vendredi 26 août 2011

Que vienne la Nuit...

S'il y a une tranche de temps sacrée dans l'islâm, c'est bien celle-ci; la Nuit où a commencé la grande aventure, la dictée coranique. "La nuit de la Destinée". Laylatu-l qadr. Sourate 97 : "1. Nous l'avons certes, fait descendre (le Coran) pendant la nuit d'Al-Qadr. 2. Et qui te dira ce qu'est la nuit d'Al-Qadr ? 3. La nuit d'Al-Qadr est meilleure que mille mois. 4. Durant celle-ci descendent les Anges ainsi que l'Esprit, par permission de leur Seigneur pour tout ordre. 5. Elle est paix et salut jusqu'à l'apparition de l'aube".


Une nuit qui vaut 1 000 mois, aminches ! 83 ans ! La vie moyenne d'un être humain. Et si on estime qu'un musulman commence à "veiller" à partir de l'âge de 14 ans (à sa puberté) et qu'il vit en moyenne 83 ans, il a donc 69 occasions, dans son existence, d'atteindre chaque fois 83 ans. Je sais, c'est filandreux, mais trop tard, j'ai sorti ma calculatrice. Ça fait donc 69x83=5 727. 5 727 ans pour 69 nuits dans une vie de 83 ans ! Non non, je ne me prends pas pour Orhan Pamuk, je ne fais pas de hurûfisme, je fais des maths. Et la conclusion logique en découle, le séjour paradisiaque est dans la poche ! Quand on a 5 727 années d'avance sur ceux qui n'auraient pas eu la chance (ou l'agilité) de tomber sur cette nuit dorée, eh ben on a le luxe d'espérer. Adieu paniers ! Vendanges sont faites... Ay ay je m'excite, pardon. Restons orthodoxe : inchâllâh.


Évidemment, il ne suffit pas de fixer ses yeux au ciel et de compter les étoiles ou de se pencher sur le Coran en le regardant sans le comprendre et le méditer. Il faut passer le borgnon à s'amender. C'est que les anges, en tête desquels arrive Gabriel (l'Esprit), descendent et Dieu décrète une absolution générale. Un festin où les âmes humaines valsent avec les créatures célestes. Et au final, l'apothéose, c'est une amnistie. Attention, pour les seuls musulmans; désolé très chers. A chacun ses sources de mansuétude. On n'a pas oublié "l'indulgence plénière" que le Pape a accordée aux seuls pèlerins des JMJ de Madrid...


Quoique dans les deux cas, les outils sont identiques : confession, chapelet, récitation du Livre et prières. Sauf que chez nous, la confession c'est-à-dire la tawba توبة (contrition, pénitence, repentance) se fait directement à Dieu et pas à l'imam. Heureusement d'ailleurs, parce-que l'imam est marié et j'ai bien peur qu'il aille tout confier à sa femme qui, déjà bombée du torse car femme d'imam, gonflera encore plus, car co-dépositaire de toutes les cochonneries du quartier. Quand on connaît les secrets d'autrui, l'allure s'en trouve changée, on exulte, c'est une expérience humaine. Et l'épouse aura surtout quelque bref transport dans sa vie théoriquement morne. Ça nous rappelle tous, n'est-ce pas, cette phrase de Voltaire sur la femme du magistrat tortionnaire : "Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain va conter à dîner à sa femme ce qui s'est passé le matin. La première fois, madame en a été révoltée ; à la seconde, elle y a pris goût, parce qu'après tout les femmes sont curieuses ; ensuite, la première chose qu'elle lui dit lorsqu'il rentre en robe chez lui : 'Mon petit coeur, n'avez-vous fait donner aujourd'hui la question à personne ?'" (Dictionnaire philosophique, article "Torture"). "Mon petit coeur, point de commérages, ce soir ?". Ne olmuş ne olmuş ? A aa...


A la recherche donc de la Nuit perdue. Perdue oui car on sait seulement qu'elle se situe dans le mois du Ramadan (sourate 2, verset 185); mais quel jour ? En bon musulman, on ne peut que diverger. On n'est même pas capable de trouver la date exacte de la fin du Ramadan (pour les Turcs, la fête, c'est mardi; pour les Arabes, ça sera probablement mercredi) alors même qu'on a sous la main, les données astronomiques. On ne peut mieux faire. Alors la "Nuit du Destin" euh..., on peut légitimement se déchirer à son sujet. Le Prophète aurait dit à l'un de ses compagnons de la chercher dans la dernière décade de ce mois; un autre compagnon se serait entendu dire de la chercher plutôt dans les nuits impaires de cette décade. Un troisième aurait crû comprendre que ça serait le lundi qui tomberait le jour impair de la dernière décade. Et pour éclaircir tout cela, un quatrième insisterait sur la 27è nuit. Le Prophète lui aurait donné un coup de pouce.


