lundi 28 février 2011

Adieu Monsieur le Professeur !

A l'heure où les islamistes seraient sur le point d'arriver au pouvoir dans le monde arabe, leur devancier, celui qui a su intégrer l'islam politique dans le jeu démocratique, "l'islamiste" en chef de la Turquie, a définitivement jeté l'éponge. Un des derniers dinosaures de la scène politique turque vient de rendre l'âme. L'ancien Premier ministre, Necmettin Erbakan. A 85 ans. Terriblement affaibli, il avait tout de même repris le flambeau de l'islamisme en se faisant élire président d'une petite formation, le parti "Saadet" (parti du Bonheur). La veille de sa mort, sur son lit d'hôpital, il discutait encore de programme politique en vue de l'élection de juin. Et il promettait la victoire. Du classique Erbakan ! L'idéal jusqu'au bout. C'est un rescapé du régime kémaliste. Un vrai. Fouetté par trois coups d'Etat ou assimilés (1971, 1980, 1997), il s'est vu interdire quatre de ses partis par une justice partiale et fière de l'être (Milli nizâm, Milli Selâmet, Refah, Fazilet). Il n'avait plus que le "Saadet", parti qu'il voulait "refiler" à son fils. Et il n'a été "que" deux fois vice-premier ministre (dans les années 70) et une fois premier ministre (1996-1997).

Un islamiste bourgeois, accro aux cravates jaunes Versace, il fut. Fils de magistrat, membre d'un clan fortuné, il aurait fait un bon "kémaliste par destination". Erbakan n'a jamais versé dans le populisme pour se faire passer pour un "déshérité" ou pour cacher ou atténuer sa fortune; il avait sans doute compris que c'est en bourgeois que le peuple l'enviait. Sa villa d'Altinoluk, ses 148 kg d'or, ses appartements, terrains, comptes, tout ça faisait jaser dru. La rumeur voulait que la moitié d'Istanbul lui appartînt; l'autre moitié revenant à son frère...


Un islamiste des plus cultivés, raffinés et taquins. Un islamiste professeur en ingénierie mécanique (il a mené le projet sur le char Léopard en Allemagne). Le fameux "professeur du moteur" (motor profesörü). Un islamiste qui est passé par les écoles allemandes. Un islamiste lauréat dans tous les concours et examens qu'il a passés. Tout le monde s'accorde à reconnaître son intelligence débordante. D'ailleurs, tout le monde l'appelait "Hoca", "Professeur". Plus jeune maître de conférences de Turquie (doçent) à l'âge de 27 ans, il devient professeur des universités à 39 ans. Les journalistes le font "professeur agrégé" à 27 ans ce qui dans le contexte turc, ne veut rien dire. Dans le système universitaire turc, après le doctorat, on devient "yardimci doçent" (maître de conférences-adjoint), ensuite "doçent" et enfin "profesör" en rédigeant à chaque fois, une nouvelle thèse. Donc à l'âge où ses semblables bouclaient leur thèse, ou cherchaient un poste de yardimci doçent, Erbakan obtient, lui, le grade de doçent. Et fut professeur à 39 ans, soit la moyenne nationale. On peut même dire assez tardivement par rapport à sa propre situation puisque les maîtres de conférences doivent impérativement attendre 5 ans avant de passer le professorat; or il a attendu 12 ans ! C'est vrai qu'être sacré professeur des universités à 32 ans aurait gêné tant d'universitaires...

A la question de savoir pourquoi, avec un tel cursus, il avait quitté l'université et s'était lancé dans l'arène politique, il répondait : "à l'université, je racontais la théorie, mais dans les faits, dans la pratique de mon pays, il n'y avait pas de moteur; c'était comme une blague ! J'ai compris que tout se dénouait au niveau de la politique. A quoi bon être un professeur renommé si dans mon pays les femmes s'épuisent à laver le linge au bord des rivières !".

Et cette élégance qui le caractérisait. Loin du barbu assoiffé de sang, postillonnant à tout-va, visage morbide et revanchard. Un sourire éternel. Il fut surtout un grand, très grand, immense orateur. Bölükbaşı, Demirel et lui. Les mammouths du verbe.

