lundi 26 juillet 2010

Brassage

"Tout un aria j'te jure ! Le salaud ! " avait lâché une amie. "Mais de quoi tu parles, tu déprimes en direct ?" m'étais-je empressé de l'interroger, "j'vais m'sevrer d'amour, tiens !", "t'es pintée ou quoi, c'est pas bien de boire, c'est haram en plus !", "il m'a épuisé, il m'épuise encore et toujours", "pourquoi ? Il se rase tous les jours ?", "mais qu'est-ce tu racontes !", "un charabia, comme toi"...


Quand on assiste à une déflagration de colère en direct, il faut, pour calmer son vis-à-vis, charabiater. C'est comme un coup de massue. Ca marche toujours. La personne n'ayant rien compris à la réplique, s'arrête net. Comme on le sait, celui qui fait une crise d'humeur a toujours besoin soit d'un contradicteur qui va essayer de le raisonner et qui va donc, ipso facto, l'exalter encore plus soit d'un aiguillonneur qui, comme son nom l'indique, va aggraver la situation en versant du fuel. Une sorte de comédie tirée au cordeau : l'un raisonne ou excite, l'autre hurle, dévide son chapelet, suffoque et se calme. Mais quand l'ami ne fait ni l'un ni l'autre, c'est la catastrophe. Car on ne passe pas à l'artificiel, on reste dans le naturel; or, l'esprit s'était préparé à affronter les conseils barbants de l'ami ou son discours encourageant. Confronté à l'indifférence, n'ayant pu mettre en scène son scénario, il cesse de continuer dans le rebiffement. On gagne un temps fou... Ay j'suis malin...


Elle était amoureuse, elle s'était disputée avec lui, elle lui en voulait, elle le détestait mais elle l'aimait et c'était le problème. Le classique du classique. Elle, une française, lui, un "rebeu". C'est d'elle que j'avais entendu cette phrase si bizarre : "un Arabe, lorsqu'il est chrétien, a l'air plus raffiné". C'est que chrétien dans une société musulmane, on aurait l'air plus chic. Un Libanais chrétien, par exemple, quelle allure n'est-ce pas ?


Ouais. Evidemment, c'est son "délire"; dire "rebeu" à son ami Libanais chrétien donc, c'est la provoquer. "Rebeu", c'est pour l'Arabe musulman. Ca disqualifie mieux. Saad Hariri est un "rebeu", Michel Sleimane, un "Arabe chrétien". Housni Moubarak, un "rebeu", Boutros Boutros-Ghali, un "Arabe chrétien". Mahmoud Abbas, un "rebeu", Fouad Tawil, un "Arabe chrétien". Elle n'est pas raciste, la pauvre, non, elle est sous influence, c'est tout. Car présenter un "rebeu" à ses parents, ce n'était pas négociable. Il fallait lui trouver une identité plus alléchante. Bon il était orthodoxe, mais ça ne faisait rien. Il fallait qu'il fût "comme nous". Oui, "comme nous". On avait donc mis en avant son côté "Libanais chrétien". Le père, athée, et la mère, catholique, s'étaient assagis. Ca faisait donc un athée, une catholique, un orthodoxe et une fille pyrrhonienne. Une belle famille, ça s'appelle. "Ah bah t'en as des amis !". Au collège, au lycée et à la faculté d'histoire, mes amis les plus proches étaient des juifs, des socialistes et des gays. Des gens avec qui, a priori, je n'avais aucune raison d'avoir des "connexions". C'est sans doute banal de le dire, mais on apprend la tolérance...