Le Diyanet turc, pour sa part, a opté pour la 27è. Attention, ce ne sont pas des zigotos qui parlent là, ce sont des compagnons de l'Envoyé et des savants. Alors pourquoi une telle gradation dans la bouche d'un même prophète ? peut se demander un croyant prêt à basculer dans le paganisme. Eh bien, nous n'y répondrons pas. Il hésitait ou il créait un suspens, histoire de tuer le temps ? peut lancer un impie, nous n'y prêterons pas attention. Car le Prophète aurait dit "mes compagnons sont comme des étoiles, quel que soit celui que vous suivez vous serez sur le droit chemin". Avec cela, on est tranquille. De toute manière, même s'il avait vendu la mèche, nous nous serions quand même divisés; car il est fréquent que les musulmans n'aient pas le même point de départ pour le mois de Ramadan. Les Turcs attendent avec leur télescope et les Arabes avec leur obsession de "la nouvelle lune visible à l'oeil nu". Tropismes qui coûtent au moins un jour d'écart. Du coup, l'impair devient pair chez les uns, le pair devient impair chez les autres...


Quésaco au fait la Nuit du Destin ? Dieu rouvrirait-il les livres de chaque âme pour apporter quelques modifications en fonction des performances de l'année ? Ou est-ce que le Destin est fixé une fois pour toute et que personne ne bouge ? Aucune idée. Et encore mille interprétations. Pour ma part, celle de Hasan Al-Basrî me semble convaincante. Dans une lettre au calife Abd-al Malik, il dit que l'homme est confronté sans cesse à des alternatives; et pour chacune de ces alternatives, Dieu a prévu un "scénario". C'est donc l'homme qui fait les choix et Dieu qui en dispose. "Le moment du choix possède une consistance, une "densité événementielle", non seulement pour nous, ce qui est une évidence, mais aussi pour Dieu, ce qui ne va pas de soi. Dieu sait ce qu'il fera selon que Zayd choisira de faire B (le bien) ou M (le mal), mais Dieu ne décide pas que Zayd fasse B ou M. Il est possible (bien qu'al-Hasan al-Basrî ne le dise pas explicitement) que Dieu sache de toute éternité si Zayd fera B ou M, mais en tout cas, ce savoir n'influe pas sur le choix de Zayd, qui est libre" (Marwan Rashed, "Les débuts de la philosophie moderne (VII-IXè siècle), in Les Grecs, les Arabes et nous, pp. 121-169 : p. 134). Donc prescience de Dieu peut-être, mais prédestination par Dieu sûrement pas.


Nous ne sommes donc pas fatalistes. Ces si souvent raillés comme des résignés qui regardent le Ciel et essaient de lire sur ce qui est écrit sur leur front dans le marc de café. L'existentialisme islamique existe. Il est relatif certes puisque le cadre reste déterminé par Dieu. Responsabilité des actes mais pas du destin. Pour faire simple : je veux passer de l'autre côté de la route. J'ai un choix : soit je l'enjambe maintenant, sans crier gare (cas A) soit je vais jusqu'au feu rouge, j'attends le petit bonhomme vert et je m'ébranle (cas B). Pour ces deux cas, Dieu a prévu une trame; par exemple, c'est écrit (le fameux maktoub) que si je traverse maintenant, une voiture me renverserait et je mourrais. Si je prends le temps de rejoindre le feu, je vivrais certes mais histoire de dramatiser un peu, je glisserais et me casserais le nez. On est donc face à un système complexe de futures histoires dont la réalisation ne dépend que du comportement de l'homme; de sa volition. Une véritable toile d'araignée. Tout est refait, recalculé en fonction de nos décisions.


Évidemment, tout ce montage qui me semble, à moi, persuasif, n'est qu'une interprétation. Les Bâtinites, les ésotériques, ont sans doute une approche différente. Et j'aimerais bien la connaître, pour tout dire. Car je fais une confidence, quand je me confronte à de graves querelles doctrinales, intellectuel que je suis n'est-ce pas, j'aère mon esprit en entrouvrant des livres sur l'ésotérisme (pour l'ésotérisme en général, Madame Blavatsky est une lecture obligée, notons-le sur nos tablettes). Point besoin de croire à ce qu'ils disent, c'est juste un passe-temps. Chaque mot a sept lectures possibles pour les bâtinites, par exemple. On s'amuse. On imagine. On se dope. Rien que sur le sens du morceau "Ihdinâ sirât-al mustaqîm" (اهدِنَــــا الصِّرَاطَ المُستَقِيمَ ) de la sourate la plus connue, la Fâtiha, j'en suis resté bouche bée. Je n'en dirais évidemment rien, afin de ne pas troubler les plus simples d'esprit. Et c'est toujours chic de se faire passer pour celui qui sait et qui, à ce titre, cèle la Vérité. D'ailleurs, les mystères et les livres restent sous le boisseau, tout le monde ne peut y avoir accès. On se les file sous le manteau. Le "on", ici, est impersonnel, évidemment... Car comme l'a signifié Ali Zayn al-Abidin, le quatrième Imam des chiites, "De ma Connaissance je cache les joyaux/ De peur qu'un ignorant, voyant la vérité, ne nous écrase/ O Seigneur ! Si je divulguais une perle de ma gnose/ On me dirait : tu es donc un adorateur des idoles ?/ Et il y aurait des musulmans pour trouver licite que l'on versât mon sang !/ Ils trouvent abominable ce qu'on leur présente de plus beau". (Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, p. 68).


