mardi 30 mai 2023

(4) Chroniques du règne de Recep Ier. L'apothéose

"Vous n'allez tout de même pas sacrifier votre leader pour des patates et des oignons", avait-il lancé à ses esclaves affamés. Il ne croyait pas si bien dire. Ils obtempérèrent. L'Empereur fut porté au pinacle pour la troisième fois consécutive. Un exploit que seule une opération du Saint-Esprit pouvait expliquer. Le Sultan-Calife Recep Ier et l'Impératrice Emine furent les premiers étonnés de tant de servilité. Du haut de leur palais, ils saluèrent une foule amassée aux portes du sérail. La capitale sortait de sa longue pâmoison. Le Roi des rois triomphait !  



Sa victoire était une énième bénédiction du Ciel. Dieu soit loué, les terroristes avaient perdu; les pédérastes avaient perdu; l'Occident avait perdu; Israël avait perdu. Alhamdoulillah. Certes ses vassaux les plus fieffés formèrent un aréopage assez biscornu mais Ankara valait bien l'appui de cette drôle d'engeance. Le nationaliste kémaliste, Devlet Bahçeli dit le Sibyllin, abhorrait le xénophobe kémaliste, Sinan Oğan dit la Girouette, ancien dissident rallié in extremis. Lui-même avait horreur de l'islamiste-oummatiste Zekeriya Yapıcıoğlu dit le Kurde, qui tenait, lui, en mésestime l'islamo-nationaliste, Mustafa Destici dit le Cornichon, assez réservé vis-à-vis de l'islamiste fantasque Fatih Erbakan dit l'Automate. Et tous ces braves gens détestaient cordialement le patriote de gauche, Önder Aksakal dit le Dindon...


Le Souverain, toujours aussi fielleux, profita de son discours du Trône pour vilipender les opposants qui s'entêtaient à ne pas reconnaître sa magnanimité. Il promit d'interdire le soleil au sieur Selahattin Demirtaş alias Selo, embastillé pour ses accointances avec les coupeurs de route. On ne savait plus trop exactement pourquoi cet infâme pourrissait au cachot mais on s'en foutait un peu, révérence parler. Il renouvela aussi l'anathème qu'il jetait de manière périodique contre les millions de "terroristes" qui refusaient de lui vouer leur vie...

Le Reis était un as de la politique. Il mobilisa tout ce qu'il put. Dieu en personne fut convoqué à ses meetings dans les mosquées. Il avait même clos sa campagne électorale à Sainte-Sophie. Celle qu'il avait contribué à rouvrir. Ses ouailles l'observaient avec émoi; aimaient sa démarche de bon aloi, chérissaient son surmoi et vénéraient sa voix. Il était l'Ombre d'Allah. Tous les barbus du royaume se mobilisèrent pour défendre leur foin, euh leur foi.

C'en était donc fini de son opposant. Kemal, un citoyen issu de la minorité alévie et kurde, avait osé lorgner le trône. Peu charismatique, sans carrure, humble à un point pathologique dans une contrée orientale qui aime les alphas, il promit de déserter le sérail aux 1000 pièces pour se réfugier dans le palais modeste du feu Empereur des empereurs, Kemal Ier. Les Turcs l'envoyèrent dans les poubelles de l'histoire car il n'était ni "pieux" (dindar), ni "leader mondial" (dünya lideri), ni adepte de "prestige" (itibar). Qu'espérait donc ce type lambda qui promettait du pain et de la justice depuis sa cuisine...



Le Padishah avait certes été peu fair-play mais qui était honnête dans ce bas-monde ? Recep Ier n'était pas dupe. Il entendait les murmures et les réclamations. Le menu peuple parlait des prix, de l'injustice, du népotisme, du favoritisme, de l'arrogance, de l'enrichissement d'un clan, de l'instrumentalisation de la religion. Il le savait. Il compulsa alors les manuels de psychologie sociale pour rebondir. La recette était simple : il fallait mentir. Il créa de toutes pièces une menace extérieure pour serrer les rangs et il se mit à le marteler dans les meetings, les rencontres et les émissions. Et il en avait de la chance, les chaînes du pays lui étaient dévouées...



La fin justifiait tous les moyens. Même les plus outrageants. On ne fit pas dans la dentelle. Plus c'était gros, mieux ça passait. On mit donc en circulation une vidéo montrant le citoyen Kemal entouré des généraux du PKK, ce groupe terroriste qui rongeait le pays depuis plus de 40 ans. La populace goba ! Le communicant de Sa Grandeur ricanait comme une hyène. C'est qu'il était un bon adepte du maître en la matière, le diable Goebbels... Un leader fort. Une dose de haine et d'agressivité. Des boucs émissaires dans l'exogroupe. Et des séides enragés à l'assaut des moulins à vent. Un plan bien ordonné. Ajouté à cela, le système clientéliste qu'il avait mis en place. Et hop, tous les autres soucis de la vie furent ainsi balayés : l'inflation, l'injustice, l'indélicatesse. Même le séisme de février fut effacé des mémoires. Mieux, Sa Munificence osa même lancer l'adjectif "voleur" contre son adversaire, connu pour son extrême probité. Un culot qui laissa sans voix la Première Dame, qui, penaude qu'elle était, dut baisser la tête...

La manipulation avait atteint son but. On conspuait, caillaissait, chassait les partisans du sieur Kiliçdaroglu. 

L'Éminentissime Sultan entamait ainsi le Grand Siècle Turc. Il rempilait pour cinq glorieuses années. On le disait cacochyme. On le disait lunatique. On le disait absent. On le disait téléguidé par un clan. Peu importait. Il avait réussi un tour de force. Avec lui, la Révolution anatolienne imprimait ses normes et ses valeurs dans l'espace public. Jadis enfouie, la platitude s'affichait désormais sans gêne. C'était là le paradoxe suprême de son succès, qui dérivait d'une rétrogradation. De meneur d'hommes, il devint berger d'un troupeau

L'ascension avait conduit à une glorification échevelée. Il avait ensorcelé toute une frange du royaume. Les djinns n'auraient pas fait mieux. Comme le disait le sieur Voltaire, "L'esprit humain, au réveil de son ivresse, s'est étonné des excès où l'avait emporté le fanatisme". Leur Livre saint ne disait pas autre chose dans son si bien-nommé verset "Les coalisés" : "Et ils dirent: 'Seigneur, nous avons obéi à nos chefs et à nos grands. C'est donc eux qui nous ont égarés du droit chemin'." L'Empereur et ses sectateurs firent fi de ces belles paroles. Ils avaient un monde à conquérir, des butins à se partager, des ennemis à cingler. Ils étaient invincibles. En l'an 2023, Recep Ier avait réussi ce qu'aucun de ses prédécesseurs n'avaient réussi : il avait ouvert les portes de l'enfer et embarqué avec lui des millions de fidèles, enchantés par ses psalmodies...

mercredi 15 février 2023

(3) Chroniques du règne de Recep Ier. "C'est le Jugement dernier pour ce pays-là. Il n'y a manqué que la trompette..."

Gravas, décombres, miettes, poussière, béton, immeubles défoncés, murs porteurs, matériaux, grues, pelleteuses, matériel, équipes, effondrement, amoncellement, déblaiement, acharnement, aboiement, caméra thermique, radars, appareils de découpe, lampes, chiens, espoir, survivants, obstination, voies entendues, "Au secours !", "Vous m'entendez ?", sauveteurs, recherches, corps, "possibilité de vie", "présence humaine", défaillance, incurie, angoisse, larmes, chaos, colère, silence, froid glacial, miracles, vie, mort.

Chaque mot du champ lexical de l'apocalypse résonna lugubrement durant des jours et des jours. Un séisme titanesque, des scènes dantesques et une confusion ubuesque s'étaient produits dans le pays du Grand Turc. En l'an 2023, il n'était toujours pas possible de prévoir la date et la magnitude des phénomènes sismiques. Le 6 février, on eut donc droit à une vue anticipée de la fin du monde. Une image compendieuse, parmi tant d'autres, hanta les esprits, celle où un père, Mesut Hançer, tenait fermement la main de sa fille Irmak, morte sous les décombres...