Ironie de l'histoire : il était né un 29 octobre (date de la proclamation de la République en 1923) et il est mort à la veille du 28 février. Le 28 février 1997, les militaires lui intimèrent de quitter le pouvoir. Ses slogans "l'ordre juste" (âdil düzen) et "vision nationale" (milli görüş) ont toujours fait sursauter le régime. Ses partis ont été interdits à tour de bras. On se rappelle tous l'arrêt Refah Partisi contre Turquie (arrêt de chambre le 31 juillet 2001 où je partage l'opinion dissidente (je note qu'Ergun Özbudun, constitutionnaliste le plus célèbre de Turquie, qui passe aujourd'hui pour un AKPiste, défendait, à l'époque, les positions de l'Etat turc en tant qu' "agent du gouvernement") et l'arrêt de grande chambre du 13 février 2003).

Il était parti sans pleurer. C'est resté célèbre : il aurait même accompli une prière de remerciement à Dieu (şükür namazı !) lorsque la Cour constitutionnelle a interdit le Refah. La pure tradition du respect à l'autorité. Alors qu'il pouvait faire descendre ses troupes dans les rues; son parti comptait à l'époque 4 millions d'encartés (membres et non votants !). C'est ce qu'on appelle un homme d'Etat. On s'en souvient, Ecevit avait pleurniché devant la Turquie entière lorsque le Président de la République lui avait balancé, en plein conseil des ministres, le livret de la Constitution sur la figure. On avait eu la crise économique de 2001 et la victoire de l'AKP en 2002 face à cette classe politique incompétente et passablement corrompue...

Süleyman Demirel, 87 ans, l'ancien Président de la République au moment du 28 février 1997, a salué la mémoire d'un condisciple (même promotion à l'Université technique d'Istanbul) et d'un ami. C'est le dernier "mohican".

Tous ses disciples sont à la tête de l'Etat; en tant que politiciens ou hauts fonctionnaires. Le Président Gül, le Premier ministre Erdogan, le Président de l'assemblée Sahin, le Vice-Premier ministre Arinç. Rappelons que les mairies d'Istanbul et d'Ankara sont, depuis 1994, les chasses gardées de ses anciens fidèles.

Ce n'était donc ni un épouvantail ni un ringard. On se souviendra d'un homme à l'humour exceptionnel. Une de ses prestations où il avait mis à terre les grands pontes de la vie politique de l'époque, Demirel, Erdal Inönü, Mesut Yilmaz, Bülent Ecevit, lors d'une émission télévisée reste dans les mémoires. C'était en 1992. A faire écouter dans toutes les écoles de sciences politiques. Il avait lâché : "notre nouvelle ministre de l'économie a dit à l'assemblée nationale qu'elle avait eu l'honneur de présenter son programme économique au FMI avant de le soumettre au Parlement. Et elle s'en réjouit !". Cette ministre était Tansu Çiller, celle qui allait devenir sa partenaire lors de la coalition gouvernementale en 1996...

Lorsque Sait Paşa mourut, l'historien Abdurrahman Şeref aurait dit : "mais comment peut-on enterrer un tel cerveau !". Eh bien, ces mêmes paroles se trouvent dans toutes les bouches de la Turquie. Car quelle que soit notre propre idéologie, on doit pouvoir dire, sans honte, sans gêne, que Necmettin Erbakan n'a pas démérité et que malheureusement la Turquie n'a pas pu profiter d'un tel cerveau... Cette légende noire que les militaires du 28 février 1997 ont essayé de lui coller a tout détruit. Où sont-ils d'ailleurs, ces militaires ? Quelqu'un se souvient-il de leurs noms ? Ah oui, la moitié en prison dans le cadre de l'affaire Ergenekon, et l'autre moitié vivant, déconsidérée, la peur dans le ventre. Monsieur Erbakan aura, quant à lui, les plus ferventes prières lors de ses funérailles. L'armée ne vient-elle pas de publier une déclaration de condoléances qui loue le calibre scientifique et politique d'Erbakan ! Ultime pied de nez du "Hoca", en pleine vigile du 28 février, fête kémaliste par excellence...

lundi 14 février 2011

"Les Frères juifs"

C'est vraiment étrange. Le peuple égyptien fait une révolution mais personne n'est content. Personne, les dirigeants étrangers, je veux dire. On les voit défiler, pourtant. Les risettes sont bien là, les félicitations fusent, quelques hourras s'entendent. Mais il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Non, ils ne pleurent pas le départ de Moubarak. Ça au moins, on le sait. Ils ont besoin de son ombre, pas de lui physiquement. Ils n'ont pas tous mal dormi non plus au même moment, ça ne colle pas. Hmm. Elles restent crispées, pourtant, les bouilles.

