jeudi 23 décembre 2010

Monomanie

"Si vous considérez cela comme un soulèvement, oui, nous nous soulevons !". Il y est allé franco, Hasip Kaplan. On le sait, l'explosion vient toujours de loin. Un député du BDP, "parti de la paix et de la démocratie", alias le parti kurde. C'est qu'il venait de parler en kurde à la tribune du parlement. L'effroi avait encore une fois envahi les esprits.
On s'en souvenait; en 1991, c'était Leyla Zana qui présentait ses voeux de paix en kurde; résultat : déchéance et emprisonnement. L'époque de la brutalité. Cette fois-ci encore, les nationalistes guettaient, on s'attendait à une crise. Le vice-premier ministre, Bülent Arinç, un pilier de l'AKP, chipa le micro; l'homme le plus calme et le plus sensible du monde politique allait riposter. A sa manière, encore une fois : "Huda ji te razibe", "que Dieu vous bénisse"... Un ministre de la République si jacobine, si assimilatrice venait tout bonnement de parler en kurde, à son tour...

Ouah !, évidemment. Une espérance. Ni mort d'homme ni coup d'Etat militaire sur le champ. Du cathartique à forte dose. On s'est taquiné et la séance a été levée. Le président de l'assemblée a semblé s'énerver un instant, ça a été vite oublié... Ils en ont assez des promesses des uns, des menaces des autres, les Kurdes. Désormais, le droit devra suivre la pratique. C'est que, dorénavant dans le sud-est de la Turquie, la langue kurde "épaulera" le turc, la langue du seigneur. Pour les noms de villages et de rues, les panneaux, les menus, dans les administrations publiques et à l'école. Le slogan est bien prêt : l' "autonomie démocratique au Kurdistan". Des "communes" sont proposées; si si, comme celle de Paris, en son temps. A tous les niveaux : villages, arrondissements, villes, régions. Et elles auront compétence sur tout, évidemment, tant qu'à faire : social, économique, culturel, artistique, sportif, juridique, commercial, industriel, et même militaire et diplomatique. Eh ben dis donc... Un drapeau, aussi... Et tout cela, s'il vous plaît, pour conforter "le vivre-ensemble"... "Ah ça bourre, hein !"

C'est vrai qu'on ne voit pas pourquoi les Kurdes, qui ont autant de "parts sociales" que les Turcs, seraient obligés de vivre dans la langue des Turcs, penser en turc, déclamer tous les matins à l'école "Je suis Turc, je suis droit, je suis travailleur" ou "heureux qui se dit Turc". On a beau leur marteler qu'il ne s'agit pas d'une appartenance ethnique mais d'une affiliation citoyenne, ils ne veulent pas en entendre parler. A raison. Non, c'est non. Et ce "niet" sort de la bouche de près de 2 millions de personnes. C'est tout bonnement un désir de séparation qui ne s'assume pas; et 2 millions de citoyens de la Turquie croient à un tel projet. Ils sont mentalement disponibles pour une telle perspective. Perspective étouffe-turque, on l'a compris...

Tout le monde est contre. Les militaires ont évidemment réagi. "La langue de l'Etat, c'est le turc, que personne ne bronche ! L'Armée est le garant de l'Etat-nation, de l'Etat unitaire et de l'Etat laïque". Ce que fait la laïcité là-dedans, personne ne le sait. Mais c'est comme ça. Un tic. Il faut toujours la mentionner... Heureusement, ça n'a plus le poids de jadis. Le BDP a répondu au tac-au-tac : "d'accord, mais t'es qui toi !"... Chapeau. Et la contre-attaque a été féroce : "dites-nous d'abord à qui appartient les terrains sur lesquels sont bâtis le palais présidentiel et l'assemblée nationale ! Avouez !". Les mauvaises langues disent qu'ils appartenaient aux Arméniens déportés... Coup bas ou coalition des rescapés de la République...

Même les libéraux s'y opposent; car c'est certain, ce projet mènera au divorce. Et on ne voit aucune raison de laisser s'échapper un pan du territoire. Le CHP (un parti social-démocrate, pourtant) ne sait même pas encore prononcer le mot "kurde", c'est simple. D'ailleurs, Kiliçdaroglu promet des usines et une réforme agraire aux "citoyens du sud et du sud-est" (sic). Toujours la même cécité : le problème kurde n'a qu'un aspect économique. On installera quelques bâtiments et on plantera quelques arbres aussi pour faire beau et ça serait bon... Le nationaliste Bahçeli parlait, lui, de "tentative d'insurrection". Ca tombe bien, le procureur près la Cour de cassation a retroussé les manches pour "examiner" la situation.