Enterrés vivants...

Dieu savait éprouver, une expérience insondable et immémoriale. Et la plupart de Ses créatures réussirent à endurer, une expérience ineffable et mémorable. Qui en donnant des leçons de résilience aux experts de l'âme comme cet homme qui empoigna un cadavre comme un croque-mort endurci et alla se plaindre sans geindre; qui en se préparant dignement à la mort comme cette femme qui égrenait les sommes qu'elle avait empruntées, à destination de ceux qui, par hasard, trouveraient son téléphone...


L'émotion fut planétaire. Amis et ennemis se pressèrent au chevet du pays. Même les Hellènes accoururent. Récemment, le Sultan les avait menacés, pourtant. "Nous pouvons intervenir subitement une nuit", avait-il lancé. Au temps pour lui, les sauveteurs grecs étaient en Turquie dès l'aube. Leur chaîne publique émut jusqu'au plus nationaliste, en ouvrant son journal par une déclaration d'amour...


 

 


 

Le grand mufti fit retentir des "salâ" dans tout le pays; une démarche qualifiée de maladroite par les derniers païens du royaume. Ils ne comprenaient pas pourquoi on lança cet appel, habituellement vocalisé pour annoncer les décès, en pleines opérations de sauvetage. On brisait ainsi le moral des personnes sous les décombres. On leur rappela tout simplement qu'on était musulman et qu'il s'agissait là d'une forme de catharsis. Les fatalistes s'en tenaient aux 3 P, prier, psalmodier, pleurer...

Les "potes" au taquet..

Fort heureusement, des héros remuaient ciel et terre. Les plus hardis organisaient, récoltaient, distribuaient. Le troubadour Haluk Levent mit son association Ahbap ("pote" en turc) en ordre de marche. Il réunit tous les artistes et tous les donateurs dans son expédition. Son dévouement fut tel qu'il accumula plus d'argent que l'agence officielle chargée de gérer les catastrophes, la mal nommée AFAD...

Les vautours s'amassèrent rapidement autour du pactole. Sa Majesté Impériale, très troublée de voir des billets lui passer sous le nez, trancha dans le vif. Toutes les pépètes de l'empire devaient revenir à l'AFAD. Les partisans de Sa Grandeur en furent tellement requinqués qu'ils commencèrent à harceler les âmes bien nées. L'économiste Özgür Demirtaş, qui se gavait de potions pour rester éveillé et retweeter le maximum d'appels à l'aide à ses millions de followers, en prit pour son grade par l'une des prêtresses du régime. À la fin, il fulmina contre cette tigresse acariâtre...

C'est que dans les nations mal faites, les conflits bloc contre bloc finissent toujours pas gâcher la concorde nationale. Le contexte turc, éristique, se prêta prestement à l'exercice de démonisation de l'Empereur. À peine la terre trembla que les dames et sieurs de l'Académie Twitter décochèrent les piques contre l'Ombre de Dieu sur ladite terre. Or, le Roi des rois était un véritable "hallâl-ı müşkilât", un homme capable de résoudre le moindre problème. Et voilà qu'on ne le respectait plus !

Le Sultan se renfrogne...

Chacun, esclave de son mode de vie amniotique, prit part au pugilat numérique. Les caïds critiquaient, les idémistes répétaient, les diseurs de rien approuvaient. L'atmosphère, déjà poussiéreuse, s'infesta à tel point que Son Immensité siffla la fin de la récréation. À peine avait-il fait déclencher l'état d'urgence de niveau 4 qui permettait de solliciter l'aide internationale, qu'il se retourna contre les ennemis de l'intérieur, incapable qu'il était de rester une minute sans détracteur. 


Il rugit contre les "haysiyetsiz", "şerefsiz" et "namussuz". Les vendus, les salauds, les ordures, en somme. Quoi, alors ? Osait-on parler d'incurie, d'impréparation, de négligence alors que la catastrophe avait défié tous les pronostics ? Le visage fermé, il abreuva de fiel, comme à sa noble habitude, tous les rouspéteurs. "Le jour venu, on ouvrira le livre des comptes". Que voulait-on franchement ? C'est Allah en personne qui avait planifié le drame. C'était le "kader", "le destin"...




"Pas vraiment", avait osé répondre le théologien en vue, Nihat Hatipoğlu, qui, pour une fois de sa vie, avait élaboré une phrase sensée. En réalité, le Padischah, qui était versé dans les choses religieuses, savait qu'il forçait le trait. Car lui-même avait révélé le fond de sa pensée en 2003, deux mois après son accession au poste de Premier des ministres. Un séisme avait frappé Bingöl. Comme il était encore tout frais et qu'il avait des prédécesseurs à blâmer, il s'en donna à coeur joie...

Le pouvoir se raidit...

Depuis, l'Etat, c'était lui. Tout ce qu'il faisait était donc bien. Dieu soit loué, le directeur en charge des télécommunications, Ömer Abdullah Bey, dit le fils de Karagöz, se précipita pour ralentir Twitter. Le vice-ministre des transports et de la communication, Ömer Fatih Sayan Bey, convoqua les dirigeants de cette décharge publique et leur intima de bannir certains comptes. Officieusement, évidemment. Officiellement, il s'agissait de leur "rappeler leur responsabilité envers notre pays à la suite de ce désastre"...



Car les opposants se plaignaient. On critiquait l'Empereur à tout-va. Le crime de lèse-majesté se généralisa. On diffusa en masse ses propos ainsi que des vidéos officielles qui faisaient la promotion des "imar affı", ces amnisties pour la régularisation des habitats. Lesdits habitats qui s'effondrèrent conformément à la volonté divine. La désinformation devait donc cesser. Certains zozos évoquaient l'impact sur les opérations de sauvetage car Twitter permettait de relayer les besoins des victimes. Tout le monde, les proches, les sauveteurs, les journalistes, les citoyens, se ruèrent sur les VPN. Le temps avait beau être compté pour les victimes coincées sous les décombres, la réputation du Sultan en valait la peine...
 
Ses vassaux copièrent son style et commencèrent à parler tel des imams. "Dieu", "le destin", "l'endurance" revinrent souvent. Jadis, adversaires du régime, les gazetiers et les responsables pro-Recep Ier avaient des accès de lucidité. Ömer Çelik, son porte-parole actuel, avait tenu des propos très durs contre l'État lors du séisme de 1999. C'est connu, dans l'opposition, on peut tout dire; dans la majorité, on ferme sa gueule. Les journaux n'allaient pas de main morte non plus. "L'État sous les décombres", "Les criminels", "Le peuple délaissé". Autant de manchettes qui, aujourd'hui, auraient provoqué liquidation...



C'est que la peur était partout. Le rescapé, qui venait de sortir de l'enfer, était presque penaud, de peur de froisser l'Empereur. Les proches trop irrévérencieux étaient superbement ignorés. La reporter Tuğba Södekoğlu de la chaîne Show TV, le présentateur Fuat Kozluklu de la chaîne publique TRT, le journaliste Sertaç Murat Koç de la chaîne TV100 continuèrent à trémoler tandis qu'un citoyen tentait de leur expliquer son drame...


24 années après le séisme d'Izmit, on se rendit compte que personne n'avait prévu la gestion de crise pour les premières 24 heures. Les interventions furent tardives, les évacuations aléatoires. Chacun récupéra sa dépouille comme il put, sur sa mobylette, dans sa voiture... 



Le bal des faux-culs...

L'ancien président de l'AFAD fut rappelé d'urgence de l'ambassade où il avait été muté. L'actuel directeur des opérations, Ismail Palakoğlu, un théologien, disparut de la circulation. Sa Magnanimité l'avait nommé le mois dernier; sans jeter un oeil sur son CV...

