir. La vengeance des "domestiques", des "ploucs", des "croquants", des "Turcs noirs". L'Anatolien pieux est ravi. Personne ne le vexe désormais. Une volupté sans pareil. A tel point qu'il en perd son âme. Vous lui parlez de "valeurs", de "droits de l'Homme", de "justice", il vous répond comme un païen. "Droits sociaux", "hôpitaux", "routes", "ponts", "allocations"...  

C'est le triomphe du formalisme religieux. On prie, on se voile, on jeûne, on tourne autour de La Kaaba. Une piété rachitique fondée sur le seul rituel, sans essence, une croyance sans certitude, sans combat pour la vérité et la justice, inonde les cœurs. Les conservateurs, au pouvoir depuis 2002 (iktidar), ont pris le pouvoir en 2011 (muktedir). Depuis, le pays sombre. Pour lui, il brille. Malgré les coups de boutoir de la CIA, du Mossad, du Vatican, de l'Allemagne, des Illuminatis, des "salauds" du monde entier. Des histoires à dormir debout. Une mythologie tout droit sortie d'un cerveau humain; avec ses aventures, ses rebondissements. Et après, on s'étonne de la force d'affabulation des Grecs et des Romains...

Un patriotisme creux hante également les Franco-Turcs. Celui qui ne connaît ni l'histoire ni la culture de l'ère ottomane, celui qui ne sait même pas déchiffrer une phrase rédigée en osmanlica, celui qui n'a jamais entendu parler de Fuzuli, celui qui ne sait même pas distinguer un tapis turc d'un tapis persan, celui qui n'a jamais prêté l'oreille à la musique classique turque, celui qui n'a jamais connu de frissons en écoutant le "yayli tambur", celui qui n'a jamais feuilleté Atsiz, Güngör ou Safa, celui qui adore le ney parce qu'il n'y comprend rien, celui qui aime le Mehter parce que ça fait du bruit, cette engeance donne des leçons de patriotisme. Et ostracise tous ceux qui l'embêtent.

L'Etat, c'est lui. Le Bien, c'est lui. L'islam, c'est lui. La patrie, c'est lui. Tout le monde rêve d'un pays arrosé de bonheur ? Que nenni. Lui seul bâtit, satisfait, donne. Il ferme une parenthèse. Celle de "l'alcoolique dépravé". C'est un bon rousseauiste, au fond. Comme celui qu'il veut absolument enterrer. On espérait que les "ex-victimes" fussent plus humains. On croyait que les pratiquants seraient plus justes. Ils ont tout renié. Car guidés par l'humiliation et la vendetta. Si un ancien rescapé du système vous affuble des mots "félon" ou "vendu", ayez pitié de lui. Il ne fait que se consoler d'avoir trahi ses propres idéaux. C'est que "les trois quarts des traîtres sont des martyrs manqués"...