Une amie musulmane qui épouse un juif, un ami musulman qui épouse une chrétienne, une amie alévite qui épouse un sunnite, etc. Des cas de figure qui, d'emblée, sonnent faux. L'entourage s'inquiète, les parents s'affolent, les amis doutent, les camarades essaient de comprendre, les invités serrent les dents. Il faut toujours que ça commence par le mécontentement du père et la désolation de la mère. Musulmans et chrétiens, c'est devenu courant, ça ne choque plus car il n'y a plus de chrétiens. Ca n'existe plus, un chrétien. C'est soit un sceptique soit un athée soit un indifférent. Mais musulmans et juifs ou alévis et sunnites, c'est rare. Or ce sont deux corps, au fond. Deux êtres humains. Mais les valises sont lourdes. Chacun débarque avec ses peurs, ses défis, sa volonté.


Dans une étude réalisée en février 2010, Pew Global Attitudes Project montrait que plus de 90 % des Jordaniens, des Egyptiens, des Palestiniens, des Libanais (musulmans et chrétiens) et plus de 70 % des Pakistanais, des Indonésiens et des Turcs avaient une opinion négative sur les juifs. L'opinion défavorable des chrétiens tourne autour de 40 % en Jordanie, Egypte, Palestine, Indonésie mais bizarrement, ce sont les Turcs qui sont en tête de liste (68 %). Comme quoi, la Turquie, héritière de l'empire ottoman, est devenu un pays hypernationaliste, infidèle à l'esprit de son ancêtre. Voilà à quoi on aboutit quand on devient un Etat-Nation à marche forcée...

Les Turcs, les juifs et les chrétiens, comment ils ont pu arriver à se méfier les uns des autres ! Quand j'y pense, tous les Arméniens, tous les Grecs, tous les Caucasiens, tous les émigrés balkaniques, tous les Arabes ont un lien très fort avec les Turcs. La diaspora arménienne, dit-on, mais c'est la diaspora de l'anatolie ! Des "gens de la Turquie" ! Il y a un paquet de gens célèbres qui ont des liens avec la Turquie : les Carasso, les Camondo (famille éteinte à cause de Vichy), Madame la Mère de Sarkozy, Marc Lévy, le maire de Londres (petit-fils d'un ministre ottoman), Balladur, Françoise Giroud, Paul Misraki, Mehmet Öz, Helmut Kohl et sa bru, même Robbie Williams et sa petite-amie. Etc. etc.



On apprend en réalité une chose toute simple : seulement 35 % des Arabes israéliens ont une opinion négative des juifs et 12 % des Libanais ont une opinion négative des chrétiens. Autrement dit, ceux qui vivent ensemble sont les moins hostiles. Car ils se connaissent; ils ne fantasment pas, ils ne rêvent pas, ils ne s'illusionnent pas. C'est la nature humaine : on a peur de ce qu'on ne connait pas. Les cantons suisses qui avaient voté massivement pour l'interdiction des minarets étaient les plus ignares sur l'islam.



Un de ceux qui occupent mon panthéon, Yadh Ben Achour, écrivait : "les civilisations souffrent d'ignorance. L'accélération des modes de communications nous a rendu plus sourds, plus ignorants, plus étrangers les uns aux autres que jamais. L'Europe, par exemple, vit quotidiennement avec l'islam, mais la majorité de ses sujets ignorent l'histoire, les principes, les sensibilités de l'islam, sinon par des clichés faux, incongrus et parfois haineux. Les musulmans d'Europe et d'ailleurs se cloîtrent, quant à eux, dans une autarcie culturelle et religieuse étroite, entêtée, propice au développement de la haine. Proximité sans convivialité : tel est notre présent" (Le rôle des civilisations dans le système international (droit et relations internationales), p. 313).



Quand on ne sait pas pourquoi on déteste quelqu'un, c'est qu'on est malade. En Turquie, par exemple, certains Turcs considèrent les Kurdes comme des ploucs. "Kıro", dit-on; c'est-à-dire "croquant". Les Tcherkesses, et j'en sais quelque chose, se méfient des autres ethnies. Les minorités ethniques vivent déjà dans leur bulle. En France, c'est la même chose; les clichés sur les Arabes, les Noirs, les juifs vont bon train.