Tandis qu'un ballet macabre s'exécutait sur les amas de béton et de ferraille, les politicards de tous bord s'écharpèrent. Les opposants atterrirent rapidement sur les lieux pour tirer à boulets rouges sur les majoritaires. Les chefs de ligue Kılıçdaroğlu, Akşener, Babacan, Davutoğlu, İnce, Özdağ surfèrent sur la colère des petites gens. Haptophobiques pour certains, ils restaient de marbre, sans aucune parole de réconfort, sans aucune étreinte. L'épouse de l'ancien Premier des ministres, Madame Sare Davutoğlu, médecin de profession, s'affaira à soigner les survivants. Elle était la seule "femme de" à servir à quelque chose... 

Le coalisé Devlet Bahçeli, originaire d'Osmaniye pourtant, l'une des villes frappées, resta chez lui. Mieux, une semaine après, il réapparut avec une morgue à couper au couteau. Il insulta le maximum de personnes que son souffle vacillant lui permit de faire avant de proclamer que "partout où vous regardez, partout où vous marchez, l'État est présent, domine et sert dans toute sa majesté, toute sa dignité, toute sa souveraineté"...  

Pied de paysan et chaussure de seigneur ne vont de compagnie...

Du côté des dominants, les déclarations à l'emporte-pièce, visqueuses et poisseuses, se multiplièrent.  

Le vice-Empereur, Fuat Oktay, s'en prit aux édiles d'Istanbul et d'Ankara qui avaient mobilisé leurs engins. "Vous croyez quoi ? Que c'est une mairie qui va faire ce que l'Etat ne peut pas faire ? Pour qui vous prenez-vous !", pesta-t-il. Un homme nommé, sans aucune légitimité populaire, sermonna des élus dont la seule faute était de vouloir venir en aide...

La fameuse Leyla Şahin, députée dont le voile fit l'objet d'une jurisprudence à la Cour européenne des droits de l'Homme, qualifia le chef de l'opposition de "véritable catastrophe"... 

Une ancienne députée du parti au pouvoir, Nursel Kocabaş Reyhanoğlu, s'en prit elle au maire d'Istanbul, qu'elle traita de "laquais anglais". Elle faisait partie d'une famille de constructeurs immobiliers, on comprit vite sa panique...

Le vice-président de l'AKP, Nurettin Canikli, préféra triturer son portable alors qu'un rescapé le réprimandait...

 

Le bouffon du roi en titre, Mehmet Metiner, devint tout bonnement schizo. Il écrivit une première missive où il rassura sa ville de naissance Adiyaman, ravagée. "Nous avons notre Reis", clama-t-il avant de supprimer son tweet et d'en partager un autre, implorant de l'aide, lui aussi prestement caviardé...



Le sinistre de l'intérieur, Süleyman dit le Noble, s'en prit à la mairie de Hatay, aux mains de l'opposition : "ils ne nous ont même pas aidés pour enterrer les morts, ils veulent sans doute nous mettre dans l'embarras", éructa-t-il. On apprit dans la foulée que le maire Lütfü Savaş avait alerté les autorités deux semaines auparavant... 

Le comble fut l'attitude du gouverneur d'Adiyaman, Mahmut Çuhadar. Acculé dans sa préfecture par une foule en colère, il s'entoura de ses cerbères et décocha l'un de ses sourires de hyène qui d'ores et déjà s'inscrivit dans les annales des rires méphistophéliques. Le jour d'après, à bout, il dut fuir la ville...

                
Quelque temps plus tard, c'est le bras droit de Sa Grandeur, Numan Kurtulmuş, qui fut pris en flagrant délit de gaieté avec d'autres valets. "Pillage politique", "instrumentalisation d'une image instantanée dans laquelle je participais à la douleur et aux sourires des victimes du tremblement de terre", tenta-t-il d'esquiver, offrant à la postérité le concept de "sourires des victimes"... 



On appelle miracle quand Dieu bat ses records...

Dieu soit loué, les survivants sortis des décombres calmèrent quelque peu les ardeurs. Des miracles s'opérèrent.

On tabassa aussi des voleurs, des rescapés qu'on prit pour des pilleurs ou des Syriens, c'était tout comme. Les flics de Turquie bastonnaient à qui mieux mieux. Les gens bien éduqués, comme le père du code pénal turc, osèrent rappeler qu'on était toujours dans un État de droit, personne n'avait envie de les écouter. On réussit aussi à coffrer certains des constructeurs qui vendaient jadis des "bouts de paradis" et qui s'apprêtaient à fuir l'enfer qu'ils avaient eux-mêmes provoqué... 

C'est la faute à Voltaire...

Le désastre fit des dizaines de milliers de morts. Les propos du sieur Voltaire, dans le royaume de France, après le séisme de Lisbonne en 1755 tombaient bien à propos : "Quel triste jeu de hasard que le jeu de la vie humaine ! Que diront les prédicateurs, surtout si le palais de l'Inquisition est resté debout ?". Ils ne dirent rien. Ils prièrent pour l'âme du Sultan. Son palais aux 1000 pièces ne pouvait être ouvert aux survivants, question de sécurité. On fit main basse sur les dortoirs des étudiants qu'on renvoyait chez eux jusqu'à la fin de l'année... 

Le géologue Celal Şengör dit tout haut ce que tout le monde pensait tout bas : "Recep Ier a totalement échoué !". Mais il le dit en allemand, dans un journal allemand, de peur d'être inquiété. Le fin mot de toute cette tragédie revint au plus grand comique du pays, Cem Yilmaz : un homme bien, c'est vraiment autre chose...



Le leader de l'opposition de Sa Majesté, Kemal Kiliçdaroglu, lança un "oust !" phénoménal lors d'un point presse. S'en prenant au Souverain d'une manière peu amène, il qualifia son propagandiste en chef, le sieur Fahrettin Altun, de "Goebbels dévitaminé". Ce dernier, d'une rare servilité, avait en effet mis en branle toute une machinerie à faire pâlir le diable; alors que des survivants tentaient encore d'émerger des décombres, un documentaire fut mis en circulation : il amortissait les critiques futures en jouant sur la thématique bien commode de la "catastrophe du siècle" inéluctable... 

La révérence...

"Il est vrai que nous n'avons pas été en mesure de conduire nos interventions aussi vite qu’espéré", finit par reconnaître l'Immaculé national quatre jours plus tard. Si le Grand Bâtisseur avait 10 raisons de se vanter, les 9 concernaient les routes, les immeubles, les hôpitaux. La pierre. Soufflée par un séisme. En 2021, l'Éminentissime avait promis : "Nous irons sur la Lune en 2023 !". La terre en personne tira le tapis sous ses pieds...


Dans ce brouhaha général, on apprit que son ancien rival et néanmoins bienfaiteur, le kémaliste Deniz Baykal, rendit l'âme paisiblement pendant son sommeil. C'est lui qui avait ouvert les portes du pouvoir au Sultan. Et un jour de drame, il s'éclipsa le premier. On avait cette drôle d'impression d'assister à la fin d'une époque...

dimanche 12 avril 2020

(2) Chroniques du règne de Recep Ier. Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens !

Depuis que Sa Majesté l'Empereur Recep Ier avait expédié des masques et des flacons d'eau de Cologne à chacun de Ses sujets, le virus en prit pour son grade sur les terres du Grand Turc. Tout le monde se mit à prier pour l'âme du Sultan; sans aller à la mosquée, naturellement, tous les temples du royaume étant cadenassés. Les mécréants, eux, se débattaient comme ils pouvaient. Dieu leur avait infligé l'une de ces calamités qu'ils connaissaient si bien de leur livre à demi sacré. Pour une fois que l'occasion s'y prêta, on ne bouda pas son plaisir et on railla à satiété les nations européennes, d'ordinaire si policées, qui en étaient à quémander des bouts de tissu, à chiper les pièces d'étoffe du voisin et à fricasser les économies qu'elles n'avaient même pas.


