samedi 26 mai 2012

Tel un coq sur son fumier...

"Oyez ! Oyez !", avait-on semoncé. "Ça ne rigole plus, la Turquie prépare sa nouvelle Constitution". Oh oh... Et la Commission affectée à cette tâche ne venait-elle pas de faire scintiller le premier article : "la dignité humaine est inviolable. Elle est le fondement des droits de l'Homme et de l'ordre constitutionnel". Adopté à l'unisson, s'il-vous-plaît (il n'y avait rien à contester cela dit, mais dans le contexte turc, l'unanimité a son importance même lorsqu'il s'agit d'affirmer une lapalissade). Tout le beau monde fut ravi, les manchettes attirèrent notre attention sur cette tautologie : dorénavant, on va respecter les êtres humains parce-qu'ils sont précisément humains. La Turquie, en liesse, venait de trouver son fondement positiviste : la dignité, la "karama" des révolutionnaires arabes.

Et le Premier ministre prit la parole, on l'écouta et... et... et paf ! On comprit la blague... Où a-t-on vu que la dignité humaine a une importance dans une quelconque contrée musulmane ? Précisément en Turquie, l'Homme, en tant que tel, sans appartenance identitaire, sans attache idéologique, dans toute sa nudité, n'a aucune forme de prééminence axiologique. Ni pour les kémalistes ni pour les conservateurs de l'AKP. Il lui faut toujours une orientation, une communauté qui lui tienne la main. Quand l'Etat AKPiste détermine le vice et la vertu, l'opposition kémaliste conteste, certes; mais conteste le contenu de cette définition, pas le droit d'en établir une...

Colère, encore et toujours. A cause de cette plaie saignante, le "massacre de Uludere". Depuis cinq mois, rien ne s'est passé. "Les enquêtes administrative et judiciaire continuent", officiellement. La vidéo de l'attaque dure quatre heures. 34 morts. Et cinq mois d'enquête pour mettre la cassette, la visionner et faire un tableau avec deux colonnes : les responsables de cette "bavure" d'une part, les sanctions à infliger d'autre part. On se rappelle, en France, à Carcassonne, lorsqu'une démonstration publique avait foiré et fait 17 blessés, le chef d'état-major de l'armée de terre avait démissionné; car il était civilisé, il ne comprenait pas ce qu'il pouvait faire de plus dans son poste avec une telle faute sur la conscience. Car il était là pour honorer une fonction, pas pour l'occuper bêtement jusqu'à la retraite...

Et avec un ministre de l'Intérieur qui débagoule des torrents d'ânerie depuis sa prise de fonctions, on n'a pas finit de dégorger. "De toute manière, si on ne les avait pas tués, ils auraient dû passer au tribunal ! Car ils faisaient de la contrebande !". Bah oui, voilà les propos d'un être humain. Qui plus est, ministre de l'Intérieur d'un gouvernement soi-disant conservateur. Et le Premier ministre, islamo-chariatiste comme on le sait, avoir l'indécence de dire trois jours avant : "ça suffit ! arrêtez de parler d'Uludere, on a casqué et on s'est excusé, c'est bon !". Bah oui... Même si personne n'a encore entendu les excuses officielles de l'Etat... Donc désormais, on pourra massacrer des Kurdes car contrebandiers et on s'en foutra, passez l'expression, des exigences de procès équitable, de dignité, etc. Tout ce blabla qui devrait, inchallah, figurer dans la Constitution des Turcs. Oui, qu'on s'en fout alors...

Les irresponsables de l'Etat, d'un côté donc. Et de l'autre, les conservateurs qui font tout pour mettre sous le boisseau; Ahmet Altan s'est empressé de poser la "question qui tue" : "qu'aurait fait votre Prophète en cette circonstance, chers musulmans ? S'il se serait tu, je prends l'engagement de ne plus écrire sur la religion et les croyants car une religion dont le Prophète aurait fait profil bas face à cette tuerie ne m'intéresse plus; s'il se serait dressé, alors vous, ses suiveurs, pourquoi vous vous taisez ?". Bonne question mais on n'a même pas besoin d'une religion pour pleurer les morts et demander des comptes; être un humain aurait suffi; amplement suffi... Et qu'aurait fait le Prophète ? "Aurait fait" ? Non ! "A fait". Il a déjà agi. Célèbre épisode : il avait envoyé Khâlid ibn al Walîd auprès de la tribu des Banû Jadhima (qui avait tué son oncle quelques années auparavant) afin qu'il leur explique l'islâm en vue d'une conversion; ils se convertirent mais Khâlid, surnommé le "Glaive de Dieu", "les fit lier et les fit mettre à mort l'un après l'autre. Le Prophète, informé de l'action de Khâlid, fut très affligé; il se tourna vers la Ka'ba et s'écria : "Ô Dieu ! Je suis innocent de ce qu'a fait Khâlid ! " (Tabari, Histoire des Prophètes et des rois, éditions de la Ruche, 2006, p. 569). Je suis innocent de ce qu'il a fait, de ce qu'ils ont fait. Je m'excuse et je répare...

La "question qui tue" est ailleurs, en réalité : quid si ces victimes étaient des Turcs ? des vrais, cela s'entend ? de ceux qui soutiennent à cor et à cri Mustafa Kemal ou le parti des nationalistes ? Les clameurs auraient été tout aussi lâches ? Quand les conservateurs, les kémalistes, les gauchistes, les libéraux, les Kurdes, les Grecs, les Arméniens, les Tcherkesses, etc. commenceront à avoir la bile enflammée face aux injustices qui touchent un de leur frère humain,  là, on pourra prendre une feuille blanche, tremper la plume et s'acharner : "la dignité humaine est inviolable". Et avant de la coucher dans la Constitution, un bout de papier au final, cette phrase devra orner le fronton de tous les édifices publics : "Heureux celui qui se dit Turc" out, "la dignité humaine est inviolable" in. Autant dire une farce; une énième...

vendredi 18 mai 2012

La République des lettres...