Bref, tant de paroles pour aboutir à la sourate 3 , verset 7 : "C'est Lui qui a fait descendre sur toi le Livre : il s'y trouve des versets sans équivoque, qui sont la base du Livre, et d'autres versets qui peuvent prêter à d'interprétations diverses. Les gens, donc, qui ont au coeur une inclinaison vers l'égarement, mettent l'accent sur les versets à équivoque, cherchant la dissension en essayant de leur trouver une interprétation, alors que nul n'en connaît l'interprétation, à part Dieu". A part Dieu, donc. Allahu a'lam. Malgré tous ces pavés écrits durant des siècles, voici la conclusion : seul Dieu le sait. On ne sait ni le jour de la nouvelle Lune, ni la date de la Nuit du Destin. Car chaque compagnon a donné son récital. Les "étoiles". "Pas plus de lune que sur la main, mais des étoiles en profusion: c'était bien la nuit qu'il me fallait" écrivait Edmond About je ne sais plus où. Voilà un bon réconfort qui tombe bien à propos. La Nuit qu'il nous faut. Étoilée, peu importe sa profondeur...

mardi 16 août 2011

Jésuitisme

En ces jours de Ramadan, il est conseillé de (re)mâcher la littérature religieuse. Soit pour se remémorer les données classiques perdues de vue tout au long de l'année (un conseil de lecture en passant, La prière en Islam d'Eva de Vitray-Meyerovitch) soit pour trouver des rabais qui nous auraient échappé, histoire d'adoucir les pesantes exigences de la religion. Il y a aussi ceux qui cherchent au contraire des haies de semonces et objurgations religieuses qui endurcissent la vie, ceux qui vivent avant tout pour et par le formalisme mais ils sont marginaux. Heureusement, j'ai envie de dire mais on me rappelle à l'ordre; chacun sa vie, en effet...

Il est ainsi habituel, en ces jours donc, d'entendre parler de l'ijtihâd. Cet "effort cognitif" qui vise à refouiller dans les cartons pour trouver de nouvelles poussières. 14 siècles plus tard, on a évidemment droit à des tornades de moutons. Précisons pour rester savant et pédagogue (n'est-ce pas), qu'en réalité, l'ijtihâd n'a pas été "conçu comme principe d'évolution du fiqh" mais comme un "outil de mise au jour des statuts légaux". Gare donc ! Mise au jour et non mise à jour (Eric Chaumont, "Quelques réflexions sur l'actualité de la question de l'ijtihâd", in Lectures contemporaines du droit islamique sous la direction de Franck Frégosi, p. 78). Distinguo fondamental. Mais bon, passons, nous ne sommes pas à l'amphi.

Il est donc sain de faire chauffer les méninges. Car tout le monde pose, chaque année, les mêmes questions en espérant intérieurement tomber cette fois-ci sur des réponses "renouvelées". Mais voilà que la masse des théologiens fait de la résistance. Aucune évolution, même subreptice. Dieu merci, quelques-uns essaient de relever le gant et d'inviter leurs pairs à des débats (munâzara) et les fidèles à des abandons rituels. Et nous, les simples croyants, nous redoublons d'attention; car après tout, personne n'a le luxe de bouder les soldes...

Même le croyant non pratiquant, est ravi; car chose étrange, les non pratiquants sont en Turquie, ceux qui sont les plus en pointe dans la promotion de la "Réforme" si bien que ça devient un concours. L'un demande la fixation du Ramadan au mois de septembre ou de mars, histoire d'équilibrer les heures creuses et les heures bouffies. Un autre appelle à prier désormais en langue turque (toujours pédagogue, je révèle au passage que les prières se font en langue arabe partout dans le monde islamique même si personne n'y comprend rien). Même l'armée s'y était mise; c'est qu'Atatürk avait imposé cette nouvelle orientation. Atatürk, un homme qui n'était pas, disons pour rester correct, très minutieux dans la pratique (et sa prière mortuaire fut faite en turc).

D'autres se mêlent de l'iftar (repas de rupture du jeûne) gargantuesque que certains musulmans-nouveaux-riches n'hésitent pas à organiser et vont jusqu'à planter des tentes devant les salles de réception pour protester. Et ces frondeurs ne sont pas des vieux de la vieille, les véritables pieux, des barbus jusqu'au thorax, des voilées jusqu'aux dents, les plus conservateurs qui s'opposent à toute forme de démonstration et de gaspillage, non non, ce sont des "déjeûneurs" socialistes et athées... Comme le dit une personne d'esprit, ce sont les "professeurs du département d'islamophobie de la faculté de théologie de Cihangir" ou encore ceux qui perroquettent "je n'ai pas besoin du formalisme, mon coeur est pur" ("gerçek İslam’ın kendi temiz kalplerinde yaşadığını düşünmekten büyük zevk alırlar. Tabii bu büyük paye için hiçbir şey yapmak zorunda olmamaktan da")... Des cocards, comme le dirait un homme sensiblement mal élevé. Je déteste les hommes grossiers...