La patience, mes petits. Il suffit juste d'attendre la fin des discours pour tout comprendre. "C'est bien, bande de bouseux, vous avez bien fait, vous allez apprendre à jouer à la démocratie, vous le méritez, évidemment, sans doute, c'est dans l'ordre naturel des choses, c'est bien, on est contents pour vous hein, mais... euh... c'est qu'il faut nous le jurer maintenant, d'accord, ah qu'ils sont mignons !, hahaha, allez dites-le, vous n'allez pas envahir Israël hein ?"...

Ahhh ok ! Israël. La passion occidentale. J'avoue qu'on avait le droit de ne pas penser spécialement à la sécurité d'Israël dans ce moment de liesse. Ça me rappelle l'ancien premier ministre turc, Necmettin Erbakan, et sa fameuse réplique quand la classe politique traditionnelle lui disait qu'on ne pouvait rien faire à Chypre sans l'onction des Américains : "Bana ne Amerika'dan !". "Je m'en fous de l'Amérique". C'est étrange, on a envie de dire "on s'en fout d'Israël" mais on ne le dit pas évidemment; on est bien élevés. Et on ne veut surtout pas passer pour un "renieur" de l'Etat d'Israël et corrélativement pour un antisémite...

Mais on vit dans des pays qui ont malheureusement décimé des millions de juifs et qui font tout, aujourd'hui, pour se faire pardonner. Fallait y penser. La dame Merkel, par exemple, elle se devait d'être ferme. Son pays a commis un crime qu'un cerveau humain n'arrive toujours pas à concevoir : brûler des êtres humains d'une manière mécanique...

La souffrance du peuple égyptien sous la dictature, peu importait. L'essentiel, c'était la stabilité donc la sécurité d'Israël; comme si une Egypte islamiste allait forcément embraser la région. On a déjà eu des talibans en Afghanistan, on a toujours les mollahs en Iran et les wahhabites en Arabie Saoudite. Israël est toujours là. Elhamdulillah cela dit. Mais c'est le basculement égyptien qui fait le plus sursauter. C'est comme ça. Ça plombe l'ambiance, évidemment. Car du coup, on se rend compte que la soi-disant seule démocratie de la région fait sa lippe. Une sorte de discourtoisie.

C'est connu : lorsqu'on confie la bride à un peuple musulman, il la refile aux extrémistes. L'Iran en 1979. La Palestine en 2007. Et en forçant les traits, et pour faire jouir les laïcistes turcs, la Turquie en 1950. Car le dogme musulman ne saurait prévoir la démocratie. Des élections libres, non mais ! Des lois faites par les hommes ! Astaghfiroullah... Il faut les "dresser", les musulmans. C'est que leur Livre, qu'ils disent sacré, est systématiquement brandi comme la meilleure Constitution possible. Tu veux du droit pénal ? Tout y est. Tu veux du droit commercial ? Des détails à foison. Du droit civil ? Plus épais que le code civil français. De la science politique ? Allahu ekber...

Voilà donc ce qu'on pourrait voir si les islamistes arrivent au pouvoir en Egypte :
- La tyrannie de la majorité musulmane.
- Un système multijuridique en fonction de la confession des citoyens.
- Des tribunaux propres pour les religieux, disons les oulémas.
- Une discrimination officielle et officieuse contre les minorités ethniques et religieuses.
- Des discours de haine et des appels à la discrimination notamment s'agissant de la location de logements aux juifs.
- Une délégitimisation assurée de l'Etat d'Israël.
- Des racistes décomplexés, membres de la coalition gouvernementale.
- Des obstructions aux activités des organisations de défense des droits de l'Homme.
- Impossibilité de contracter un mariage civil donc mixte.
- Une liberté de ton illimitée pour les oulémas.
- Occupation de territoires voisins.
- Autorisation donnée aux religieux de faire circuler des bus où les femmes sont soigneusement logées à l'arrière.
- Un serment de fidélité à un État islamique.
- Les critères de nationalité définis en fonction de la religion donc par les oulémas.
- Une pression sociale pour le respect des règles religieuses en public.
- Une pression politique sur les journalistes.