Ces deux pays sont pourtant les deux endroits de la planète où le vivre-ensemble est un principe cardinal qui régit la société. Un principe vide de sens. Et inutile. La Fraternité ne se décrète pas. Or elle l'est en France. C'est un qualificatif de la République. Moi la dernière fois que je l'ai croisée, elle s'en prenait aux musulmanes. Elle leur demandait de déchirer leur voile. Au nom du vivre-ensemble. Elle est là ma définition du vivre-ensemble, pour ma part : "Je ne partage pas vos idées, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous puissiez les exprimer". C'est un "daron" qui l'a dit; "eh bien garde-le ton daron, nous, nous sommes rousseauistes, coco ! Nanik"... Une loi va leur imposer de vivre comme les vraies françaises. Et il n'y aura plus de problèmes. Comme on avait fait en 2004. Les députés n'ont pas eu honte d'employer un tel argument : la loi a réglé le problème ! Je me demande vraiment ce qu'il va se passer dans ce pays quand le boisseau commencera à bougeotter...

dimanche 18 juillet 2010

Nécrologie

Encore un qui s'en va. Le "sultanzade" Osman Nami Osmanoğlu. Petit-fils du Sultan-Calife Abdulhamid II, fils de la Sultane Ayşe et d'Ahmed Nami (ancien président syrien). Mort à 92 ans. Il vivait en Turquie depuis 1974. En septembre, c'est son cousin, le chef de la maison impériale, qui rendait l'âme. Şehzade Ertuğrul Osman Efendi.


Un "Beyefendi", il fut. C'est que dans le système ottoman, la titulature est précise : Şehzade veut dire prince. Si vous êtes un homme ayant pour père un Şehzade, vous êtes également Şehzade et on vous nomme Şehzade X Efendi comme Şehzade Ertuğrul Osman Efendi. Si vous êtes fille de Şehzade, vous êtes Sultane c'est-à-dire princesse. Et si vous êtes fils d'une Sultane, vous n'êtes pas Şehzade mais Sultanzade. Et votre appellation complète est Sultanzade X Beyefendi comme le défunt Sultanzade Osman Nami Beyefendi. Si vous êtes fille de Sultane, vous devenez Hanımsultan. Enfin, si vous êtes enfant de Sultanzade ou Hanımsultan, vous n'avez pas de titre. Vous faites partie de la famille ottomane mais pas de la dynastie... Ainsi, Kénizé Mourad qui est la fille de Selma Hanımsultan, la petite-fille de Hatice Sultane et l'arrière-petite-fille du Sultan Murad V, n'est pas une princesse ottomane. C'est une cousine, au plus.

Le Sultanzade Osman Nami Beyefendi a été inhumé hier en présence des hautes autorités de l'Etat, comme le veut désormais la coutume. Et de la population, surtout. Car les Turcs en général, les conservateurs en particulier, ont un profond respect pour la famille. C'est étrange d'ailleurs que les conservateurs prennent la tête du cortège. Car, faut-il le rappeler, la famille ottomane est loi, très loin, de vivre selon les canons de l'islam. C'est un fait, pas un jugement.


D'ailleurs j'ai la faiblesse de croire que c'est parce-qu'elle est déchue qu'elle émeut... En réalité, il y a deux clans dans la famille : ceux qui se sont installés en Occident et ceux qui ont vécu dans les pays arabes. Car après l'exil, ce fut la débandade. Certains membres se sont arrêtés en Bulgarie, d'autres ont continué en Suisse puis en France, une partie a atterri au Liban alors qu'une autre s'envolait aux Etats-Unis. Résultat : on ne parle plus le turc. Correctement en tout cas. Comme il se doit, plus précisément.

Pour ma part, j'ai noté que les membres de la famille qui se sont échoué sur le continent européen sont aussi solennels, aussi figés sinon aussi arrogants (pardon Monseigneur) que les pontifiards des aristocraties européennes. Alors que ceux qui ont grandi dans un espace culturellement plus proche, sont plus terre-à-terre. Sans chichi, sans hiératisme; pas du genre à tenir le menton bien élevé, l'échine bien droite et les lèvres bien collées...