Chaque jour, le ministre de la santé, Koca Fahrettin pacha, égrenait le nombre de morts, de malades et de guéris. Les yeux bouffis et rougis d'extrême fatigue, il restait fidèle au poste. Il commençait même à devenir un véritable phénomène; tel un authentique homme d'État, il parlait chiffres à l'appui. Toute idée de polémique lui était indifférente. Médecin de formation, il exhortait la populace à respecter ces fameux gestes barrières. Le gouvernement de Sa Majesté n'avait certes pas encore imposé un confinement général mais il restreignit la liberté de circulation des enfants et des vieux. Cette stratégie des "deux bouts" visait à tarir la propagation de la bête invisible.


Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il apprit que le sinistre de l'intérieur, Süleyman pacha dit le Noble, décréta un couvre-feu de deux jours dans la grande majorité du pays à minuit pétant. L'arrêté fut publié à 21h. Paniquées, les masses se ruèrent dans les échoppes. La nation assista, médusée, à des scènes de furie, d'indiscipline et de pugilat. Les efforts de "distanciation sociale" furent ruinés en moins de deux heures. Chose inédite, les populistes de droite se mirent à insulter le peuple avec le même entrain que le firent jadis les populistes de gauche. La patrie rendit un hommage unanime à feu Aziz Nesin, écrivain qui, le premier, avait proclamé que 60% des Turcs étaient stupides. Acculé, le premier flic de l'Empire fit son mea culpa et démissionna dans la foulée. Mais Sa Magnanimité refusa son retrait et le confirma dans ses fonctions.


De leurs côtés, les parlementaires les plus vaillants continuèrent à siéger. Ils n'avaient qu'un seul ordre du jour : vider les geôles du royaume. Car les taulards avaient beau être des scélérats, ils n'en restaient pas moins des êtres humains. Et, comme tout homme, leur dignité appelait un peu de miséricorde face à une épidémie qui fauchait tout sur son passage. Sa Grandeur avait néanmoins fixé des lignes rouges : les délinquants sexuels, les assassins et les terroristes furent écartés de l'amnistie. Dieu merci, on avait opportunément qualifié de terroristes, des dizaines de milliers d'opposants, d'universitaires, de professeurs, de femmes au foyer, de journalistes et de bienfaiteurs. Fort ironiquement, on apprit au même moment qu'un gueux dénommé Emre Günsal fut envoyé en détention pour avoir cru faire de l'humour en dépeignant le Sultan des Sultans Kemal Ier comme un alcoolique.


L'un des plus féroces détracteurs de Son Immensité, le député Gergerlioglu Bey, remua l'assemblée comme il put. À chaque séance, il brandit des photos de détenus à la tribune; il mobilisa l'académie Twitter; il supplia ses collègues mais en vain. Une élue du clan au pouvoir, Zengin Khanum, s'indigna de tant de commisération et ne put retenir sa colère : "Que voulez-vous ? Qu'on libère les putschistes et les terroristes du PKK ?". Elle fut rapidement rencognée dans son extravagance. Une parlementaire de la ligue kurde se demanda si on voulait que le député captif Baluken Bey mourût dans les fers, on entendit des rangs de la majorité, "qu'il meure !". Comme un écho à la réponse du directeur-adjoint chargé des affaires sociales de Constantinople qui avait lancé un "Crève !" effroyable à une gitane qui se plaignait de ne pas pouvoir mendier pour nourrir sa marmaille. Il fut démis. 

Ce fut sans doute là l'extériorisation d'un sentiment de démonisation, cher à cette géographie du monde. Celui d'anéantir physiquement l'opposant. Opposant qui ne fait que geindre alors que la Providence lui a offert le Roi des Rois. Ce genre de dialectique avait, depuis fort longtemps, infesté tout l'Orient au point qu'un adversaire se transformait rapidement en traître, en sous-homme et, finalement, en virus, perdant ainsi toute dignité. On en fut l'amer témoin dans le sandjak de Diyarbekir, lorsqu'une mère reçut les ossements de son fils dans un colis. L'expéditeur en était le gouverneur de Tunceli, où ce coupeur de route, membre du PKK, avait été abattu. Face au tollé, il assura que la réglementation avait été respectée... 

mardi 31 mars 2020

À bâtons rompus...

Ses "califes" omeyyades, abbassides, ottomans montaient des palais et descendaient des hommes à qui mieux mieux. Si, le Jour du jugement, le Prophète ne leur crache pas à la figure, alors je n'ai rien compris à l'islam.
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Soumettre des peuples, conquérir des terres au nom d'Allah, voilà bien des aventures étrangères à son dessein. Les procès d'outre-tombe des sultans ottomans, de leurs cheikh ul-islam et de leurs astrologues seront d'un régal voluptueux pour les figurants de l'Histoire que nous sommes.


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Tous les Turcs dévots tiennent pour acquis le droit qu'a leur leader tant adulé de bâtir un palais et d'ériger une mosquée-cathédrale pour rayonner dans le concert des nations. Entretenir le prestige du pays n'a jamais été un pilier de l'islam, ce me semble. Ou alors Muhammed était bien naïf.
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L'appel à la prière retentit dans une mosquée d'Allemagne, le bigot turc pleure. Un être humain crie à l'injustice dans son propre pays, le bigot turc zappe. La forme l'émeut, le fond l'enrage. La définition même d'une vie gaspillée en marge du Coran.
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A-t-on vraiment besoin de mosquées magnifiquement décorées ? La réponse fut tellement évidente que le prophète de l'islam ne s'était jamais posé la question. Pensez comme lui et vous serez lynché.
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L'islam est une religion, ni une culture ni, encore moins, une civilisation.
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On vit à une époque où l'accès au codex est immédiat et l'accès au Message, médiat. On psalmodie le Coran comme on fredonnerait une chanson chinoise; le son est tout, le sens est rien.
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La religion est une corvée pour beaucoup. Si ce n'était qu'il faut être reçu au paradis, ils s'en débarrasseraient avec une crânerie inouïe.
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La mère turque, à rebours des idéologies en vogue, ne vit que pour deux choses : sa couvée et son foyer. Sa maxime préférée ? "Tu verras quand tu seras parent !". Sa crainte ultime ? "Que vont dire les autres ?". Sa monomanie incurable ? "T'es où ?". Sa sainte parole ? "Yavrum".
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Une mère n'oublie jamais. Un malheur pour elle, un bonheur pour l'enfant.
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Le Temps s'écoule pour ceux qui aiment la vie, il s'écroule pour ceux qui aiment l'au-delà.
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Heureusement que les barbus vénèrent Alija Izetbegovitch sans le lire. S'ils se mettaient à feuilleter ses écrits, ils le répudieraient aussi vite qu'ils l'ont adoré.
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Le mouvement Gülen a été, dans l'histoire, la première tentative des musulmans de monter un lobby islamique à l'échelle planétaire. Comme tout lobby, il a fauté; comme tout musulman, il a péché.
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Les gülenistes et les islamistes sont les deux faces d'une même pièce; ils ont en commun de prendre trop au sérieux la vie d'ici-bas. Leur seule différence réside dans le tempérament : les premiers sont des sectateurs à l'âme caudataire, les seconds sont des fonceurs à l'esprit sommaire.
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Le Turc a cela de particulier qu'il est un séide avant d'être un individu. À défaut de se forger des opinions, il embrasse des passions. Qu'il soit erdoganiste, güleniste, islamiste, kemaliste ou nationaliste, il préfère l'ivresse du groupe à la rudesse de la conscience. Chacune de ces chapelles est une bande organisée.
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La couardise est la plus grande caractéristique du Français. Il aime rouspéter mais seulement dans l'anonymat d'une foule.
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Dans un débat d'idées, celui qui professe ses convictions de manière tapageuse est un fanatique qui a peur de sa liberté.
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Pauvre Jésus, s'il lui prenait l'envie d'accélérer la parousie, il se pâmerait d'épouvante à la vue de son vicaire habiter un palais en hiver, un castel en été, ses serviteurs se sodomiser à l'ombre des églises et ses ouailles bricoler une foi rachitique avec un peu de Marie, un morceau de Saint-Suaire et beaucoup de mythologie...
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Si 1/10è des crimes commis par les prêtres l'avait été par les adeptes d'une "secte", la face du monde en eût été changée...
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Qu'est-ce qu'un grand romancier, au fond ? C'est un styliste qui enfante des métaphores pour occuper la marmaille humaine.
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La seule arrogance qui vaille est celle de l'écrivain. Ses sentences nous libèrent.
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Un Etat laïque est un Etat dans lequel le péché des uns n'est pas un délit pour tous.
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L'anglais revigore. Le français épuise.
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Dans une démocratie, le peuple est invité à tourner les pages, non à les noircir.
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L'amour n'est rien d'autre que le désir bestial en costume de bal.
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L'homme qui déflore une femme est toujours son dernier amant.