Il suffit juste de remplacer "oulémas" par "rabbis", "musulman" et "islamique" par "juif", "Israël" par "Palestine" et "juif" par "arabe". Vous avez bien compris : on parle bien de la situation actuelle de l'Etat d'Israël, "la seule démocratie dans la région". Cette fameuse "villa dans la jungle", chère à Ehoud Barak. Les "Frères" sont déjà au pouvoir, en réalité. Là-bas, oui; et ils ont peur de voir leurs affidés percer en Egypte. On en rit ou en pleure, au fait ?

mardi 8 février 2011

Vive le Roi !

Une nouvelle révolution, nous dit-on. L'Egypte s'agite, Moubarak semble vaciller, les Frères musulmans semblent percer. Un "étranger" qui se nomme El Baradei apprend à sortir dans les rues égyptiennes et à se faire bousculer dans la bonne humeur tandis qu'un oligarque, Amr Moussa, se la joue démocrate et se fait déjà porter sur les épaules. Celui-là même qui avait dû se rasseoir rapidement sur les instances de Ban Ki-Moon alors que le Turc Erdogan claquait la porte. A Davos. Il faisait "pitié" à l'époque, passez l'expression. Aujourd'hui, comme les dés sont jetés, il gagne en confiance. Les serviteurs de Moubarak rectifient leur titulature, c'est la mode. "Ah non alors ! J'étais ministre de la République égyptienne, pas de Moubarak ! Allez, allez, dans les révolutions, il ne faut pas se poser trop de questions !"...


Tout le monde a les yeux rivés sur la "rue arabe". Et sur le "modèle turc". Car il faut démontrer aux gens affolés que l'islam et la démocratie sont compatibles. Israël pique une rage, par exemple. Il préfère les dictatures; apologie de la laisse. Car il pense d'abord à son peuple, il faut le comprendre. C'est que la démocratie, dans un pays arabe, serait contre-productif : elle laisse le gouvernail aux anti-démocrates, comprenez les islamistes. Et les islamistes veulent assidûment la destruction d'Israël. Les Palestiniens, par exemple. On leur avait dit de voter. Ils l'ont fait, d'ailleurs. Mais mal. Malheur au technocrate qui, un beau jour qu'il s'ennuyait dans son bureau du 15è étage, avait décidé d'exporter la démocratie ! Depuis, la sentence s'est imposée : les Arabes sont immatures...


A Istanbul, l'éternelle capitale de l'Empire, une vieille dame suit, sans doute de très près, la déflagration. La dernière "Première Dame" de la monarchie égyptienne, la princesse Fatma Neslişah. Elle vient d'avoir 90 ans. Épouse du Régent égyptien Muhammed Abdulmümin (1952-1953). Mais surtout, petite-fille du dernier sultan ottoman Vahidettin Mehmet VI, par sa mère (Sabiha Sultan, la femme dont Mustafa Kemal avait demandé la main mais qui avait refusé) et petite-fille du dernier calife Abdülmecid Efendi, par son père. La dernière sultane ottomane à être née sous l'empire et donc mentionnée dans le registre impérial des naissances.


L'Egypte, comme on le sait, a été dirigée par des familles étrangères. Des xénocraties, sans interruption depuis les Pharaons. Ce n'est qu'à partir de Naguib et surtout de Nasser que les Égyptiens ont repris leur destinée. C'est que la dynastie Mehmet Ali était une famille ottomane. On parlait le turc dans la cour du Khédive, devenu un temps Sultan et à partir de 1922, Roi d'Egypte. C'est un peu comme les Bernadotte en Suède. Une famille française. J'ignore si ces derniers parlent toujours le français, la langue de leur ancêtre qui, faut-il le rappeler, a toujours eu du mal à parler le suédois...