Tiens, les Şehzade père et fils qui avaient participé à une émission de télévision; Orhan Osmanoğlu et son fils Yavuz Osmanoğlu (en haut, à droite, on voit le père du Şehzade Orhan Efendi, Harun Efendi, un exilé oriental comme on l'a compris); il boudait un peu le jeune prince, sa copine venait de le plaquer. "Elle est sotte, pfff ! T'imagines, coucher avec un empire !", "chut ma chère ! Quel langage !", "bah quoi c'est vrai, se faire troncher par le prince Yavuz, c'est comme coïter avec le grand Fatih Sultan Mehmed !","quelle bouche effrontée, vous avez là, ma petite ! Rezil ettin bizi, Allah canını almasın, hala konuşuyor...". Et que dire du prince Orhan Efendi ! On aurait dit une racaille, le torse bien ouvert "à la turque", un langage mal ficelé, une bonhomie trop exagérée... "Tu crois qu'ils mangent avec quinze cuillères et fourchettes, eux ? Qu'ils savent baiser une main ? Ou qu'ils portent des vêtements assortis ?", "bah on dirait pas mais bon, comme on le sait, un roi n'est jamais vulgaire, ses incartades deviennent immédiatement une mode", "ah ouais !", "en plus, ils sont simples, ma petite, ça fait modeste et comment vous dites déjà, ah oui, peuple"...

Il est des gens qui portent bien le titre de noblesse. L'élégance, le raffinement, la délicatesse sont naturels. La Sultane Neslişah, par exemple. C'est une merveille. D'autres donnent l'impression de faire des efforts pour paraître "noble". Du coup, ça ne colle pas. "Des noms ! Des noms ! Des noms !...", "ah non alors !". C'est navrant tout de même d'être réellement noble mais de dégager une attitude de nouveau riche... Il y a donc au final trois catégories de nobles : les naturels, les artificiels et les gueux qui s'assument. A chacun de remplir ses listes...

La famille est donc dispersée. Mais, à ma connaissance, ils sont tous musulmans. Même Kénizé Mourad, élevée par une famille catholique, s'est convertie à la religion de ses ancêtres. C'est qu'elle était, le 10 juillet dernier, à cette même émission de télévision; et comme les Turcs étaient fâchés de devoir écouter une Ottomane parler en anglais, ils ont voulu savoir si elle était au moins musulmane. "Pourquoi elle ne parle pas en turc ?", "bah elle ne sait pas parler la langue", "comment !!! Une Ottomane qui ne parle pas le turc, yazıklar olsun ! Bon bah, je vais éteindre alors", "ce n'est pas de sa faute, la pauvre, pfff, bourrique !", "ok, allez ! Elle est musulmane au moins ?"...

La famille se doit d'être musulmane, en réalité. Désolé mais on ne peut être prince ottoman et être catholique. Car la dynastie appartient au peuple; en famille, ils font ce qu'ils veulent. C'est le chef de la maison impériale, à l'époque Şehzade Ertuğrul Osman Efendi, qui a décrété cela. Pas ouvertement; diplomatiquement. "Ah ah, il était si élégant !". Voici donc les circonstances : un beau jour, le Şehzade, qui vit à New York, reçoit un courrier d'un certain George Alexandre Said-Zammit. Celui-ci se prétend descendant du Şehzade Cem, fils de Mehmed II, mort en exil en Italie. En effet, après la mort de Mehmed II (le Conquérant de Constantinople), deux de ses fils ont provoqué une guerre civile. Le prince Cem s'est exilé en Italie et y est mort en 1495. Son fils, le Şehzade Murad, s'est converti au catholicisme et a été "créé" prince par le pape Alexandre VI. Le Sehzade Murad, petit-fils de Mehmed II, était devenu le prince Pierre... Eh bien, ce cher Georges Alexandre qui est, comme on l'a compris, un descendant du Prince Pierre (la branche chrétienne de la famille ottomane !), demandait à son lointain cousin, le Şehzade Ertuğrul Osman Efendi, de le reconnaître comme faisant partie de la famille. Bien embarrassé, le Şehzade décida de lui répondre ce qui suit : "Ce que vous dites est certainement vrai, nous avons bien un ancêtre commun, mais en acceptant d'être prince du Vatican, mon grand oncle, votre aïeul, a de jure renoncé à son titre de Şehzade. En conséquence, je ne peux vous compter parmi les membres de la dynastie"... Cette règle qu'il inventa sur le champ visait tout simplement à ne pas accepter un renégat au sein de la famille. Il avait avoué au journaliste Murat Bardakçi, avoir trouvé cette pirouette...