Les pavés dans la mare se suivent et se ressemblent. Les mêmes craintes, les mêmes doléances, les mêmes syncopes. Évidemment, je n'ai rien contre tout cela, moi. Les débats, je veux dire. Qu'ils parlent le kurde. Qu'ils l'apprennent avant tout; même Öcalan n'en parle pas un mot. C'est dire l'urgence et la pertinence du besoin. Et les Lazes parleront leur langue, aussi. Les Ossètes, aussi, tant qu'à faire. Les quelques Arabes, les Arméniens. Et les juifs, il faudra prévoir un clavier hébreu. Les langues, ce n'est pas ce qu'il manque en Turquie. Les descendants du Caucase sont, à eux-seuls, un casse-tête.

Les rues d'Istanbul sont pleines de "café" et de "restaurant", par exemple; en français et en anglais. C'est chic, c'est branché, c'est "normal". Si bien que l'armée n'a jamais haussé le ton, à ma connaissance. Car chaque commerçant est maître de son enseigne; l'épicier et le restaurateur doivent pouvoir apposer des noms en kurde, rien de plus normal. Les panneaux, les menus, les villes en kurde, que c'est beau... Et on parlera en espéranto entre nous; une occasion d'apprendre une nouvelle langue. Un Ossète saluant son voisin kurde chez le médecin laze dans un quartier arménien. Oui oui, c'est bien ça; l'espéranto. Et quelques pieds de nez en direction du Turc qui passerait par-là... On s'éclatera. L'assemblée nationale ressemblera à l'assemblée générale des nations-unies; avec des casques sur la tête, on s'écoutera et on débattra de l'avenir d'un pays qu'on aura toujours en commun. Les traducteurs trouveront du travail. Et moi je me mettrais une fois pour toute à apprendre correctement l'ossète. Pourquoi pas, quand j'y pense. Au sud-est, par exemple, les instituteurs feront cours en kurde; les mathématiques en kurde, ça doit être un régal. Je choisirais l'option oubykh, moi, histoire d'emm..... tout le monde...

Kurde, langue officielle ? Aucune idée. Je ne suis pas un intellectuel moi, je n'ai pas à réfléchir sur de graves sujets. Certains craignent une franche babel qui mènera en dernière analyse à un éclatement du pays. Du si beau pays. D'autres fustigent les doléances kurdes pour une seule raison : une haine anti-kurde. Une aversion. Des "croquants", comme on le sait. "Kıro". Certes, leurs propositions peuvent irriter; c'est bien plus qu'un "food for thought" ou un "brainstorming". C'est une probable séparation territoriale. Mais c'est comme ça. Et ils ont le droit de l'exprimer. Sa mise en oeuvre est une autre question.

Ce qui me préoccupe moi, c'est le bonheur de l'individu. Les nations, les communautarismes, les groupes : des concepts et c'est tout. Mais je ne peux que m'interroger : et si ce Kurdistan "libéré" tombe dans le système archaïque des chefferies. Où l'on comprime l'individu avec autant d'entrain que dans un État jacobin. Et si les Kurdes échappant à Ankara, tombent dans les mains de quelques séides cruels. Faut-il le rappeler, l'organisation tribale existe dans cette zone. L'individu étouffe. Des mailles du jacobinisme aux griffes de la féodalité locale, ça serait dommage... Le bébé et l'eau du bain, toute une subtilité. A quoi aurait servi la "libération" ? A se soumettre à d'autres seigneurs ? La servitude peut-elle être un programme politique ? Une politique ciblée sur l'individu kurde et non le groupe ne serait-elle pas plus bénéfique quand on sait que seulement 2 des 15 millions de Kurdes votent pour le BDP ? Un Kurdistan sous la férule du PKK sera-t-il respectueux des droits de l'Homme ? Pourquoi, alors, avoir menacé le plus grand intellectuel kurde, Orhan Miroglu, pour avoir osé parler autrement ? Juste quelques interrogations sincères, c'est tout...

vendredi 17 décembre 2010

La France des musulmans...

Une cinquième mosquée à Moscou, nous a annoncée Vladimir Poutine. A "nous", les musulmans. Une identité au-dessus des nations. Car tout musulman, même tiède, se réjouit de l'érection d'une nouvelle mosquée dans un coin quelconque de la planète. Et les mosquées pullulent. Lâchons donc un provoquant "elhamdulillah", "Grâce au Seigneur". Provocation, oui. Car celle-ci est une déclinaison de la liberté d'expression. Célèbre arrêt Handyside : la liberté d'expression "vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture, sans lesquels il n'est pas de société démocratique".