dimanche 22 mars 2020

En attendant Godot

Ce fut, pour ainsi dire, la drôle de guerre version 2020. Du jour au lendemain, les médecins devinrent généraux, les généraux devinrent soignants. Les citoyens se terrèrent dans leur tranchée et se morfondirent dans un embêtement exquis. Tout fut à leur portée, des livres aux denrées, des jeux aux réseaux, des enfants aux animaux, mais ils ne parvinrent pas à tuer le temps. Car l'esprit, accoutumé aux délices de la liberté depuis Voltaire, Rousseau et compagnie, était enchaîné. On ne savait plus s'ennuyer. Et surtout, comme le dirait Zola, "il y avait [désormais] entre eux un nouveau lien, la mort toujours présente"...

Après les élections municipales, le chef de l'État décréta un confinement général. Sa stratégie, à la va-comme-je-te-pousse, fut unanimement taxée de bancale. Ce fut comme le Carême qui succède au carnaval, sans transition. Ses ministres multiplièrent les suppliques et les sanctions. Celui de l'Intérieur imposa des amendes aux "imbéciles". Celui des Affaires étrangères prescrivit de la "patience" aux Français bloqués à l'extérieur. Celui de la Santé hérita d'une pagaille et fit ce qu'il put faire. Sa devancière fut traînée en justice pour négligence. Il faut dire qu'elle avait quitté son poste en pleine tempête pour devenir l'édile d'une ville. Une "mascarade", de son propre aveu...

La mort rôdait. L'Ange Azraël avait étendu son manteau sur le globe. Un spectre traversait la planète, fauchant par-ci, terrorisant par-là. Le fantôme, qui mesurait 1000 fois moins qu'un cheveu, réussit à terrasser la planète entière. L'Empire du Milieu avait atteint, là, le summum de l'exportation. Un "virus chinois", avait habilement tranché le président américain. On avait tous eu envie de lui donner raison mais on préféra rester poli. Finalement, c'est l'Iran et l'Europe qui furent sévèrement touchés. L'Europe, à la limite, on comprenait; à chaque crise mondiale, c'est elle qui trinquait. Mais l'Iran ? Pour une fois qu'il n'avait enquiquiné personne... 


On se mit tous à l'hygiène. Si bien que les chrétiens s'adonnèrent aux ablutions à la mode islamique, les musulmans se réfugièrent dans les solutions alcooliques et tout le monde se salua à l'orientale. Les enfants étaient séparés de leurs mémés qui, Dieu merci, pouvaient sortir leur chien. Les couples eux-mêmes craignaient la promiscuité. Sans le dire, les autorités espéraient au moins que de ce mal, sortirait un bien : une armée de Capricorne en décembre 2020-janvier 2021. Le million de docteurs, d'infirmiers et de pharmaciens fut envoyé au casse-pipe. Les masques manquaient. Le gouvernement l'avoua du bout des lèvres...

Puisqu'une calamité avait cerné l'humanité entière, les soutaniers de toutes les religions s'auto-convoquèrent également qui pour apaiser, qui pour effrayer. Sa Sainteté fut le plus généreux : il accorda l'indulgence aux victimes. Avec une foultitude de conditions certes, mais le geste était là. Les imams fermèrent les mosquées même pour la très canonique "prière du vendredi". Personne n'osa broncher. Il faut dire que l'entêtement n'avait plus aucune utilité. C'était le branle-bas généralisé, on n'avait plus l'énergie de s'écharper. Nos fors intérieurs étant vides, on se tourna vers le monde réel. Les eaux s'assainirent. La qualité de l'air s'améliora. Le chant des oiseaux devint mélodieux. Les mauvaises langues dirent que la Nature prenait sa revanche, une terrible revanche. Le silence des espaces infinis fut effrayant...

samedi 31 août 2019

Une vie

S'il ne fallait retenir qu'une seule chose de notre passage sur Terre, ce serait que le démon a détruit des milliards d'existences factices pour en provoquer quelques unes de plus fermes. De vraies vies. De celles que les âmes déchues béeront sur les rives du Styx. Comme cet ange qu'était la mademoiselle Baptistine Myriel de Victor Hugo : "toute sa vie, qui n’avait été qu’une suite de saintes œuvres, avait fini par mettre sur elle une sorte de blancheur et de clarté, et, en vieillissant, elle avait gagné ce qu’on pourrait appeler la beauté de la bonté".

Pouvait-on dire qu'elle avait vraiment vécu ? Que nenni ! Sans folâtrerie, sans incartade, sans péché, on n'a pas vécu. Les oukases divins ont cela de particulier qu'ils existent précisément pour susciter des névroses. À peine le corps s'anime-t-il à la vue d'un vice que l'âme se voit chuchoter des leçons de vertu. La conscience, cette branche divine ancrée en chacune de ses créatures, se plaît à faire la morale. Toujours par effraction. Toujours de manière indue. Toujours sans crier gare. Un censeur qui puise sa légitimité dans la création même. 

Car la création est un immense jeu d'échecs entre Dieu et Satan. "Je les guetterai sur Ton droit chemin, puis je les assaillerai de devant, de derrière, sur leur droite et sur leur gauche de sorte que Tu en trouveras bien peu qui Te soient reconnaissants" (7 : 16-17), promettait l'ennemi du genre humain. Genre humain qui, ultime paradoxe, lui a offert un arc de triomphe. Même ceux qui, pendant le pèlerinage à La Mecque, lui balancent pierres, cailloux et babouches... Quand la majorité est dans l'erreur, il y a sans doute quelque mérite à rester loyal.  

Mais une bonne âme est précisément bonne parce qu'elle a frayé avec les âmes damnées. Sans ces milliards d'existences factices, sacrifiées pour les besoins de la cause, les existences fermes n'auraient pas émergé. Les démons colonisent les esprits et les cœurs. Le drame, c'est de réveiller une idée et d'attiser une passion. Une idée ne s'oublie plus, elle se fait traiter. Une passion ne s'éteint plus, elle se fait étouffer. Autant dire une endurance à couper le souffle. La vie, voyez-vous, a été créée pour des marathoniens qui rêvent d'être des glandeurs. Un écartèlement. 

Et qui est là pour épauler ? Personne. Ni les âmes sœurs ni les géniteurs. Nous sommes arnaqués dès la naissance. Que nous laissent nos parents, au fond ? Un nom et la couleur des yeux; le reste est l'oeuvre du Temps. Ce Temps qu'on apprend à meubler. Ce Temps qu'on apprend à respecter. Ce Temps qui nous apprend à discerner. Ce Temps qui nous apprend à patienter. Et lorsqu'on ira ad patres, on sera confronté à la même question que nos devanciers : étiez-vous de ceux pour qui le Temps s'est écoulé ou s'est écroulé ? Autrement dit, avez-vous vécu ou avez-vous survécu ? Les larmes auront leur mot à dire...

dimanche 28 avril 2019

(1) Chroniques du règne de Recep Ier. Les oignons de la colère : octobre-novembre 2018

La disparition d'un gazetier saoudien
Près de quinze ans après son sacre, le trône du Sultan-Calife, Sa Majesté Recep Ier, en vint à vaciller. Ce fut en tout cas l’avis général, rapidement effacé de l’esprit des gens devant l’humeur rebourse de l’Ombre d’Allah. “Il n’y a point de crise en mon Empire”, avait-il décrété et personne n’osa broncher. Mieux, tout le monde applaudit. 