Pourquoi s'amuser à barber les hommes de religion pour leur arracher des fatwas libérales alors qu'on peut soi-même s'absoudre ? Bonne question. D'autant plus que dans l'islam, point d'autorité religieuse. Mais c'est assez éreintant, pour tout dire. Apprendre l'arabe (le littéraire s'il-vous-plaît !), ouvrir le Coran (parole de Dieu donc), les recueils de hadiths (paroles et gestes du Prophète), les livres d'exégèse (paroles des savants), dégager un temps fou pour l'herméneutique et enfin arriver à une conclusion. Originale si possible. Sinon on tourne en rond. Mais le fait de frapper à la porte des oulémas, c'est aussi plus rassurant. Car les oulémas sont "ceux qui lient et délient" dans la phraséologie islamique, ils endossent LA responsabilité, celle de mener le troupeau. Et on préfère toujours avoir un avis religieux sous la main lorsque Dieu établira le Tribunal dans l'au-delà. "C'est pas de ma faute, Seigneur, c'est lui qui m'a dit que je pouvais...". Tiens, par exemple, dans l'empire ottoman, Mehmet II avait estimé qu'il lui fallait tuer ses frères afin d'assurer "l'ordre public"; mais comme même un débile pouvait lui rétorquer qu'il violerait alors les lois divines, il bâtit sa Loi (kânun) sur le roc et décréta : "Quel que soit celui de mes fils à qui doit échoir le sultanat, il convient qu'il tue ses frères pour assurer l'ordre du monde. La majorité des oulémas l'approuvent. Qu'il en soit fait ainsi" (Nicolas Vatin et Gilles Veinstein, Le Sérail ébranlé. Essai sur les morts, dépositions et avènements des sultans ottomans XIVè-XIXè siècle, p. 152). Je le note sur mon calepin; là-bas, si les audiences sont publiques, je voudrais bien participer aux procès de ces oulémas si astucieux...

Revenons à nos moutons donc. Et aux "remises rituelles". On sait au moins une chose. Aucun théologien n'accepte de discuter sur le postulat, l'existence de Dieu, ni même d'essayer d'apporter des preuves. On croit et c'est tout. Nul ne s'aventurera à avancer la thèse aristotélicienne de la nécessité d'un Premier moteur immobile, l'argument cosmologique de Saint-Thomas d'Aquin, l'argument ontologique de Descartes, l'argument sentimental de Pascal, la postulation de Kant, l'argument physico-théologique d'Averroès ou encore la "névrose obsessionnelle universelle" de Freud. Bon c'est vrai qu'il y eut une exception. C'est qu'on avait eu un temps un mufti, c'est-à-dire l'équivalent d'un archevêque dans la théoriquement-inexistante-hiérarchie-cléricale-sunnite, annoncer à brûle-pourpoint qu'il avait trouvé le secret de l'existence : "il n'y a pas de Dieu !". L'ex-mufti Turan Dursun écrit même un réquisitoire contre la religion dont il avait été un temps le serviteur. Un serviteur précieux par-dessus le marché puisque mufti à 24 ans ! Il fut malheureusement assassiné en 1990. Un autre radical, un Égyptien, Mansour Fahmy avait fini sa vie, méprisé par tous après avoir soutenu une thèse à la Sorbonne en 1913, intitulée "la condition de la femme dans l'islam". Il avait commencé par attendrir : "Nous avons voulu être sincère malgré le déchirement que nous éprouvions à la pensée de froisser involontairement les sentiments de personnes qui nous sont chères" (p. 16). Mais il faut s'attendre à ne pas devenir la prunelle des yeux quand on écrit : "Mahomet légifère pour tous et fait exception pour lui-même (...). En une heure où il revint à sa conscience d'homme, il dut s'apercevoir qu'il lui serait difficile à lui-même de se soumettre aux lois qu'il avait promulguées au nom de Dieu" (p. 28). "Mahomet, qui, pour expliquer ses actes, fait volontiers intervenir Dieu, n'a pas manqué de raconter que le choix qu'il fit d'Aïcha lui fut inspiré par le Très-Haut" (p. 33).

D'autres éminences ont préféré brasser les problématiques de façon moins provocante même s'ils ont été très critiqués. Le livre de Vida Amirmokri, L'islam et les droits de l'homme : l'islamisme, le droit international et le modernisme islamique, présente les thèses du Soudanais Abdullah Ahmet An-Na'im (disciple de Mahmoud Mouhammad Taha, pendu faut-il le rappeler) et de l'Iranien Mohammad Mojtahed Shabestari. Mon préféré reste le dernier. "Les finalités et valeurs primaires formaient l'essence de la mission du Prophète. Pour y arriver, il faut adopter la voie de la phénoménologie historique. La mission du prophète était un phénomène historique. Le regard phénoménologique nous fait découvrir deux aspects de sa mission, soit d'un côté, le coeur de la mission prophétique, l'expérience existentielle du monothéisme et de l'autre côté, le cadre socio-historique de la mission (...). Donc, à toute époque et dans toute société, il faut essayer de découvrir les conditions particulières favorables à la réalisation de l'expérience existentielle du monothéisme ou la véritable foi islamique, pour savoir ce à quoi la croyance en l'Islam nous oblige (...)". Il faut donc remplacer certaines normes coraniques par d'autres "normes qui, dans nos sociétés modernes, pourront mieux réaliser l'objectif premier du message" (p. 147).