Inquiéter les musulmans est devenu LE sport national, dans ce pays. A des lois faites sur mesure, à des stigmatisations incessantes, à des bouches copieusement baveuses, nous sommes confrontés. Ça tombe bien, on annonçait des "Assises internationales sur l'islamisation de nos pays", organisées par des extrémistes. Il faut en discuter, évidemment; pas de censure. Liberté d'expression. Islamisation, en effet; la charia s'est substituée au code civil, la messe de rentrée des parlementaires se fait désormais à la mosquée de Paris, les vacances scolaires sont calquées sur le calendrier islamique, les mosquées sont financées par les collectivités publiques, les filles croyantes sont libres de porter un voile au lycée, les appels à la prière font concurrence aux sons de cloche, les abattages rituels se font aisément à chaque coin de rue, et le meilleur pour la fin, la France a fait officiellement acte de candidature pour intégrer l'Organisation de la Conférence islamique. Une islamisation, en effet...

C'est comme un slogan : le père était antisémite, la fille est anti-musulmane. Un raccourci que nous imposent les cercles de la bien-pensance. Sans doute. La fille ratisse plus large, nous disent d'autres : le fond antisémite gonflé d'une aversion anti-musulmane (et non islamophobe, ce n'est pas du tout la même chose). C'est qu'elle brille, ces temps-ci : les musulmans occupent le territoire. Ils prient sur les trottoirs. Il faudrait mettre fin à cette scène, au nom de la laïcité. Encore celle-ci; encore une fois violée. La laïcité, nouvelle égérie des frontistes. Parmi lesquels on trouve également des intégristes chrétiens, va falloir m'expliquer...


Comme on nous demande de "dégager" des rues, à juste titre, on se met à rêver; elle ira au bout de son raisonnement et demandera plus de mosquées. Que nenni ! Alors c'est quoi la solution ? "Votre assimilation coco !"... Fabius disait que Jean-Marie posait les vrais questions mais apportait les mauvaises réponses; eh bien, la fille a bien repris le flambeau...


Robert Ménard le dit clairement, lui, sans se frotter à de grands principes; c'est ringard, terre-à-terre, limite fasciste mais c'est sincère : "je n'ai pas envie qu'il y ait un minaret dans tous les villages de France". Ça n'a pas à être sanctionné juridiquement, c'est une simple pathologie humaine. Le rejet de l'autre. Voir une église à chaque coin de rue ne me dérange pas moi, personnellement... Encore une fois, c'est la panique ; on entend PPDA conseiller aux musulmans de vivre leur religion dans leur for intérieur, "une religion se vit avec soi-même"... On a les mêmes dans tous les pays : en Turquie, ce sont les nationalistes qui avaient fait la moue lorsque l'église d'Akdamar et le monastère de Sumela furent rouverts; dans les pays arabes, c'est le même refrain. Le fond de la pensée est clair : ce n'est pas la laïcité qui est en cause; c'est la "tradition chrétienne de la France". Leurs amis turco-arabes ne disent pas autre chose : la construction d'églises et de synagogues est contraire à la "tradition islamique du pays". Les racistes n'ont pas de pays...

Évidemment CFCM, CRIF, PS, MODEM, PCF se sont indignés ou ont condamné. L'UMP ne savait pas encore comment réagir; la question est ardue, il s'agit de soutenir les musulmans... Le Premier ministre était un peu plus poétique, lui : "il ne faut pas tomber tête baissée dans toutes les provocations". Bien sûr. Mais quand c'était Georges Frêche qui disait des choses sur le "pas très catholique" Fabius, François Fillon épatait : "Il y a des mots qu'on ne veut plus entendre dans notre République, il y a des mots qui blessent, il y a des mots qui trahissent la vulgarité de la pensée, il y a des mots qui ne font pas partie du vocabulaire des républicains et des démocrates (...), le racisme est une menace permanente pour notre pacte républicain et les dérapages des responsables politiques quels qu'ils soient (...) doivent être combattus et ne peuvent pas être tolérés car ces dérapages font céder les digues que les républicains (...) ont construit pour lutter contre le racisme et l'antisémitisme, chacun doit nettoyer devant sa porte (...)". Un des plus beaux textes de la République. Franc et massif. Ça, c'était pour une attaque antisémite. Et pour une déclaration anti-musulmane, on a comme une évaporation; Monsieur le Premier ministre, donc : "Nous devons être fermes sur le fond et, en même temps, nous ne devons pas être dédaigneux à l'égard des Français qui cherchent dans des solutions radicales une issue aux problèmes qu'ils rencontrent". Merci quand même...