Le Gendre, le Damat-ı Hazreti Şehriyari de sa titulature officielle, ne s’en démena pas moins pour assommer une crise qui n’existait pas. Le poupin, dont le nom de la dynastie était le Drapeau blanc, tout de noir vêtu, le visage envahi de gouttelettes de sueur, avait défendu sa politique : une invitation adressée à un cabinet de conseil américain pour venir fouiller dans les cartons du sultanat afin, avait-il dit, de “dresser un bilan et contrôler notre action”. Le sang de Sa Grandeur ne fit qu’un tour. 

A l’occasion d’une harangue devant ses esclaves, il fustigea le royaume des Etats-Unis, chassa de ses terres ledit cabinet et lança l’une de ses bluettes fétiches : “Nous nous suffirons à nous-mêmes !”. Le lendemain, Monsieur le Damat, toute honte bue, réapparut devant les caméras. Magnanime, il annonça un train de mesures pour lutter contre l’inflation. Les sujets furent ravis, le pouvoir avait décidé de lancer des soldes, comme en France. Au moins 10% et plus, si on aimait son pays. 

Le même jour, le lieutenant d’Allah sur terre, promut des gueux dans les différents offices de son énormissime palais. L’un d’eux, Mehmet Ali Yalçındağa, fut le responsable d’un journal de centre gauche qui passait pour être le navire amiral de la presse turque. Il était également un ami de M. le Damat. Sa correspondance avec ce dernier avait permis de constater à quel point le palais mettait son grain de sel dans la ligne de ladite gazette. M. Yalçındağa fut ainsi remercié pour avoir si savamment censuré Hürriyet. 

Un gazetier saoudien, lui, disparut de la terre le jour où il mit les pieds dans le consulat de son royaume. Le Sultan-Calife en fut très troublé. Il ordonna une enquête et défendit mordicus la liberté de la presse. La masse en fut ébaubie. 

Habitué à spolier les habitants de l’Empire, le Sultan décida un beau matin de faire main basse sur les parts sociales d’une banque que le défunt Empereur, Mustafa Kemal Ier, avait léguées à sa ligue. Le parti des nationalistes, mené par le chef de clan M. Bahçeli, s’empressa d’apporter tout son concours. 

Il faut dire que l’Empire était habitué à ce genre de manèges. Après la tentative de révolution deux ans auparavant, Sa Grandeur avait décidé de nationaliser des milliers de biens. On apprit le même jour que la justice avait nommé deux administrateurs à deux maisons closes à Adana. Monsieur le juge avait décidé de laisser à l’administration des impôts le loisir de désigner ces deux fonctionnaires. Une drôle de ligne dans la carrière de ces serviteurs de l’Etat. 

L'évaporation d'un pasteur américain 

La patrie avait pu souffler un grand coup avec la libération d’un pasteur américain, tenu aux fers pour avoir salué des Kurdes et des partisans du séide Fethullah Gülen. La justice de Son Immensité décida de le condamner pour la forme et de le libérer juste après. Les apparences étaient sauves. Et il fallait bien justifier le nombre des mois passés en geôle. La tactique fut grandiose, notre Grand Seigneur fut ravi de cette trouvaille. Un temps, il avait promis que le pasteur Brunson ne serait pas libéré tant que l’imam Gülen, en exil dans un tekké en Pennsylvanie, ne lui serait pas remis. Ce n’était pas la première fois qu’il fulminait ainsi pour ravaler ensuite sa calotte mais les masses applaudirent quand même. 

L’onde de choc fut tel que les partisans de Sa Majesté se mirent à faire ce qu’ils avaient soigneusement cessé de faire depuis des lustres : réfléchir. Les réseaux sociaux furent remplis de ronchons qui se demandaient pourquoi notre Leader avait retenu ce pasteur si c’était pour le relâcher sans contrepartie. Devant ces interrogations, le porte-parole du clan de Recep Ier, le sieur Ömer Celik, déclara devant les micros : “Le dictateur de Washington ne peut en aucun cas donner l’impression d’avoir fait pression sur notre Sultan-Calife pour libérer son esclave. Notre patrie est un grand Etat de droit. Notre patrie est l’héritière d’une grande civilisation. Et toc !”. 

Entre-temps, alors que le sieur donnait des leçons de démocratie à un chef d’Etat étranger à partir du siège de son clan perdu dans une ruelle d’Ankara, ledit pasteur avait pris l’avion, direction l’Allemagne. Il allait, nous avait-on dit dans les gazettes, faire des examens médicaux avant de s’envoler pour le royaume des Etats-Unis. Le sieur Celik parle de quoi ?, s’interrogèrent en chœur les grandes plumes de l’Académie Twitter. Le Sultan-Calife déclara tout sourire au monarque américain, “Voyez, notre justice est indépendante”. Et l’affaire fut enterrée. Ce dernier promit un avenir radieux entre les deux pays. 

Le mystère de la chambre jaune 

Peu enclin à s'épancher sur ses revirements, le Calife se rendit à Kayseri pour inaugurer la mosquée que le pacha Hulusi Akar avait fait bâtir sur ses deniers personnels. Il récita tellement bien le Coran que la masse oublia l’épisode Brunson et fut une nouvelle fois épatée par la piété de l’Ombre de Dieu. 

La police de Sa Majesté fit son entrée au consulat du royaume wahhabite pour trouver le sieur Kashoggi, devenu poussière depuis deux semaines. On attendit d'elle qu'elle dénoue ce nouveau mystère de la chambre jaune. Elle n'avait toujours pas élucidé l'assassinat de Hrant Dink de 2007 mais tant pis. 

Alors qu'il devenait de plus en plus certain que le gazetier fut assassiné par les séides du monarque wahhabite, le consul Muhammed el Oteybi acheta un billet et s'enfuit dans son pays. “Que voulez-vous, il a l'immunité diplomatique”, déclara le porte-parole de l’AKP, Ömer Bey. Qui annonça également que le Sultan avait décidé, dans un élan de magnanimité digne de Dieu, de retirer sa plainte contre des étudiants de l’ODTÜ qui avaient eu l'audace de l’affubler de noms d'animaux sur une pancarte déployée lors de la cérémonie de fin d’études. Sa Majesté les invita même en son palais. 

De son côté, le fameux pasteur Brunson apparut sur une chaîne de télévision américaine pour s’épancher sur ses mois de prison. Il se plaignait d’avoir partagé une cellule avec 20 musulmans dévots. “On se croyait dans une mosquée”, éructa le malheureux. Une mosquée ! Ne savait-il pas que ces félons gülenistes fussent des traîtres ! Parlant de gülenistes, on apprit le même jour que le sieur Nurettin Veren, ancien compagnon de route de l’imam devenu transfuge, fut viré du journal Yeni Akit. Il eut en effet une attitude vile en critiquant sans arrêt l'entourage de Sa Grandeur. Il adorait affubler tout passant de “membre de FETÖ” à tel point qu'on craignait qu’il eut pu traiter le Sultan lui-même de güleniste. Fort heureusement, on lui tordit le cou au bon moment. 

Le monde entier était toujours à la recherche du sieur Khashoggi. Les mauvaises langues dirent qu’il fut démembré, vivant s’il-vous-plaît. Pile à ce moment, on apprit avec grande tristesse le trépas du photojournaliste Ara Güler. Sujet arménien, il était un inconditionnel du Sultan-Calife dont il disait admirer l’opiniâtreté. 

Le rebiffement du Conseil d'Etat 

Le Conseil d’Etat prit une décision fort intéressante. Il annula l'abrogation du serment des élèves de primaire qui, chaque matin, criaient au monde entier qu'ils étaient fiers d’être turcs. C'est le Sultan en personne qui l'avait enterré en 2013 pour contenter ses chiourmes kurdes. Aujourd'hui, il appréciait davantage les nationalistes. Le revirement de politique s’accompagna ainsi fort opportunément d'une décision de justice qui seyait à l'air du temps. 