Les savants turcs préfèrent se diviser sur les grandes thématiques. Ainsi, on sait depuis longtemps qu'il n'y a plus d'obligation d'utiliser l'arabe dans la prière (Yaşar Nuri Öztürk), que le "sacrifice du mouton" est devenu caduc et qu'il peut être remplacé par d'autres bienfaits (Hüseyin Hatemi), que l'interrogatoire des anges Mounkar et Nakir une fois le corps déposé dans la tombe est un "scénario inventé" (Süleyman Ateş), que l'interdiction du prêt à intérêt ne vaut pas pour les musulmans qui achètent leur résidence principale dans le dâru'l harb c'est-à-dire la terre non musulmane (Mustafa Islamoğlu), que l'interdiction du prêt à intérêt ne concerne pas l'intérêt des banques mais seulement l'usure extorquée au pauvre par le méchant riche (Süleyman Ateş), que la prescription du voile est un pipeau (Zekeriya Beyaz), que le jet de pierres aux trois stèles symbolisant le diable lors du pèlerinage est une invention postérieure (Bayraktar Bayraklı), et caetera pantoufle. Cette année, la "ristourne ramadanale" concernait la prière du tarawih. On s'en souvient l'an dernier, Abdülaziz Bayındır avait déjà soulevé la question mais cette année, l'ampleur du débat a poussé le Diyanet à publier un communiqué pour dire tout simplement, "la prière du tarawih existe bel et bien, fermez-là !". Cool cool...

Continuons dans l'hérésie. En master de droit des pays arabes, j'eus un professeur de droit islamique qui médusa toute la salle en déclarant : "dans le Coran, le jeûne n'est pas une obligation, c'est une option laissée au croyant; soit vous jeûnez soit vous ne le faîtes pas, auquel cas vous nourrissez un pauvre; si ce fut une prescription, Dieu n'aurait pas dit à la fin du verset 184 de la sourate 2, 'savez-vous qu'il est préférable pour vous de jeûner ?'. Cela montre bien qu'Il vous laisse en disposer". Il faut dire que ce professeur adorait semer le doute dans l'esprit de ses étudiants. Il fallait bien tomber dans le piège. Chose faite :

Assez étrangement la version anglaise et la version française du Coran, ici, ne correspondent pas: "2.184. Ce jeûne devra être observé pendant un nombre de jours bien déterminé. Celui d'entre vous qui, malade ou en voyage, aura été empêché de l'observer devra jeûner plus tard un nombre de jours équivalant à celui des jours de rupture. Mais ceux qui ne peuvent le supporter qu'avec grande difficulté devront assumer, à titre de compensation, la nourriture d'un pauvre pour chaque jour de jeûne non observé. Le mérite de celui qui en nourrira davantage ne sera que plus grand. Mais savez-vous qu'il est préférable pour vous de jeûner?". En anglais : "2.184 . ( Fast ) a certain number of days ; and ( for ) him who is sick among you, or on a journey, ( the same ) number of other days ; and for those who can afford it there is a ransom : the feeding of a man in need. But whoever does good of his own accord, it is better for him : and that you fast is better for you if only you know". En arabe : وَعَلَى الَّذِينَ يُطِيقُونَهُ ; autrement dit "ceux qui le peuvent" et non "ne le peuvent". Il n'y a pas de négation. Et la racine طوق signifie "être capable de, pouvoir" d'où le verbe أطاق يطيق signifiant "supporter". En turc : "oruca gücü yetenler üzerine bir yoksulu doyuracak fidye gerekir (...) ama oruç tutmaniz sizin için daha hayirlidir" (Mustafa Islamoglu, Kur'an gerekçeli meal-tefsir, pp. 64-65 et surtout note 4). Et voici la traduction de Denise Masson, "ceux qui pourraient jeûner et qui s'en dispensent, devront, en compensation, nourrir un pauvre". Allez en allemand pour la route : "Und denjenigen, die es zu leisten vermögen, ist als Ersatz die Speisung eines Armen auferlegt". Il avait raison ou quoi mon prof ? Ok ok, j'arrête, on va finir apostat...

C'est ainsi. Des quasi-renégats demandent une réforme de l'islam, des américains agnostiques se déclarent soufis, des musulmans non pratiquants se réfugient dans l'islam du coeur, les ouailles défient les théologiens qui se crêpent, eux, la calotte, le Diyanet confirme le tarawih mais met en avant le côté coutumier et socio-culturel, etc. etc. Chacun campe sur ses positions, chacun défend mal ses thèses et nous autres, brebis ignares, attendons conciles, disputatio et autres sentences fixées une fois pour toute. Et non ! On récolte des encyclopédies. A écrit un tafsir de 2 volumes, B va jusqu'à 12 volumes alors que C fait un pied de nez avec 22 volumes ! Tout cela pour un livre, le Coran... Et vas-y pour ne pas donner raison à Rousseau qui écrivait à Voltaire dans une lettre en date du 10 septembre 1755 : "Recherchons la première source des désordres de la société, nous trouverons que tous les maux des hommes leur viennent de l'erreur bien plus que de l'ignorance et que ce que nous ne savons point nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons savoir". Et quand on sait que le Prophète a déclaré "les divergences d'opinion au sein de ma communauté sont une source de miséricorde". Euh... ouais... Avec 2+12+22 volumes ? Des divergences in petto, on aurait compris mais lorsque chaque mollah fait des trouvailles après 14 siècles, on se dit que ce n'est plus la vérité qu'il recherche mais son heure de gloire. Chacun défend sa soi-disant contribution, dans son coin, dans sa chronique, dans son émission de télé. Islam déficelé, islam défait, islam éparpillé. Le fanatisme se trouve précisément chez les savants. "Ceux qui lient et délient", "ceux qui lisent et délitent". C'est bien cela. Voilà où on a abouti...

vendredi 5 août 2011

Mains au képi. Tout simplement.