Qu'on le veuille ou non, des mosquées vont être érigées dans ce pays; elles vont essaimer dans tout le territoire. Car la France est un pays démocratique respectueux de la liberté religieuse. Et il s'avère que beaucoup de musulmans y vivent; rien de plus normal que de leur permettre de prier leur Dieu. Maurice Colrat avait osé en 1922 : "Quand s'érigera, au-dessus des toits de la ville, le minaret que vous allez construire, il montera vers le beau ciel de l'Ile de France qu'une prière de plus dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses ". Applaudissements !


Même un professeur de droit comme Sami Aldeeb, ignorant le raisonnement juridique de base, peut lancer une initiative sur l'idée de réciprocité : "pas de mosquée en Occident tant qu'il n'y a pas d'église en Orient". Donc pour faire simple, un musulman parisien doit attendre que les restrictions que subissent les minorités chrétiennes dans la plupart des pays arabes soient levées pour pouvoir ériger son lieu de culte ! Et ça s'appelerait un raisonnement. Défendu par un professeur de droit... C'est vrai que M. Aldeeb est devenu "professeur des universités" à 60 ans sans passer par l'agrégation (mais par la petite porte, le Conseil national des universités), on peut comprendre que ses capacités ne sont pas formidablement élevées mais de là à ce qu'il agisse en militant chrétien intégriste avec une casquette de "professeur de droit", c'est une impudence. Le Sieur propose rien de moins qu'un chantage, une réciprocité dans la violation des droits de l'Homme; il va falloir rouvrir les livres de première année...


On ne nargue personne; on ne fait de pied de nez à personne; on ne dérange personne. Mais on reste déterminé : des mosquées seront construites; car c'est un droit. Et bonne nouvelle, les conversions se multiplient. A notre grande joie. Les extrémistes n'arrivent pas à comprendre une chose : les générations présentes n'ont plus la peur des primo-arrivants. Ils sont prêts à hausser le ton et revendiquer leurs droits. Des mosquées seront donc construites. Des mosquées-cathédrales, même. La pusillanimité, c'était pour les immigrés des années 50-60. La patience va changer de camp. C'est dans l'inquiétude qu'on va avancer. Handyside coco... On n'a pas oublié la sortie de Mélenchon en 2005 sur la loi sur le voile : "Écoutez ! Notre manière de vivre, à nous les Français, c'est qu'on ne met pas de voile à l'école !". Eh bien, on changera de manière de vivre car les musulmans sont là, dorénavant. Nous, des Français. Salâm Aleykoum...

samedi 11 décembre 2010

Démocratie aux oeufs...

Un sacré culot, il faut le reconnaître. Lancer des oeufs aux dirigeants n'est pas une tradition en Turquie. Il est déjà indécent de leur couper la parole. On n'arrive même pas à crier de loin, c'est dire. Une tarte en pleine tronche, jamais. Rien qui devrait fâcher. Pas de bousculade, non plus. Les Turcs ne savent pas manifester pour la bonne raison qu'ils ne savent pas se manifester. Défendre une cause, connaissent pas. Vaut toujours numéroter ses abattis. Ça dégénère à coup sûr; morts et blessés à profusion. Une turquerie. Le général Evren n'avait-il pas justifié son coup d'Etat de 1980 par l'anarchie ambiante et l'effroyable bain de sang qui en était résulté...

En 2001, en pleine crise économique, un commerçant en faillite avait jeté par terre, sa caisse enregistreuse et ce, à quelques mètres du Premier ministre de l'époque, Bülent Ecevit. Le tremblotant Ecevit s'était à peine tourné pour s'en rendre compte; ses gardes du corps étaient déjà à l'oeuvre, pas besoin d'un dessin... En 2006, on s'en souvient encore, les ministres AKPistes qui avaient osé participé aux funérailles du conseiller d'Etat tué par un soi-disant islamiste (aujourd'hui on sait que l'assassin présumé agissait au nom de l'Ergenekon) avaient dû cavaler. C'est que la foule kémaliste voyait dans leur arrivée, un ultime pied de nez; et en direct, les ministres hagards devant, les cameramen ravis à côté, les citoyens enragés derrière, on avait admiré l'état d'avancement de notre démocratie... Le ministre de la justice avait dû, tout bonnement, brûler la politesse...


Eh bien, dorénavant, nous sommes modernes. Des hommes politiques "oeuvés", il nous faut nous habituer à croiser. Pas d'omelette sans casser des oeufs. La démocratie, coco. C'est le président de la Cour constitutionnelle qui a ouvert le bal; un des plus grands démocrates de Turquie, pourtant. Tant pis. Lors d'une conférence, un étudiant dont on n'a toujours pas compris ce qu'il voulait, lui a gentiment lancé des oeufs. Monsieur le Président s'est tu un instant et s'est immobilisé jusqu'à ce que son garde du corps déplie un parapluie blindé.