Adepte d'allocutions quotidiennes, le Calife se rendit à une université d’Izmir pour prononcer le discours inaugural de l'année universitaire. “Comment se fait-il qu'aucune université turque ne figure parmi les 500 premières ?”, tonna-t-il. Le même jour, on entendit le président de l'université Katip Çelebi, Saffet Köse, déclarer : “C'est quoi les droits de l'homme ? Ça vient de l’Occident”. Le pourquoi du comment. Le même jour dans la même ville. 

Les hautes autorités de l'Etat expédièrent en enfer l'Arménien orthodoxe Ara Güler dont le cercueil, enveloppé du drapeau rouge au croissant et à l'étoile, fut inhumé avec de la terre provenant de Giresun, ville de ses ancêtres. 

Autre événement macabre : le royaume wahhabite reconnut que le gazetier Khashoggi fut tué dans son consulat à la suite d'une rixe avec d'autres Saoudiens. Les affaires du monde imposèrent de croire à cette version. 

Adepte du ballon rond, le calife inaugura un stade à Diyarbakir, la ville de ses sujets kurdes, si prompts à lever les boucliers. Ironie de la situation, l’équipe locale, Amedspor, ne fut pas conviée à la cérémonie, histoire de ne pas troubler les nerfs de Sa Majesté. 

Poussé par son partenaire de coalition, le sieur Bahçeli, de voter une amnistie pour libérer les chefs de bande, le Sultan-Calife lança, à l’occasion de l’inauguration d’une ligne de métro, “certains veulent une amnistie, quelle amnistie ! Nous ne voulons pas passer pour un gouvernement qui libère des drogués !”. Une sentence qui ulcéra M. Bahçeli qui se fendit d’un communiqué sur Twitter où il appela à plus d’intégrité et de politesse. Ce fut là le paradoxe suprême : grand mal embouché devant l’Eternel, le sieur Bahçeli appela à un ton plus respectueux. Mais, dès le lendemain, il fit montre d'une férocité verbale étonnante et déclara morte l'alliance aux élections municipales. 

Sa Grandeur Suprême haussa également le ton et rappela qu’il était contre l'amnistie et le rétablissement du serment de l’élève. Il tira à boulets rouges contre la haute robe du Conseil d’Etat qui s’obstinait à ne pas enterrer le serment. “Que faites-vous depuis 5 ans ? C'est nous qui devons rendre des comptes au peuple”, lança-t-il aux magistrats présents. Qui se trouvaient au palais impérial pour un symposium sur, précisément, le Conseil d’Etat. 

Le même jour, il vola la vedette au prince héritier des Saoud en déclarant que le meurtre du gazetier était planifié et que le lieu d'enterrement du corps avait même été prévu la veille. 

La levée des sanctions sataniques 

Le Sultan annonça que les forces impériales étaient prêtes à foncer sur Manbij. Son Altesse fut très comblé d'accueillir le Tsar de toutes les Russie, le roi de France et la chancelière allemande à Istanbul. Les quatre leaders discutèrent de la situation en Syrie, où le satrape Bachar al-Assad et ses opposants se faisaient la guéguerre depuis 7 ans. On papota, on se serra les mains et on se dit à bientôt. Le roi Emmanuel Ier taquina le chef de la oumma en lui disant qu'il avait entendu dire que ce palais d'Istanbul devait être la résidence du Premier ministre mais qu'il se l'était appropriée. Sa Grandeur rétorqua en bombant le torse : “Nous sommes passés au système impérial absolu”. 

C’est avec un bonheur bien mérité que le Sultan-Calife inaugura en ce jour du 95e anniversaire de la proclamation de l’Empire le troisième aéroport d’Istanbul. Le peuple fut heureux de pouvoir admirer un nouveau bijou architectural qui ferait le malheur des adversaires de Sa Majesté. Lorsqu’on vit le roi du Soudan, Omar el-Béchir, s’asseoir à la gauche de l’Empereur, le bonheur en fut décuplé. Une obscure cour pénale internationale le recherchait pour génocide mais que nenni, il était un bon roi aux yeux de l’Ombre d’Allah. La journée se passa très bien et chacun put retrouver ses pénates, le cœur rempli de gratitude envers le lointain successeur de feu l’Empereur Mustafa Kemal Ier. 

Le président de l'université de Harran, Ramazan Taşaltın, provoqua une polémique en déclarant sur la chaîne Akit Tv, "l'obéissance à l'Empereur Erdogan est une obligation divine pour chaque individu". Le sieur, ingénieur, fit pourtant ses classes au Royaume-Uni. Personne ne comprit cette sortie décérébrante et même le parti de Sa Majesté condamna une telle conception.

Le parquet d’Istanbul publia enfin un communiqué dans lequel il indiqua que le gazetier avait été étranglé dès son entrée au consulat d’Istanbul et que son corps fut démembré. 

Le Sultan, lui, lança les travaux pour la réalisation d’un système de défense anti-aérien, baptisé SIPER.

Il envoya son vice, Fuat Oktay, expliquer au parlement que 1004 entreprises étaient dirigées par des administrateurs. Des sociétés dont la valeur atteignait près de 55 milliards de livres soit près de 8.6 milliards d’euros. Un trésor.

L'apaisement avec l’Empire américain conduisit à la levée réciproque des sanctions contre les ministres de l'intérieur et de la justice, Süleyman Soylu et Abdülhamit Gül ainsi que Kirstjen Nielsen et Jeff Sessions. Un mauvais souvenir de l’affaire Brunson. On apprit même que Washington exemptait la Turquie de l'interdiction de commercer avec l'Iran. Ce fut une nouvelle lune de miel. 

La députée en grève de la faim

Le Sultan déclara qu’il ne pensait pas que le roi saoudien Selman eut donné l'ordre de tuer le gazetier Khashoggi mais pointa des “hautes sphères du gouvernement saoudien”. Le même jour, son avocat Hüseyin Aydın intenta une action contre le sieur Kılıçdaroğlu qui avait eu le malheur de déclarer à la télévision que Sa Majesté était complice des assassins de Khashoggi. Le chef de l'opposition parlait si méchamment qu’il était sans arrêt condamné pour insulte à l’Empereur. Il dut vendre sa villa pour payer les réparations.

Le 3 novembre fut le 16e anniversaire de l'arrivée au pouvoir de L’AKP. Tout le pays était en extase. Extase rembrunie par une Excellence. L’ambassadrice en Ouganda, Sedef Yavuzalp, fut rappelée d'urgence car elle commit l’impair de se déguiser en Hélène de Troie lors de la cérémonie du 29 octobre. C’était à se demander de quelle race elle fut. 

Le calife redit son opposition au serment des écoliers, “le produit de ceux qui avaient imposé le ezan en turc”. Il lança aux jeunes de préférer les prêts à taux zéro aux bourses car cela leur permettrait de ne pas s'habituer au gratuitisme. 

Le vice-président de la Cour des comptes chargé des contrôles, Fikret Çöker, fut remplacé par Zekeriya Tüysüz. Le rapport de la Cour avait mis sur la place publique les irrégularités des seigneurs de l’AKP. 

Le royaume des Etats-Unis décida de mettre à prix la tête de trois dirigeants du PKK, Murat Karayilan, Cemil Bayik et Duran Kalkan (12 millions de dollars), une drôle de nouvelle dans un contexte où les YPG étaient les alliés des Américains en Syrie. “Ils ne peuvent pas nous leurrer”, avait d’emblée prévenu le porte-parole de l’Empereur, Ibrahim Kalin. 

L’ancien gouverneur de Constantinople, Hüseyin Avni Mutlu, vit son appel rejeté. Il fut donc déposé à la prison d’Edirne pour purger le restant de sa peine de 3 ans, c’est-à-dire un an. Grand inquisiteur des “çapulcu” (vandales) de Gezi, il fut à son tour condamné pour appartenance à une organisation terroriste. Personne ne s’en offusqua.

Autre information qui vint du fin fond d’une cellule de prison et qui n’intéressa personne, la décision de la députée kurde Leyla Güven de se lancer dans une grève de la faim pour protester contre ses conditions de détention. 