Eh bien qu'ils reposent tous en paix, ces grands Messieurs. Votre serviteur, le comte de Tchikolae, duc de Digorie, prince d'Ossétie. Ca l'fait... Ay heyecanlandım...

dimanche 11 juillet 2010

Complication

Heureusement qu'on a des Kurdes qui rouspètent. Sinon personne ne se serait intéressé à la Catalogne, en Turquie. Moi ça fait un bout de temps. Formation oblige et surtout parce-que les autres trublions de l'Espagne, les Basques, passent pour avoir des origines caucasiennes. Et quand on s'intéresse aux Basques, il n'y a qu'à bouger un peu la tête pour apprendre l'autre grand problème, la Catalogne. L'Espagne, un roncier, assurément...

Les Catalans, eux, sont à un niveau beaucoup plus enviable que celui des Kurdes. Mais ils ne ratent pas une occasion pour enquiquiner le "gouvernement central". C'est qu'ils avaient obtenu une réforme qui soulignait le "caractère préférentiel" du catalan. La Cour constitutionnelle, saisie par la droite, s'était murée quatre ans pour étudier le dossier. C'est que la Constitution contient des concepts apparemment contradictoires : "nation espagnole", "peuples d'Espagne", "unité indissoluble de la nation espagnole", "peuple espagnol", "autonomie des nationalités et des régions", "communautés autonomes". "Ouf, j'ai mal à la tête"... Résultat : non. Pas de prévalence. On se contentera d'un égard identique pour le catalan et le castillan. Et c'est reparti pour le râlage...

Les Kurdes se lèchent les babines, eux. "Autogouvernement", c'est joli à entendre hein ? "Autonomie", aussi. Mais il s'avère que la Turquie a la fâcheuse tradition d'être jacobine. En Turquie, on voue un culte à l'Etat. On ne vit que pour Lui. La Constitution turque nous dit : "Türkiye devleti, ülkesi ve milletiyle bölünmez bir bütündür" (art. 3) : "l'Etat turc [ou de la Turquie plus précisément puisqu'elle dit "Türkiye devleti" et non "Türk devleti"] est avec son peuple et sa nation, un tout indivisible". Autrement dit, l'Etat est le sujet principal, c'est Lui qui a une nation et un peuple et pas le contraire. D'ailleurs, ne dit-on pas, "Allah devlete ve millete zeval vermesin", "que Dieu nous prémunisse d'un anéantissement de l'Etat et de la nation". Etat et nation, deux choses différentes, encore une fois...

La Turquie kémaliste a un péché originel; celui d'avoir "arnaqué" les groupes qui lui faisaient confiance. Mustafa Kemal avait su galvaniser les Kurdes dévots pour sauver la Couronne et le Califat. Le sultan-calife, "emprisonné à Constantinople", comptait sur ses fidèles sujets kurdes. Mais rapidement, il n'y eut plus ni Sultan ni Calife. Les Kurdes eurent l'air tout chose. Mustafa Kemal s'est alors tourné vers les alévis pour en faire son nouveau bataillon. Ces derniers se sont "enchaînés" à la République. Pas de bol, arnaqués aussi. La République sunnito-laïque les a écartés. Étrangement, ils forment encore aujourd'hui la peuplade la plus jalouse de cette République châtrée. Il faut que quelqu'un leur dessille les yeux... C'est la blague en vogue : les alévis essaient de prouver qu'ils existent, les Kurdes essaient de démontrer qu'ils ont été tués.