Et le libéral Kiliç a tenu à détendre l'atmosphère une fois que le trublion fût débarqué, "notre ami a fait usage de sa liberté d'expression mais d'une manière un peu grossière". Et il avait raison; protester est un art. Combattre les idées d'une personne ne signifie et ne saurait signifier insulter cette personne ou le maltraiter physiquement. Encore moins le menacer. De jeunes kémalistes avaient lancé une corde en direction de deux journalistes libéraux qui discutaient dans un panel. Démocratie...


Et il ne manquait plus que les énarques aussi, "fassent l'oeuf". Une conférence est organisée à la faculté des sciences politiques d'Ankara, alias Mülkiye, l'ENA de la Turquie. C'est d'abord le secrétaire général du CHP, le professeur Süheyl Batum, qui tente de parler. Il doit discourir sur la Constitution; mais les escarmouches ne se font pas attendre. Le "social-démocrate" Batum se la joue démocrate un instant; les étudiants en profitent pour électriser encore plus l'ambiance. Le social-démocrate explose, que veux-tu : "Ce que vous faites c'est du fascisme, vous ne me laissez pas parler !". Notons-le, "c'est du fascisme".

Le professeur Batum est remercié et on introduit un autre conférencier, le professeur Burhan Kuzu, député de l'AKP, et président de la Commission des affaires constitutionnelles à l'assemblée; une des figures les plus mesurées et les plus drôles de Turquie. Tant pis. Le social-démocrate avait été simplement enquiquiné; le professeur Kuzu est criblé, bombardé, d'oeufs. Rebelote les parapluies...



Le Sieur Kuzu, fidèle à son tempérament, a préféré lancer :"espèce d'écervelés, si vous aviez mangé ces oeufs, vos cerveaux seraient plus développés !". Et il a appelé le doyen de la fac à la démission; motif : ne pas étouffer l'agitation dans l'oeuf... Le président de l'assemblée nationale s'en est ému, aussi : "quand je pense que ces types sont nos futurs préfets, diplomates et autres hauts fonctionnaires !".

Heureusement, une délégation d'étudiants a rendu visite à ces deux hommes politiques pour leur présenter leurs excuses. Et le Sieur Batum a profité de l'occasion pour virevolter : "je n'ai jamais dit fasciste"; c'est juste qu'on l'a vu prononcer ce mot en direct. Mais on ne s'énerve plus évidemment, les kémalistes sont ainsi. C'est la pratique inaugurée par le nouveau chef, Protée Kemal : il ne faut jamais prendre ses déclarations à chaud; il se rétracte toujours quelques jours plus tard...

En réalité, la colère vient de loin. La semaine dernière, le Premier ministre avait reçu tous les présidents d'université à l'occasion d'un séminaire de travail. Et les étudiants voulurent y participer. Des étudiants. Histoire de mettre de l'ambiance. Et ils avaient des doléances, c'est certain. Mais ils étaient jeunes, bouillants; criailler derrière des banderoles n'était pas triquant. Allez hop agitation et bastonnades des forces de l'ordre. Une jeune femme enceinte a fait une fausse couche. Et elle est devenue l'emblème de la contestation étudiante. En tout cas pour les soixante-huitards et les quelques consciencieux. Le Premier ministre a soutenu "ses" policiers et fustigé les étudiants, "ils ne savent même pas pourquoi ils protestent, la vérité est que ce sont des gauchistes !". Eh ben tant qu'à faire. D'autres en ont profité : "si elle est enceinte, elle n'a qu'à rester chez elle et toc !", "d'abord elle n'a pas à être enceinte à 19 ans !", "ouais, surtout si elle n'est pas mariée, bien fait !"...

On ne va sûrement pas refaire une théorie; la liberté d'expression et de réunion est sacrée; elle peut être limitée certes, mais pas à force de horions; j'eusse été freudien, j'aurais évidemment dit que les flics sont sexuellement frustrés et qu'ils essaient de corriger leur insatisfaction en se défoulant sur tout ce qui bouge; je le suis, évidemment. Freudien, je veux dire. Mais c'est surtout un juriste qu'on a besoin d'entendre : ça tombe bien, l'ancien juge turc à la Cour européenne a pris la peine d'énumérer les articles de la CEDH qui ont été violés : l'article 10 sur la liberté d'expression, 11 sur la liberté de réunion, 5 sur la sûreté et 3 sur la torture et les traitements inhumains ou dégradants. Des têtes tombent dans d'autres pays...