Le roi Fârûq (1936-1952) avait fini par abdiquer en faveur de son fils, un bébé de 6 mois, Fouâd II. La Régence fut assurée par le prince Abdulmunim, le mari de la princesse Fatma Neslişah. Elle ne durera qu'un an. Le roi Fouad II vit actuellement en France. Sa tante, Fawzia Shirin, une des plus belles femmes au monde, était la première épouse de Reza Pahlavi. Elle aussi, a 90 ans. Et vit en Egypte.


Neslişah Sultan est la "grand-mère" des Ottomans. Celle qui, après le décès d'Osman Ertuğrul Efendi, le chef de la maison impériale décédé en 2009, avait conseillé de ne plus parler de "dynastie" mais de "famille" ottomane. En effet, tous les princes actuels sont nés après la République et ne peuvent donc témoigner d'une quelconque connaissance des habitudes impériales. Cette proposition avait provoqué quelque remous au sein de la "dynastie".


Le Roi Fouâd II aurait envoyé un message de soutien au processus de démocratisation en cours. Car, au fond, qui d'autre qu'un monarque peut avoir une franche passion pour le pays. Son pays. A-t-on déjà entendu un dictateur qui attendrit ? Ils sont tous voués au diable. Les dictateurs se suivent. Les princes et princesses demeurent. Tiens; eh si on rétablissait la monarchie en Egypte ? Fouâd II est là. Prêt, sans doute. Il ne va tout de même pas refuser la Restauration. Et il parle arabe, lui. C'est qu'il s'y est mis. Un bel exemple pour les membres de la famille ottomane qui justifient leur méconnaissance du turc par l'exil. Kenizé Mourad disait encore, samedi dernier, qu'elle n'avait pas le temps ! Bouououh... Allez les Ottomans ! Un peu de courage ! C'est que les réunions de famille ont l'air un peu cacophonique...

mardi 1 février 2011

Linguistique

On se rappelle la scène : à l'occasion d'une réunion des patrons européens, le baron Seillière, leur chef, se mit à parler en anglais. Pas de bol, Chirac était également dans l'assistance. Monsieur le Président s'en indigna et décampa sans tambour ni trompette. Histoire de se payer, sans doute, un scandale que les annales retiendront. Et elles le retinrent. Le Français Chirac contre le "vendu" Seillière. Il rouscailla quelque temps, le Président. C'est qu'il s'était créé une consigne : dans une enceinte internationale où les traducteurs sont nécessairement présents, un Français doit parler en français. Même s'il maîtrise à merveille l'anglais. Cette consigne découlait d'une politique typiquement française : lutter contre la suprématie de l'anglais et retarder autant que possible le "naufrage". Avec une pointe d'arrogance, évidemment. Nous sommes tous charmés de voir des dirigeants étrangers parler notre langue; les Elisabeth II, Blair, Barroso, Berlusconi, etc. etc. Les nôtres sont beaucoup plus réservés; même s'ils connaissent la langue de Babeth (et il y en a, à commencer par Chirac), ils préfèrent tonitruer en bon patois, euh, pardon, français.

Le français, cette langue dont tout le monde se plaignait jadis. Jean-François de La Harpe, messires, en 1790 : "Il est démontré que nous n'avons point de déclinaisons; que nos conjugaisons sont très incomplètes; que notre construction est surchargée d'auxiliaires, de particules, d'articles et de pronoms; que nous avons peu de prosodie et peu de rythme; que nous ne pouvons faire qu'un usage très borné de l'inversion (...)" (cité par Gilles Philippe, Le français, dernière des langues. Histoire d'un procès littéraire, p. 12). Madame Dacier en 1711 : "toujours prisonnière dans ses usages" (p. 24). Fénelon en 1714 : "Notre langue manque d'un grand nombre de mots et de phrases" (p. 24). Même d'Alembert en 1773 : "Aucune langue sans exception n'est plus sujette à l'obscurité que la nôtre (...)" (p. 54). Et même Voltaire en 1766 : "Je vois en vous lisant la supériorité que la langue italienne a sur la nôtre; elle dit tout ce qu'elle veut, et la langue française ne dit que ce qu'elle peut" (p.80) ou encore la "langue française, cette gueuse pincée et dédaigneuse, qui se complaît dans son indigence" (p. 179). Rousseau devait bien être dans les parages : "(...) il n'y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce-que la langue n'en est pas susceptible; le chant français n'est qu'un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue" (p. 217). Enfin, Cioran : "le français est une langue arrêtée" (p. 275). Ernest Renan qui aimait à rester poli pour le français, s'en prenait avec enthousiasme à l'arabe, lui : "L'unité, la simplicité qui distinguent la race sémitique, se retrouvent dans les langues sémitiques elles-mêmes. L'abstraction leur est inconnue; la métaphysique, impossible" (cité par Djamel Kouloughli, "Langues sémitiques et traduction. Critique de quelques vieux mythes", in Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l'islamophobie savante, p. 93).