L'ancien rédacteur en chef du journal de référence turc, Hürriyet, a eu l'audace de s'interroger à voix haute : "et si on se séparait ?". Tollé immédiat. Ça a démanché l'esprit unanime qui avait imposé une omerta sur cette dangereuse option, la séparation. Les nationalistes ont sorti les sulfateuses, les conservateurs ont fustigé une interrogation tordue, les Kurdes ont dénoncé l'arrogance du "Turc blanc" qui décide d'octroyer une faveur aux Kurdes, les citoyens de seconde zone. Les "Turcs noirs". Depuis il n'insiste plus...

Personne n'insiste d'ailleurs, car personne ne sait encore ce que veulent non pas les Kurdes mais les hommes politiques kurdes. Si on leur demandait de noircir des cahiers de doléances, ils seraient bien incapables de coucher par écrit trois phrases cohérentes et précises sur ce qu'ils veulent. On sait au moins qu'ils ne veulent plus l'indépendance après le revirement d'Abdullah Öcalan dans les années 90. Quoi alors ? L'autonomie, nous dit-on. Comme la Catalogne. Ou une décentralisation poussée. Ou une fédération.

Il est vrai qu'un combat dure depuis trois décennies. Une guerre. Une guérilla. Un terrorisme. Chacun interprète. Mais les militaires turcs y croient toujours; leur chef vient encore de rappeler qu'ils sont sur le point de crever l'abcès. Ça fait trente ans que les chefs d'état-major respectifs nous racontent les mêmes "salades". Or il s'avère, aujourd'hui, que l'armée turque est incapable d'assurer la sécurité de ses propres casernes. Elle prend des pâtres pour des terroristes et les tue, elle prend des terroristes pour des pâtres et les laisse filer. Dramatique. Ils adorent pointer leur index face à la caméra, le balancer gravement et savonner ceux qui osent réfléchir et remettre en cause. Mais rien ne se passe. Des soldats tombent; des rebelles aussi. Des enfants de la même terre. Et certains s'allègrent lorsqu'il y a des morts, allez comprendre...

Le Premier ministre a voulu inviter les chefs de l'opposition pour définir une stratégie nationale; ceux-là ont immédiatement pinaillé sur le protocole. Le Premier ministre ne devrait pas les inviter car ce n'est pas le sultan "ah ouais !", mais il devrait lui-même se déplacer. C'est difficile à croire mais pendant que les bombes explosaient, nos leaders papotaient sur le rituel. Le Président de la République, Abdullah Gül, a dû siffler la fin de la récréation. "Oh Oh ! Alors, vous vous réunissez ?", "donc je disais, tu frappes à ma porte, t'attends 2 minutes, ensuite t'ouvres et tu entres", "bah nan hein ! Toi, tu m'ouvres la porte !", "oust ! Je suis pas ton portier, moi !"...

Le parti de gauche a promis de régler le problème; le parti de droite nationaliste a exprimé la même promesse. Le parti gouvernemental dit déjà s'en occuper. Chaîne kurde, reconnaissance par le Premier ministre en personne des massacres de Kurdes, création d'instituts de langue kurde, restitution des noms originaux aux villes et aux rues. Il ne reste plus que quelques réclamations à satisfaire : l'amnistie générale et l'éducation en kurde. Et, pardon, l'amnistie d'Öcalan, surtout...