En France, je l'avoue, je n'en sais pas grand-chose. Contexte oblige, en Turquie, même l'épicier du coin en est un expert. Des promotions et nominations dans l'armée, je parle. En France, j'ai cru comprendre que le chef d'état-major particulier du Président de la République avait le pied à l'étrier pour occuper le poste de chef d'état-major des armées. C'est l'homme de confiance du chef de l'Etat qui est également chef des armées et tout le monde trouve normal ce "piston". Et même si les terriens sont surreprésentés, les marins y sont arrivés par deux fois. Rien n'est donc réglé comme du papier à musique. En Turquie, on sait au moins qu'il n'y a pas de suspense pour le chef d'état-major particulier du Président. Car celui-ci (Başyaver) est, par tradition, un colonel; il est donc impossible, techniquement, qu'il grimpe rapidement au sommet. Là où il faut être général d'armée.

Du papier à musique, oui. Car l'avancement n'est pas fonction des mérites professionnels. Aucun officier ne récolte directement son rang du champ de bataille. Les hauts gradés, sous couvert de tradition militaire, concoctent eux-mêmes leur liste et toujours selon l'usage, l'autorité civile, à savoir le Premier ministre et le Président de la République (chef des armées), signe les yeux fermés. En France, il y a au moins un semblant d'attente, on fait des pronostics. Exemple : après le départ du général Georgelin en 2010, on s'est sérieusement demandé si le chef d'état-major de l'armée de l'air pouvait prendre la relève. Ou si le commandant de l'armée de terre était mieux à même. Ou s'il fallait encore confier le poste au chef d'état-major particulier du Président. Finalement, c'est ce dernier qui l'a emporté. Un amiral, en plus.

En Turquie, les militaires attendent avec impatience le mois d'août, celui des promotions. Pour le commandement, il n'y avait pas jusqu'ici une "tension". Le tableau était clair, il suffit de lire les biographies : le gouverneur de la région militaire d'Izmir (armée égéenne) ou de Malatya (IIè armée) ou d'Erzincan (IIIè armée) devenait major-général des armées, le major-général des armées devenait gouverneur de la région militaire d'Istanbul (la Ière armée), le gouverneur de la région militaire d'Istanbul devenait chef d'état-major de l'armée de terre et le chef d'état-major de l'armée de terre devenait chef d'état-major des armées. Et jamais rien pour le chef d'état-major de la marine alors même que le pays est entouré de quatre mers; le chef d'état-major de l'armée de l'air, on n'en parle même pas... L'ordre est tellement sacré que le chef d'état-major qui vient d'être nommé hier, a dû patienter quelques heures à la fonction de chef d'état-major de l'armée de terre avant d'être consacré au poste suprême. Histoire de respecter les formes. C'est qu'il était chef de la gendarmerie et ce poste ne sert malheureusement pas à bondir. "Ouf, j'ai mal à la tête !"...

Toutes ces histoires de grades se discutent théoriquement au Conseil supérieur militaire, le fameux Yüksek Askeri Şura alias YAŞ. Le Premier ministre est censé le présider mais comme on le devine, il ne préside en réalité rien du tout puisque les militaires arrivent avec leur liste déjà bouclée au nom de la "coutume militaire" et le chef d'état-major s'assied au même niveau que le chef du gouvernement. Arrivaient et s'asseyait, désormais. On s'en souvient, l'an dernier la résistance militaire avait tourné court, Erdogan refusant la promotion pourtant assurée de certains généraux. Rebelote, cette année. Acte II. Le gouvernement s'habitue à siffloter les mains dans les poches. Et les militaires sont au garde-à-vous ! Fini le respect des conventions...

La semaine dernière, le chef d'état-major, Işık Koşaner, avait jeté l'éponge; c'est qu'il insistait pour que les "promotions d'usage" ne soient pas bousculées. Il voulait au juste que ses 14 amiraux et généraux et 58 colonels détenus dans le cadre des affaires de complot contre la sûreté de l'Etat, ne fussent pas lésés. Car présumés innocents. Il a fait son "boulot", défendre les intérêts de son personnel; de là à démissionner, c'est regrettable. Il s'avère que la loi bloque toute promotion dans ce cas. "La tradition militaire serait négligée", a voulu introduire le général Koşaner. "On s'en fout de la tradition militaire, la loi est claire sur ce point !", auraient rétorqué le Premier ministre et le Président de la République.

Et les trois chefs des armées de terre, de mer et de l'air en ont profité pour rendre l'uniforme avec lui. Au lieu de partir banalement en retraite à la fin du mois d'août, ils ont choisi l'éclat de la démission un mois plus tôt. C'est tellement facile de démissionner quand on a déjà acquis ses droits à la retraite... Et le boutefeu des trois, le commandant de l'armée de terre n'est autre qu'Erdal Ceylanoğlu; celui qui, l'an dernier, avait fait le discret pour prendre la tête de l'armée de terre alors qu'une même crise avait point sur la promotion d'autres généraux et amiraux. Monsieur n'avait pas voulu se solidariser, c'est qu'il lui restait encore un an à cotiser. Aujourd'hui, il se démet au nom de l'honneur. Admire donc ! Oui oui, on a compris; limpide...