Les jeunes britanniques aussi, manifestent. Contre le triplement des droits universitaires. Ils ont bien raison; ils ont même "touché" la Rolls du prince Charles, occupé à se rendre au théâtre.


Et on a aperçu Camilla prête à jouer la Marie-Antoinette, "qu'est-ce qu'ils se passe ? Une révolution ?", "non poupée, une révolte !"... Personne n'a eu un membre cassé, à notre connaissance. Démocratie; la vraie...

Evidemment, la position personnelle peut être autre; ce n'est pas un mystère, je n'ai aucune sympathie pour les mouvements d'étudiants. Je suis de la génération du 21 avril 2002 et du CPE en 2007 et durant les troubles, "j'ai vécu" comme dirait Pompidou. Aucun engagement. Ni mon tempérament ni un passe-temps. C'est étrange mais les premiers qui mènent la fronde dans ces moments-là sont toujours les mêmes. Typologiquement, je veux dire. En 2002, tout le monde se demandait si la première de la classe qui était, en même temps, une grande humaniste, allait participer aux manifestations. Eh bien, non, présente. En 2007, on faisait cache-cache avec les perturbateurs qui interdisaient l'accès aux amphis; un jour, ils avaient tout bonnement attaqué la salle où notre prof tentait d'assurer son cours; les "manifestants" nous semblaient bien étranges; on les avait croisés certes mais quelque part au fond de la classe... Anecdote, c'est tout. Aucune insinuation...

Churchill aurait dit : "celui qui n'est pas socialiste à 20 ans n'a pas de coeur; celui qui est socialiste à 40 ans n'a pas de tête". C'est étrange mais la présidente du Medef turc vient de dire à peu près la même chose : "la jeunesse, c'est l'opposition". On appelle cela le "thought-terminating cliché". Les moins distingués préfèrent "connerie". Je m'inscrits évidemment en faux contre cette fadaise. Je me vante plutôt d'avoir eu la sagacité de ne pas rêver à 20 ans. Le "romantisme révolutionnaire", c'était à 14 ans. Et d'ailleurs, "vous n'avez pas le monopole du coeur"... Oups ! Pardon Mitterrand. Quoique socialiste, il ne l'a jamais été; ni à 20 ans, ni à 40 ans...

samedi 4 décembre 2010

Deux et deux font cinq

Les Suédois, toujours aussi polis. Si suaves, si sensés, si humanistes. L'Ombudsman des discriminations vient enfin de rendre sa "sentence"; nos "Gerin et autres" avaient parlé de l'affaire dans leur rapport (p. 71). Celle de l'étudiante qui voulait porter un voile intégral cependant qu'elle aspirait à poursuivre ses études. Elle rêvait. Évidemment, des bâtons dans les roues, elle dut affronter. Les laïcistes sont partout, mon petit. Les "sauveurs de femmes-qui-refusent-obstinément-les-lumières" faisaient encore les rabat-joie. Mais la liberté religieuse devait triompher. En Suède, surtout.

Lisons-la, Mme Katri Linna : « interdire à une élève (en l’occurrence d’une école de puéricultrice) l’accès aux cours pour la simple raison qu’elle porte un niqab en classe est contraire aux principes contenus dans la loi sur les discriminations, notamment en matière religieuse ». Et elle est taquine, Madame : « La protection des droits fondamentaux constitue l’une des valeurs fondamentale sur lesquelles est basée notre société. A la différence d’autres États qui, au moyen de règles ou d’interdictions, entendent guider la conduite de leurs citoyens en matière religieuse, la Suède a choisi de respecter le principe de libre expression, par ses ressortissants, de leurs convictions religieuses ». Guider la conduite de ses citoyens, voilà bien une pique lancée en direction de la "France de Gerin et autres"...

Mais le parti libéral suédois joue le rôle de l'UMP, là-bas; le ministre de l'intégration, Erik Ullenhag a fait l'intéressant : « Ma détermination en sort renforcée : nous devons revoir la réglementation en vigueur afin que les chefs d’établissements scolaires et les enseignants puissent décider en toute connaissance de cause quelle attitude adopter dans l’hypothèse où des élèves voilées sont présentes dans les classes ». Poupin qu'il est. Une loi sur la vêture, encore une fois. Celle des musulmanes, évidemment, inutile de préciser. C'est que, elles seules, enquiquinent le monde.