Pour ma part, les identités ethniques ou nationales ne me préoccupent pas trop. Un être humain qui recherche le bonheur ici et là-bas. Voilà ma définition. D'autres ne vivent que par leur ethnicité; je suis d'origine ossète mais je ne souffre pas lorsque je dis que je suis Turc et Français. Un Kurde préfère, lui, "Kurde de Turquie" parce-que sa petite tête ne fonctionne que par l'ethnicité. Il a raison d'un côté, on l'a tellement étouffé que c'est devenu sa référence identitaire...

Pourquoi se targuer d'être Kurde ? Turc ? Français ? Ossète ? Serbe ? etc. On peut vouloir respecter son identité, ça se comprend. Mais pourquoi ne vivre que par et pour cette identité ? On se souvient toujours du délire qui consistait à démontrer que les Turcs furent à la base des civilisations chinoise, sumérienne, égyptienne, etc. Les Turcs étaient purs, blonds aux yeux bleus. Ce fut une fille adoptive de Mustafa Kemal qui dirigea les opérations, Afet Inan, une des plus ferventes racialistes turques. On avait même exhumé le corps du "Grand architecte Sinan" pour prouver sa turcité. Comment ? Par la crâniométrie... On revient de loin... Et on se dirige vers on ne sait trop où. "Elle est où ta boussole ?", "je l'ai donnée à Öcalan et la tienne ?", "bah j'l'ai filée au chef d'état-major", "bah reprends-la !", "oust", "sana oust !"... On l'a dit, les Turcs aiment le protocole...

Srebrenica 11.07.2007 part 1

lundi 5 juillet 2010

Protée Kemal...

On avait youyouté, pourtant. Un homme de gauche prenait la tête d'un parti social-démocrate. Il disait "lutte contre la corruption", "pain", "concorde", "emploi". Le vieux de la vieille, Deniz Baykal, rattrapé par une histoire de coucherie, céda le fauteuil de prestige, celui de Mustafa Kemal. Le fougueux Baykal disparaissait (enfin) du décor et le presque rachitique et haillonneux Kiliçdaroglu s'intronisait. La base l'avait porté à la présidence. La presse louait sa sincérité. Les conservateurs de l'AKP pleuraient Baykal, l'éternel perdant, celui dont l'existence était, en soi, signe de victoire pour eux. Les gérontes et viragos du CHP étaient relégués dans l'armoire aux reliques...


Sauf un. Le tombeur de Deniz Baykal, le secrétaire général du parti, le canonique Önder Sav. On comprend petit à petit que ce souffleur qui aurait pu passer pour légitime auprès d'un leader inexpérimenté, est, en fait, le tireur de la marionnette Kiliçdaroglu. Si bien que lorsque ce dernier fait une déclaration, on a pris l'habitude d'attendre le lendemain avant de le prendre au sérieux; c'est qu'il rectifie toujours les propos qu'il a tenus la veille...

Nous avons donc affaire à un Premier ministrable qui maille ses intentions. Plus les jours passent, plus on se rend compte que c'est un homme de paille qui, loin d'avoir un programme, ne sait même pas réfléchir en bonne et due forme. C'est qu'il ne sait même pas défendre un argument. On s'en souvient : le mois dernier, invité sur un plateau de télévision, on avait eu un avant-goût de sa flagrante incompétence. Il s'était retrouvé à devoir expliquer sa position sur le voile à l'université. Lorsque le gouvernement tenta de résoudre le problème, le Sieur, qui n'était alors que simple député du CHP, avait été de ceux qui avaient déféré la loi à la Cour constitutionnelle. Les journalistes ont donc demandé : "est-ce que vous êtes toujours contre le port du voile dans les universités ?", "je pense que ce problème va trouver un dénouement lorsqu'on sera au pouvoir", "c'est-à-dire ? Vous allez voter la même loi que vous avez contribué à faire annuler par la Cour constitutionnelle ?", "non mais cette question ne sera plus une épine", "d'accord, on a compris, mais comment ?", "oh !!! qu'est-ce j'en sais moi ! allons ! il y a une décision de justice, je ne vais quand même pas m'engager à la violer !", "mais vous êtes un homme politique, si un homme politique ne trouve pas de solutions aux problèmes de la société, à quoi bon s'engager en politique ?", "(un peu gêné) rien ne dit que ces filles vont porter le voile ad vitam aeternam, pfff!", "c'est ça votre politique !?", "allez allez une autre question...".