Il n'était venu à l'idée de personne de présenter sa démission et ses plus plates excuses pour les fiascos accumulés depuis des années; 13 soldats sont morts, dernièrement. Une occasion honorable (puisqu'il faut en parler de l'honneur) pour se retirer. Pourtant, silence radio. Les généraux ont préféré bouder pour une question de promotion. En pleine recrudescence terroriste, voilà comment marche un cerveau militaire. Au fond, ces commandants ne défendent leur honneur que lorsqu'il s'agit de défendre les droits des hauts gradés, pas des soldats. Quand on vient toujours en retard pour secourir les soldats pris dans le feu des terroristes, quand on plante des postes de gendarmerie au creux des montagnes pour bien attirer l'attention, quand on chasse les mères voilées en temps de paix et on les embrasse en temps de guerre, quand on prépare des plans de coup d'Etat, quand on crée des unités spéciales chargées de liquider des Kurdes trop bavards et trop braillards, c'est là qu'on perd l'honneur. Ce n'est pas en échouant à faire de son ami général de corps d'armée, un général d'armée...

Liquidation, donc. Erdogan a sabré. Par exemple, Saldiray Berk s'attendait légitimement à devenir commandant de l'armée de terre. Pas parce-qu'il a un mérite exceptionnel, non, parce-que c'était le plus ancien à poireauter pour ce poste. Aslan Güner aussi avait droit de rêver et de devenir, je ne sais pas moi, chef de la gendarmerie car deuxième plus ancien. Malheureusement pour eux. Le gouvernement et la présidence ont décidé de les écarter. Et on comprend l'aversion que peut avoir le Président Gül contre le général Güner. Celui-ci commandait la garnison de la capitale et était tenu, à ce titre, d'être présent à l'aéroport à chaque fois que le Président allait à ou venait de l'étranger. Assez bizarrement, aucun journaliste n'avait pu prendre un cliché où le général serrait la main au Président dans le protocole sur le tarmac. C'est que le général était allergique aux femmes voilées; et comme la Première Dame était précisément voilée, on voyait le général sortir du rang afin de ne pas se souiller les mains. Il préférait saluer la chef du protocole qui, elle, était naturellement moderne... Le général qui était encore hier, major-général des armées (c'est-à-dire numéro 2), s'est retrouvé "commandant des académies militaires", autant dire une sinécure. "Rétrogradé", donc. Retour de manivelle. Et c'est bien fait !



L'armée turque étant une "armée mexicaine", on trouve heureusement à chaque coin de porte, un officier prêt à remplacer un démissionnaire. C'est connu. Beaucoup de généraux n'ont rien à faire. Et ils sont incompétents, par-dessus le marché. Depuis 30 ans, aucun chef d'état-major n'a pu mater la "rébellion kurde armée". Mais ils sont tous partis avec les honneurs. On s'en souvient, le chef d'état-major Ilker Başbuğ était parti en retraite en 2010 et avait écrit un livre intitulé "La fin des organisations terroristes" début 2011. Ce n'est qu'en retraite que le général s'était mis à étudier la question. Inactif, ils commencent à s'intéresser à leur coeur de métier, à la polémologie. Un livre qui, d'ailleurs, serait une simple collection d'articles, un plagiat. Il avait mentionné ses propres "réflexions" aussi, ne soyons pas trop sévère. Par exemple, il s'était aventuré à définir ce qu'est un Kurde. Un général anthropologue. Il a fait de l'histoire aussi pour conclure in fine que Saladin n'est absolument pas kurde; il a été linguiste aussi, la langue kurde serait un agrégat d'autres langues, un bordel quoi. Quel est le rapport avec le sujet, je n'en sais rien. Une autre perle, tiens : "le mot Kurdistan n'est pas une référence ethnique mais seulement géographique". Un journaliste malin lui a répliqué : "t'as raison; idem pour la Turquie. Ça n'a rien à voir avec les Turcs, on appelle ce pays ainsi depuis l'âge de glace"...

Et la cerise. La séance du YAŞ est désormais présidée par le seul Premier ministre. Avant, ça donnait cela :

Maintenant :


Que personne ne se méprenne. Le fait est simple : personne ne déteste l'armée. Personne ne veut l'humilier. On a juste envie de la voir dans la place qu'une démocratie normale lui consacre. Envie d'oublier le nom du chef d'état-major. Envie de ne plus le voir accueilli par le chef du cabinet du Premier ministre au bas des escaliers lorsqu'il vient à la résidence du Premier ministre. Envie de ne plus suivre son moindre déplacement. Envie qu'il s'attelle à éviter les "martyrs" dans ses rangs et qu'il cesse de pleurer pour des promotions ratées. On a envie de l'oublier. Car nous sommes dans une démocratie et il n'y a aucune raison pour que les militaires aient une grande visibilité publique. Après tout, peu nous importe de ce qu'il advient au directeur de la sûreté nationale ou au directeur général des forêts. Il a juste à faire son travail. Un militaire ne fait que défendre son pays et ce n'est pas une faveur de sa part; il est payé pour...