Et c'est avec tout le poids de la doctrine libérale que le Sieur Ullenhag pontifie. Le ministre de l'éducation, qui est en même temps le chef des libéraux, partageait déjà cette idée, ça tombe très bien. "Communication oblige", avait-il éructé. "Regarder son interlocuteur dans les yeux". Avec la belle dentition qu'il a, c'est comme une blague. "J'arrive pas à me concentrer quand il parle, mes yeux glissent vers ici, voilà, là, exactement". Un peu comme Louis de Funès en face du flic au poireau...


En France, il faut le noter, pour une fois que la laïcité est appliquée à bon escient, une enseignante voilée a été licenciée. En bon libéral que je suis mon cher Erik, je m'oppose à l'obligation de neutralité vestimentaire imposée aux agents publics, mais c'est une autre question. De lege ferenda. Or de lege lata, on ne peut que prendre acte de cette sanction. "Juste" sanction. Conforme au jus. Laïcité implique neutralité du service public et par ricochet, neutralité de ses agents. Malheureusement. La nouvelle secrétaire d'Etat chargée de la jeunesse et de la vie associative avait tenté un baroud d'honneur, on s'en souvient. C'était précisément sur cette histoire de neutralité. Elle présidait la HALDE. Depuis, elle est ministre de la République. Laïcité, une fois.


La transe continue. Il est de coutume, comme on l'a remarqué, d'extirper le mot "laïcité" à toute personnalité musulmane qui apparaît sur l'espace public. Nora Berra, celle qui avait vaillamment protesté contre un ancien garde des Sceaux quelque peu évaporé, était la suivante pour déclarer, devant la France entière, sa flamme à la laïcité républicaine (celle qui n'a rien à voir avec la laïcité juridique) : la laïcité devient "la garantie du bien-vivre ensemble", est placée "au sommet de toutes les valeurs", implique "une lecture des textes pour voir comment cette religion [l'islam] doit s'intégrer au sein de notre société". Le meilleur pour la fin : "ce qui m'a choqué ce n'est pas qu'il [Pascal Clément] dise qu'il ne faut pas de minarets, c'est qu'il compare les minarets et les tours de cathédrales"... Dire qu'il ne faut pas de minarets n'est donc pas, en soi, choquant; je note... Membre du gouvernement, elle est. Comme l'autre musulmane qui disait qu'il fallait non seulement bannir le voile intégral mais également le simple voile... Une République qui s'en prend, tous les quatre matins, aux musulmans de ce pays; et ce sont les membres musulmans du gouvernement qui sont les plus fervents; la coutume, encore une fois ou le zèle des nouveaux convertis... Laïcité, deux fois.

Il est si difficile de dire haut et fort que ce qu'a dit Clément l'an dernier et ce qu'avait dit de Gaulle en son temps ("Colombey-les-Deux-Mosquées") sont illégitimes dans une démocratie réellement laïque ? C'est tout simplement une pathologie : le "complexe du musulman parvenu". Toujours ce besoin d'être plus royaliste que le roi. De Gaulle avait dit une connerie, point.


Un sésame. Si bien qu'un esprit français se fanatise, à force. L'occurrence devient absurde. On s'en souvient : la loi sur le voile intégral prévoyait une médiation de quelques mois. La République voulait d'abord tenter le prosélytisme laïciste avant d'imposer sa solution. Car c'était pour le bien de ces petites demoiselles si promptes à se soumettre à une spiritualité aussi anti-républicaine. Le Gouvernement avait mûrement réfléchi; et s'était résolu à confier cette médiation à une association surreprésentée dans les banlieues, respectée par tous et assez impartiale pour convaincre dans la joie et la bonne humeur : Ni Putes Ni Soumises. Être futé, ça s'appelle... Et comment furent appelés ces "missi dominici", devine ? Stop, c'est bon : "Ambassadrices de la laïcité et de l'égalité hommes-femmes". Joli, non ? Hein ? Le "et" semble séparer la laïcité et l'égalité hommes-femmes mais c'est tout le contraire qu'il faut comprendre; c'est un "et" enveloppant. Laïcité devient libération de la femme. Du mâle et de Dieu. Je l'ai déjà dit, elle est jalouse, la République... Laïcité, trois fois.