Voilà donc. Sans exagération. Transcription fidèle. Un pauvre type. Tu sais, les voyous disent souvent "tu fais pitié", on avait envie d'être voyou sur le coup... Il croyait réfléchir : si les filles n'insistent plus pour porter ce fichu, il n'y aurait plus de problème ! Un candidat à la direction du pays ! Et cette semaine, lors d'une entrevue, on lui a posé la même question; la réponse fut un peu plus encourageante : "nous allons régler ce problème, je m'y engage !". Le journal a donc, tout naturellement, titré : "les filles voilées auront accès à l'université". La Nation, épatée, fut au bord des larmes. Un homme de gauche parlait de droit de l'homme. La honte qui s'était abattue sur la Turquie allait enfin s'évaporer. Allait. Car Monsieur le Président a envoyé une rectification au journal précisant qu'il ne s'était pas engagé en ces termes. Au XXI è siècle donc, en Turquie, un homme politique qui dirige le parti de Mustafa Kemal, se sent obligé de démentir quand on lui prête des intentions démocrates : "hep hep, je suis toujours fasciste"... Complètement nickelé, le type !


Il avait pirouetté sur Dersim, il a pirouetté sur le voile, il pirouette sur le problème kurde. Il promettait une amnistie générale pour les rebelles du PKK mais a ravalé cette promesse, la seconde d'après. Ah ces Kurdes ! Un peuple sur lequel on s'acharne depuis des décennies et personne n'est "foutu" de trouver une issue honorable. Dit en passant, s'il y a bien une formulation quasi-parfaite en matière de droits de l'Homme, c'est celle de la Déclaration d'Indépendance des Etats-Unies : "We hold these truths to be self-evident, that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that among these are Life, Liberty and the pursuit of Happiness". La recherche du bonheur. C'est si simple.

Les idées ne manquent pas, évidemment : établir une zone tampon en Iraq du Nord afin de contenir les attaques du PKK; "et l'Iraq, il est d'accord lui ?", "on s'en fout de l'Iraq !". Ou donner plus de pains, aussi. Les nationalistes de droite et de gauche (et Monsieur est un de ceux-là) insistent : il s'agit là d'un problème purement économique. "Allez ouvre la bouche, attention à la louche !". Le PKK est donc du simple terrorisme; sans profondeur, sans raison, sans raisonnement. Le MHP a trouvé la panacée, lui : rétablir la peine de mort, pendre Öcalan, et décréter l'état d'urgence. Pour les Kurdes de Turquie. Des citoyens. Même les Américains ont compris que ce n'est pas en larguant des bombes qu'on gagne les coeurs...


On l'oublie souvent, mais le bonheur de la personne humaine prime sur les gigantesques principes de l'Etat; ceux qui remplissent bien la bouche mais qui ne dérident personne. Et le nouveau leader du CHP, au lieu de respirer l'espérance, récite les doctrines officielles les plus éculées. Non aux voilées, rien aux Kurdes, niet pour la réforme de la justice. Le programme d'un parti de gauche. "Allez tu m'as convaincu, je lui retire mon soutien, moi", "ouais, c'est que du vent". "Şapşal", disent les Turcs. Benêt, étourdi. On ne devient pas leader, ça nous le confirme au moins; on naît leader... Lui, on le pousse, ça se voit. Ses initiatives sont immédiatement rebutées. De la galerie, en réalité. La nomenklatura kémaliste est droite dans ses bottes; elle commence à sourdre. On a presque pitié pour l'honnête Kiliçdaroglu. Le pif d'Önder Sav apparaît de plus en plus sur les écrans. Un écuyer comme Premier ministre, non merci...