Le saut impérial à Paris

Lors du 80e anniversaire du trépas de feu Sa Majesté Mustafa Kemal Ier, la nation fit montre encore une fois d’un amour inconditionnel pour le premier sultan de la dynastie. Son Gigantissime Roi des rois alla lui rendre hommage au mausolée d’Anitkabir, comme le voulait la coutume. Peu de temps après, il informa le pays que des munitions avaient explosé dans le sud-est provoquant la mort de 7 soldats. Ce fut un accident et non une attaque terroriste, on respira un grand coup. 

Erdogan Ier déclara également qu’il avait remis aux royaumes de Washington, de Paris, de Berlin et de Londres des enregistrements pris lors de l’assassinat du gazetier saoudien, Jamal Khashoggi, avant de prendre l’avion et de s’envoler en France pour célébrer, le lendemain, le 100e anniversaire de la fin de la Première guerre mondiale. On apprit le même jour que le Cheikh ul islam rendit visite à un fou qui passait pour être un historien, Kadir dit Fils d’Egypte. Un drôle de gus.

Le Sultan se rendit donc à Paris pour écouter le roi de France, Emmanuel Ier, discourir sur la Première guerre mondiale. Il s’assoupit auprès de l’impératrice qui, vêtue d’un caftan, épata les autres gueux. Mais les Turcs de France lui firent fête dans les rues. 

A peine était-il rentré en Turquie que le Sultan-Calife fut accusé par le ministre des affaires étrangères de la France, le duc de Bretagne, Jean-Yves Le Drian, de “jouer un jeu politique” dans l’affaire de l’assassinat du gazetier Khashoggi. Sa Majesté avait en effet déclaré que des enregistrements sur l’assassinat avaient été remis, entre autres, à la France. “Il a un jeu politique particulier dans cette affaire”, osa oraliser le félon. Oust tonna le palais, dans la minute. Elhamdulillah.

Sur les traces de Gogol

Du côté des gülenistes, beaucoup de choses se passèrent. Les ennemis jurés de Sa Grandeur s’étaient mis à chercher des traîtres encastrés à l’intérieur de leur confrérie. Un gazetier du nom d’Ahmet Dönmez écrivit que des pontes du mouvement avaient voulu provoquer des émeutes dans les prisons turques. Tout le monde se mit à papoter de cette possibilité mais le cheikh Gülen garda le silence, comme à son habitude.

Au palais présidentiel, devant un parterre de juristes, le Roi des rois lança : “Nous n’avons besoin de magistrats au service non pas de tel ou tel groupe mais de l’Etat et de notre peuple”.

Sitôt dit, sitôt fait. Deux universitaires de renom, le juriste Turgut Tarhanlı et la mathématicienne Betül Tanbay, ainsi que dix autres personnes furent arrêtés dans le cadre de l’enquête sur Gezi et Osman Kavala. Ils furent relâchés le lendemain, au milieu de nombreuses protestations. 

Lors d’un forum Halifax sur la sécurité au Canada, le ministre de la défense, le maréchal Hulusi Akar, interrogé sur ces arrestations, déclara : “S’ils sont innocents, ils le prouveront devant le juge”. 

Peu soucieux de toute idée de justice sur Terre, le Sultan préféra les festivités. Ilfut le témoin de mariage d’Ilker Ayci, le PDG de la Turkish Airlines. Juste avant, il participa à la cérémonie de mariage de la fille du maire de Fatih, Hasan Suver, Bilge Betül Suver. A Istanbul, il en profita pour visiter à l’hôpital une certaine Nazmiye Balci, 100 ans et lui baisa tendrement la main.

Le Sultan accueillit le tsar de toutes les Russies, Vladimir Ier, pour la cérémonie d’achèvement du Turkish Stream. Il lui offrit un livre de l’idéologue du régime, Alev Alatli, intitulé Gogol’ün izinde, Sur les traces de Gogol.

Le Kurde embastillé

La cour de l’Empire européen ordonna à la Turquie de libérer le coupeur de routes Selahattin Demirtas que le Sultan avait soigneusement écarté de la scène. “Une décision politique”, clama-t-elle. Erdogan Ier répondit comme un homme : “Leurs décisions ne nous contraignent pas !”. 

Ces jours-là, les forces de l’ordre de l’Empire en étaient à perquisitionner des dépôts où des tonnes d’oignons étaient stockés dans un but spéculatif. 

On apprit que le professeur des sciences spatiales, Mehmet Karli, avait démissionné de son poste de doyen de la faculté à l’université de Konya. Il avait suscité une indignation en déclarant à l'Académie Twitter qu’il ne voterait jamais pour une femme qui devait surtout s’occuper de sa famille. 

Son Altesse Impériale, le prince Abdülhamid Kayihan Osmanoglu, un prince de la précédente dynastie, se lança en politique dans le parti islamiste Refah, relancé par Fatih Erbakan, le fils du feu Premier ministre, Necmettin Erbakan. 

Erdogan Ier présenta au public certains des candidats de son parti aux élections municipales. Le sieur Bahçeli permit au Sultan de respirer un peu en déclarant que son propre parti ne présenterait pas de candidats aux mairies d’Istanbul, Ankara et Izmir.

La gazette impériale, Sabah, annonça au pays que l’homme d’affaires philanthrope Osman Kavala avait des liens financiers avec le filou juif, le sieur Soros. Une information qui démontra, si besoin était, que Kavala était un traître à la patrie. Parlant de traître, le chef de la ligue nationaliste, Bahçeli, s’en pris violemment à l’alliance de la crapulerie formée par les kémalistes, les nationalistes dissidents et les kurdistes en vue des municipales. 

Le Sultan catapulta l’ancien édile de Kayseri, Mehmet Özhaseki, à la candidature de la province d’Ankara, la capitale. Son ancien ministre de l’économie, Nihat Zeybekçi, fut, lui, envoyé à l’assaut d’Izmir, le bastion de la gauche. 

Pour se dégourdir les neurones, il alla boire un thé vert avec un homologue, l’émir du Qatar et tira à boulets rouges contre l’Occident. “Quand c’était Gezi, tout le monde donnait des leçons et là, Paris brûle mais le monde est muet”, lança-t-il en pleine figure des Croisés. C'est que des bandits dénommés Gilets jaunes écumaient les routes de la capitale française et donnaient des sueurs froides au Roi Emmanuel. 

Comme il détestait les répits, Recep Ier organisa un forum international réunissant les monarques islamiques. Face à ses homologues, le Sultan prit encore une fois fait et cause pour la Palestine. "Une goutte de pétrole ne vaut pas une goutte de sang", lança-t-il à la cantonade. 

Au même moment, dans les coulisses, on évoqua un bras de fer entre Damat Bey et le président de l’Assemblée, Binali Yildirim, pressenti pour Istanbul. Son Altesse le Gendre voulut imposer ses candidats aux districts mais le chef des députés réussit, disait-on, à repousser ses assauts.

Alors que Sa Grandeur s’envola en Argentine pour participer au Sommet du G-20, le chef de l’opposition, le sieur Kiliçdaroglu, fut à nouveau condamné à une amende pour diffamation. Il prétendit que le Sultan-Calife et la famille impériale cachaient des milliards dans l’île de Man. La justice lui envoya une facture d’un million de livres à payer à Son Immensité. 

Le procureur de l’affaire dite Ergenekon lut son réquisitoire et reconnut que l’existence d’une organisation terroriste Ergenekon n’avait pu être démontrée. Onze ans après son lancement, l’affaire qui décima la vie de dizaines de personnes était sur le point d'être envoyée dans les poubelles de l'histoire. 


En ce dernier jour du mois de novembre, l’explosion du prix de l’oignon poussa le maire de Seyhan, à Adana, à distribuer gratuitement des kilos de cette plante à ses administrés. Les Kurdes, eux, pleurèrent sans avoir épluché d'oignons. Un tribunal refusa la libération de leur guide, Selahattin Demirtas, malgré l'arrêt de la Cour européenne. “Nous prendrons une contre-mesure”, avait annoncé l’Empereur en son temps. Il avait eu raison. Comme toujours...