Le glissement du sens s'opère sabre au clair, dorénavant. Les poids lourds du NPA n'avait-il pas banni la candidate voilée aux régionales au nom précisément de la laïcité et du féminisme ? Madame vient de claquer la porte, à son tour. Non, je comprends qu'une femme voilée, a priori soucieuse de son image auprès de son Seigneur, refuse d'adhérer à un parti qui prône l'athéisme; c'est logique. Moi-même, adolescent, avant d'être royaliste, je souhaitais devenir laguilleriste; je n'étais pas païen, non, j'étais adolescent. Je refaisais le monde. Seul, évidemment. Ma célèbre suffisance. "Non" avait dit je ne sais plus qui, il faut participer à la révolution. Ouaich ouaich. Avec ? Bah les trotskistes. Ah ouais ? J'avais lu quelques papiers sur eux et la réserve à l'égard de la religion avait attiré mon attention. Ah, j'y tenais à mon Dieu ! Et qu'est-ce que j'allais dire à mon père, ils étaient bien marrants, eux, les camarades ! Je suis Ossète moi, mon ami, la hiérarchie est sacrée chez nous, allez, bon courage, ciao...

Yok anacim, la laïcité dérègle les sens; en Turquie, par exemple. On savait que l'armée était prête à tout pour elle. Wikileaks nous l'apprend, nos vaillants généraux bombaient le torse devant le diplomate américain, "ah si on veut, on intervient, coco, si on reste dans nos casernes, c'est une faveur de notre part !". Bon, on a compris, eux, ils sont irrécupérables. Mais quand Jean-Paul Costa trébuche sur la question, on s'inquiète. Non non, pas Caroline Fourest, Monsieur Costa, le président de la Cour européenne des droits de l'Homme. On connaît la jurisprudence de la Cour sur la question du voile, elle a tort, au moins on le sait. Et ses arrêts ne contiennent aucun argument juridique robuste à se mettre sous la dent. Mais de là à ce que son président perd ses moyens lorsqu'il est interrogé sur la laïcité, il y a une grande différence. C'est un Français, on l'aura compris. Il a d'abord tremblé...

A une journaliste turque qui lui demandait si l'abrogation de l'interdiction du voile dans les universités était contraire à la Convention européenne, Costa répondit : "la laïcité fait obstacle à la levée de l'interdiction, il faut que vous changiez votre Constitution; si vous ne voulez plus de la laïcité, nous aviserons et changerons notre propre jurisprudence car nous envisageons les situations en fonction des pays". Voilà bien un scandale. Même le président de la Cour européenne n'a pas encore compris que les affaires sont traitées sous l'angle de la seule Convention européenne et non du droit national des pays ! A quoi ça sert d'aller à Strasbourg pour lire, in fine, sa propre Constitution...


La journaliste, qui a bien bossé son dossier, attire alors l'attention sur la laïcité française qui ne postule aucune interdiction au niveau des universités; Costa rétorque : "oui mais la laïcité française n'interdit pas les signes religieux à tous les échelons ! En réalité, ça semble confus ce que je dis mais nous ne faisons que raisonner sur la base de la conception nationale de la laïcité". Eh ben ! Il ne faut le dire à personne mais j'envisage de faire une thèse de droit l'an prochain; mon sujet porte précisément sur cela : "la Convention européenne des droits de l'Homme et le relativisme national" ou pour faire plus style, "Contribution à l'étude de la marge nationale d'appréciation". Un rêve pour l'instant. Késako ? La laïcité devient un principe supra-conventionnel pour on ne sait trop quelle raison et chaque État peut désormais violer la liberté religieuse en bonne conscience dès lors qu'il le fait en application de "sa" laïcité ! Depuis quand la marge nationale d'appréciation est-elle devenue un quitus pour violer un droit conventionnellement garanti ? On rêve encore une fois car celui qui parle raisonne en français. Il est en transe, vous l'avez compris, le mot laïcité a été prononcé... Un grand homme, certes. Il part en retraite, d'ailleurs. C'est bien dommage... Laïcité, quatre fois.


Il n'est pas difficile de le deviner; la juge turque Mme Işıl Karakaş ne partage pas le raisonnement juridique de la Cour; on sait que l'ex-juge, celui qui donne désormais des leçons de démocratie dans sa chronique dans Milliyet, était fermement attaché à la laïcité turque. Costa l'avoue : il y a une laïcité à la turque et une laïcité à la française. Danger, nous disons : le laïcisme a supplanté la laïcité. Pour un fervent défenseur de la laïcité comme moi, on se désole. On rage même. La juge turque a enfin redoré l'image de la laïcité, la vraie. Il ne reste plus qu'un autre bon juriste soit nommé à la place du partant français. Un "islamophobe" a estimé Taha Akyol, la figure du libéralisme en Turquie. En France, le professeur Gilles Lebreton n'y avait pas été de main morte, non plus : "la Cour se méfie de l'islam lui-même, qu'elle considère comme une religion intrinsèquement dangereuse". Au revoir Monsieur Costa, sans rancune... Laïcité, cinq fois.