Bref. Chirac avait sans doute raison en tant que président de la République française. Mais sur le plan de la pratique, il fallait absolument que la digue finît par céder. Voilà ce qui est fait. Car dorénavant, les Français apprendront l'anglais à partir de 3 ans. Quoi qu'on dise, l'anglais doit être être enseigné en priorité. Nous ne vivons malheureusement pas dans une bulle. Claude Hagège, lui, préfère commencer par d'autres langues puisque l'apprentissage de l'anglais s'imposera forcément un jour ou l'autre. Par exemple, l'allemand, l'espagnol, le portugais, l'italien. Et il conseille plutôt l'âge de 6 ans et non 3. Il a sans doute raison sur ce dernier point. Il nous apprend en même temps que la date fatidique pour apprendre une langue, sur le plan de la phonétique, c'est 11 ans. Autrement dit, passé cet âge, l'enfant n'est plus capable d'adapter son larynx à la bonne prononciation. Et c'est bien la raison pour laquelle, je pense que c'est l'anglais qui doit être enseigné dès la primaire puisqu'en 6è c'est-à-dire à 12 ans, ça sera phonétiquement trop tard.

Tous ceux qui apprennent ou ont appris des langues le savent; il faut un sacré temps et une bonne méthode. Et la bonne méthode, c'est Claude Hagège qui nous la décrit : "Ainsi, loin qu'il faille enseigner à l'enfant des listes de mots isolés, ce sont, au contraire, des listes de phrases qu'il convient de lui faire apprendre, dès qu'il a atteint le stade de la communication, même élémentaire, dans la langue" (L'Enfant aux deux langues, pp. 66-67). Autrement dit, commencer par des "automatismes lexicaux" et ensuite glisser vers la grammaire et le lexique. On sait qu'il faut à peu près 400 heures pour commencer à parler une langue. Georges Dumézil, lui, le dinosaure, l'ami des Turcs (il parle de Mustafa Kemal, à partir de 5:00), l'ami des Ossètes, l'ami de Tevfik Esenç (dernier oubykh), préférait la méthode intensive (tout comme le polyglotte turc le plus connu, l'historien Ilber Ortayli). Mais il distinguait bien deux choses : le fait de "parler" des langues et le fait de les "manier". On peut lire et comprendre une langue sans forcément la parler. Les Français, par exemple, manient tous tant bien que mal, l'anglais, l'allemand ou l'espagnol puisque tout le monde a étudié une LV1 et une LV2.

Méthode intensive, donc. Prendre, par exemple, un livre en allemand en édition bilingue, et le lire toute la journée. A force, la morphologie saute aux yeux, les mêmes mots reviennent, on transpire, on s'arrache les cheveux mais au final, on "manie" l'allemand... Il faudrait essayer, pas de doute. Libérer tout un dimanche pour apprendre une langue. C'est sans doute vrai puisque Dumézil le dit. Lui qui maniait quelques dizaines de langues. Moi, j'ai plutôt l'impression qu'il fait le modeste; c'est un génie, un cerveau puissant, un stakhanoviste. Car apprendre le vieil islandais, euh, il faut avoir une sacrée motivation...

C'est la définition même de l'intellectuel; par exemple, pour moi, un intellectuel français doit maîtriser le latin et le grec ancien comme l'intellectuel turc doit connaître le vieux turc, l'osmanli. Soit dit en passant, une rareté. On a même vu des historiens ou des professeurs de littérature, patauger. Les "intellectuels" turcs, juristes, professeurs, journalistes, écrivains, sont pour la plupart incapables de lire une lettre que leur grand-père avait écrite à leur grand-mère; de là, à devenir un intellectuel... Car l'osmanli s'écrivait avec l'alphabet arabe version persane et avait emprunté énormément à ces deux langues. Et la République kémaliste ne voulait surtout pas que les jeunes esprits s'embrouillassent avec cette "scorie". Rappelons que l'osmanli n'est même pas enseigné dans les écoles turques, aujourd'hui encore; si bien que les écoliers qui lisent la littérature turque du début du XXè siècle passent par des traductions...