Dans ma courte existence, j'aurais été témoin de 1997 et des chars qui grognaient dans les rues d'Ankara pour menacer le gouvernement d'Erbakan et de 2011 et de la démission de l'état-major face à un gouvernement qui a tenu bon; de 1997 et des généraux qui convoquaient les journalistes et les magistrats pour les briefer sur le risque islamiste et de 2011 et de l'indifférence quasi générale pour ce dernier baroud d'honneur; de 1997 et des généraux qui parlaient de faire un "équilibrage de la démocratie" (demokrasiye balans ayari) et de 2011 et des généraux qui tremblent de peur de ne pas obtenir leur galon. On avance vite; et c'est très bien...

lundi 1 août 2011

Bouchées doubles

C'est ainsi. Plus le Ramadan approche, plus le bouillonnement intérieur s'amplifie. Non pas à l'idée de jeûner et de réfléchir profondément sur cet état mais parce-que c'est l'occasion, pour la plupart, de restaurer une ambiance familiale et de boustifailler. Évidemment, personne n'a jamais demandé aux jeûneurs de morver leur mauvaise humeur tout au long du mois sacré. Ou de se promener sur les rives de la mort par solidarité; non non, ce n'est pas une grève de la faim et de la soif. Assurément. Mais ce n'est pas non plus l'occasion de faire comme si c'était la vie ordinaire, celle que l'on mène tout de go, comblé de tout et sans approfondissement spirituel (ou existentiel pour les plus tièdes). Il faut un peu de "rangement", à mon humble avis.

On pitancera, donc. Et c'est, pour le coup, paradoxal; presque inélégant. Votre Dieu vous demande de faire un effort spécial pendant un mois; pas de sexe, pas de boisson et pas de victuailles durant la journée ou presque. Ce commandement visant non pas à vous enquiquiner mais à vous humaniser davantage. Histoire de soumettre le moins pauvre aux douleurs de ses frères dépouillés du plus élémentaire. "Pourquoi n'aide-t-Il pas directement les pauvres par un nivellement par le haut, ton Dieu ?". Une option, effectivement. Mais ça ne nous regarde pas...

L'inélégance, donc. C'est qu'alors qu'on devrait normalement perdre du poids, un ou deux kilos disons, beaucoup en prennent. Certes parce-que le corps se dérègle et qu'il perd son équilibre entre les protéines, glucides, lipides ou je ne sais quelle autre substance. Mais c'est surtout lié aux repas préparés. C'est du scientifique, on mange avec excès après (et avant, en l'espèce) une période d'inanition. C'est bien la raison pour laquelle les spécialistes en diététique et les médecins, qui vont palabrer ici ou là pendant un mois, commencent toujours par cette sentence : "ne faites jamais les courses quand vous êtes à jeun !". Mais comme la meilleure chose que sait faire un païen contre les oukases divins ou scientifiques c'est un pied de nez, d'autres programmes télé donneront des recettes à n'en plus finir pour préparer un "Ramazan sofrası", autrement dit un "repas de Ramadan". Le "repas" et le "Ramadan". Voilà donc à quoi l'on pense en premier dans un mois de jeûne...

Heureusement que Dieu est futé; c'est qu'Il a imposé (?) après l'iftar (le repas du soir) une prière assez longue, qui dure environ 30 minutes (voire une heure si on lit des sourates longues) et qui éreinte, à force de génuflexions et de prosternations, la prière dite du tarawih. Mais requinquante prière qui tombe bien à propos après la bombance du soir, elle fait office d'activité physique...

Quand on pioncera l'estomac lourd et les papilles déjà éveillées pour la mangerie du matin, d'autres mourront. Point besoin de larmes ordinairement, c'est "l'ordre naturel des choses". Mais cette fois-ci, c'est très particulier. Car le mois de Ramadan s'est couplé avec une dure réalité. Ceux qui jeûnent vont avoir à l'esprit, les êtres humains mourant, eux, de faim dans la Corne de l'Afrique. Des vrais. De chair et de sang, si tant est que l'expression ait un sens. Nous avons la désolation de constater que l'esprit même du Ramadan reste malheureusement actuel. Matière à méditer et surtout à agir; le Prophète n'avait-il pas dit : "celui qui dort repu alors que son voisin a faim, celui-là, n'est pas des nôtres !". Coup de semonce ! Quel lourd avertissement ! Et voilà le coup de massue : "Il est tellement de jeûneurs à qui il ne reste de leur jeûne rien d'autre que le sentiment de la faim"...

Ils geignent de colère, halètent de fatigue et meurent de faim. Et nous, nous serons affamés et assoiffés "pour de faux". Car nous mangerons encore plus que d'habitude, encore plus diversifié que d'habitude, à l'aube et au coucher du soleil. Des bouchées de roi. On s'évanouira quelques secondes, on luttera évidemment contre les céphalées. Et on finira le mois par une fête qui dure trois jours et trois nuits. Certes, il n'est pas demandé aux seuls musulmans d'intervenir pour ces corps faméliques et âmes errantes de l'Afrique, ceux qui sont tenaillés par la vraie fringale. C'est un drame qui ébranle toute conscience humaine. Mais si l'islâm a établi une prescription liturgique pour se rapprocher de Dieu en se rappelant ses créatures les plus faibles, c'est bien que l'insouciance est vigoureusement anti-islamique. Bon Ramadan à tous, donc; à passer avec la tristement célèbre photographie de Kevin Carter accrochée sur le frigo. C'est terrible et pénible donc impératif d'agir. En épargnant sa salive et en retroussant ses manches. Bourrative "guerre sainte" à tous !