Alors qu'il n'est pas difficile de s'y mettre puisque le Turc ordinaire est déjà en quelque sorte bilingue. Le vieux turc et le turc moderne n'ont rien à voir mais le vieux turc, dans sa version latine désormais, s'écrit et se parle toujours. En tout cas, dans les rares cercles cultivés. Par exemple, un Turc utilise "yüzyıl" pour le siècle mais il se rappelle aussi "asır" qui vient de l'arabe "asr". Toujours en vigueur. Ou encore "etken" (facteur) en même temps que "âmil" (d'origine arabe), "gelenek" (tradition) et "anane" (origine arabe), "ak" (blanc) avec "beyaz" (origine arabe), "zorla" (par la force) avec "cebren" (arabe), "kanıt" (preuve) avec "delil" (arabe), "etkin" (actif) et "faal" (arabe), "yargıç" (juge) et "hâkim" (arabe), "göçmen" (immigré) et "muhacir" (arabe), "öpücük" (bisou) et "buse" (d'origine persane), "kaygı" (inquiétude) et "endişe" (persan), "ay ışığı" (clair de lune) et "mehtap" (persan), etc.

L'anglais, donc. Selon Claude Hagège, c'est une langue complexe. Plus complexe que l'allemand, par exemple. "L'anglais est (...) une langue à très forte dominance de la composante germanique. Il reste que cette triple appartenance celtique, latine et germanique en fait une langue fort composite, et de ce fait assez complexe. D'autre part, la phonétique de l'anglais est très ardue" (Dictionnaire amoureux des langues, p. 177). L'allemand m'a l'air plus difficile, moi, personnellement. Quoique je ne sois pas non plus un as en anglais. Parce-qu'au fond, l'anglais académique ne demande aucun effort de compréhension. C'est du quasi-français. C'est l'anglais littéraire qui pose, effectivement, problème.

En tout cas, je suis bien content d'avoir "reçu" le turc et de ne pas avoir eu à l'apprendre ab initio. Car c'est une langue agglutinante donc très difficile. Je me suis amusé à lire la Méthode de turc de Michel Bozdémir et j'admire vraiment les étudiants de l'INALCO qui s'y collent. Admirez : Parislileştiremediklerimizdensinizdir... Il y a le ı, aussi. Le i sans point. Qui se prononce comme le ы en ossète (et donc en russe). Ca s'appelle, tout simplement, "la voyelle fermée postérieure non arrondie"... Pour la prononcer, il faut "d'une part la légère ouverture des lèvres, d'autre part leur étirement et leur rétraction, enfin la position de la langue à l'arrière du palais" (L'Enfant aux deux langues, p. 172). Très important car le sens change. Michel Bozdémir donne l'exemple de dış (l'extérieur) et diş (la dent) ou encore sınır (la frontière) et sinir (le nerf). Yâ Rabbi şükür...

Malheureusement, les enfants d'immigrés ne mettent pas à profit ce don. Et ce qui est encore plus regrettable, c'est que la plupart ne maîtrisent correctement ni le français ni leur langue d'origine. Résultat : un pataugis qui les disqualifie des deux sociétés dans lesquelles ils doivent vivre et s'intégrer. La lathophobie les enfonce encore plus. Or, leur bi voire trilinguisme est ce qu'ils ont de plus précieux. La langue ouvre à une autre culture et à une mine d'informations. L'échec de l'intégration n'est rien d'autre, en réalité, qu'un échec linguistique. Surtout en France où le "bien parler" et le "bien écrire" sont, au fond, les seuls marqueurs sociaux. Et l'anglais à 3 ans n'aidera, sans doute, pas. Des trilingues en herbe finiront ainsi semi-lingues. Et rebelote, on revient à la case départ : l'échec des politiques d'intégration et l'indolence des familles immigrées; il faut dire ce qui est...