Hollande le Paradoxeur. Voiiilà. J'ai inventé le qualificatif du nouveau monarque. Spécialiste des chèvres et des choux, qu'il est déjà. Et les socialistes raffolent des mots baroques, comme on le sait : la France entière avait appris un mot nouveau après le crêpage de 2008 : la "commission de récolement". Aujourd'hui, ils nous offrent l'expression "redressement productif". C'est bien... Notre Premier ministre donc, dont la prononciation du nom fait déjà rougir les Arabes, est à la tête d'une administration qu'il n'a jamais eu l'heur de connaître. Comme d'ailleurs le Président, mais bon. On ne va pas assumer un rôle de rabat-joie, n'est-ce pas. Nous devons être dans l'éloge. Car un lustre de pouvoir signifie un lustre d'autorité hiérarchique sur les futurs fonctionnaires aussi... 

D'un côté donc, quatre hauts personnages de l'Etat moyennement connaisseurs des choses publiques (Hollande, Ayrault, Bel, Royal), et de l'autre, un gouvernement d'intellectuels (et donc de chauves). Les énarques sont partout. Même la ministre de la culture est une agrégée de lettres classiques, c'est dire ! Ça ne rigole plus... Et quand on entend Fabius, on a naturellement envie de le décliner : fabius, fabia, fabium, ... Ministre des affaires étrangères et donc européennes, par-dessus le marché, "aber nein !", wha ! ha ! ha !

Ah oui alors, il faudrait faire une analyse patronymique pour s'égailler un peu; car à côté de Hollande (Monsieur le Président), on a un Moscovici. Un fils d'immigrés. Énarque et tout le tralala. Des Benguigui, Filippetti, Fioraso, Belkacem, Valls, Arif. Il y en a une qui doit s'étouffer. Et franchement, une Taubira, garde des sceaux, c'est épatant, malgré son inscience notoire dans ce domaine. Ça tombe bien, a-t-on envie de dire... Mme Aubry, la pauvre, veux-je m'éplorer, en passant. C'est une bizarrerie française, le leader du Parti n'est pas automatiquement Premier ministre, c'est un "premier ministrable" parmi d'autres. Et la "duchesse de Lille" boude, évidemment. Car, comme dirait Stendhal, c'est "une femme (...) accoutumée à l'auréole de flatteries dont une haute position et une grande fortune entourent la vie"...

Heureusement que Monsieur le Président a parlé de laïcité, d'apaisement et de rassemblement dans son discours d'investiture. Les citoyens musulmans, à 90 %, avaient voté pour lui, ça tombe bien, voulais-je dire que j'ai étouffé de rire; de dépit, évidemment. C'est qu'assurer l'apaisement et le rassemblement avec un ministre des Cultes (et accessoirement de l'Intérieur) dénommé Manuel Valls, euh... Pauvres musulmans ! De Charybde en Scylla. Et comme les ministres de culture islamique feront profil bas, comme leurs prédécesseurs, dans les "moments de tension", ils compteront peut-être sur une "défenseure" des libertés qui se trouve être la ministre de la Justice... Et heureusement que Jean Glavany a disparu de la circulation, vous l'imaginiez, ministre délégué à la laïcité ! Ouf, on l'a échappé belle... Bref, un bémol dans un tableau idyllique; et comme toujours, le bémol affecte, en premier lieu, les musulmans...

mardi 1 mai 2012

Dans le siècle, j'échelle, tu grimpes, il escalade, nous ascendons...

"Et si ton père était resté à Istanbul et avait accepté l'offre de son cousin de se lancer dans l'industrie, que serais-tu devenu ?", m'avait interrogé un "camarade d'infortune". La question renfermait, en réalité, une structure orientée vers la réponse, car on ne finit jamais chômeur quand on a un père industriel, n'est-ce pas. Un sage de la génération de mon père m'avait également glissé un jour : "a-t-on eu tort de venir en France, selon toi ?". Et moi, dans la précipitation : "pour vous, ce fut sans aucun doute un déchirement, mais moi, je suis satisfait".

Chiche ! La nature humaine est ainsi faite : le présent apprivoisé conduit à un bercement d'esprit. Qui a la chance de ne pas se soucier des considérations liées au futur a, corrélativement, la malchance de débiter assez souvent des âneries sur son état d'âme du présent... "J'aurais acquis un droit à l'insouciance", ai-je répondu. "Et j'aurais été malade que de trop d'aise", ai-je ajouté. Oui. Quand j'y pense, "a-t-on eu tort de venir en France, selon toi", il fallait que je répondisse, "vous avez eu tort de quitter la Russie"...

C'est que je me suis fait une théorie, moi et j'y tiens car rien n'a pu encore l'ébranler; les enfants d'immigrés sont condamnés à un déchirement. Spécifiquement ceux de la deuxième génération, les héritiers d'étrangers et les ancêtres d'intégrés (voire d'assimilés) et rien, entre-temps. Il ne faut pas tomber dans le panneau, dans le mythe de la méritocratie républicaine car il manque le sésame : les codes, les accointances, l'assurance. Connaît-on des exemples de réussite précoce ? Un enfant d'Algériens devenu haut fonctionnaire ? un enfant de Turcs devenu professeur agrégé ? un enfant de Marocains devenu député ? Dans les marges, peut-être...

La réussite doit ramper, s'étaler dans le siècle avant d'aboutir à une légitimité, une place et finalement une consécration. C'est une aventure collective. Il faut se délester d'un univers mental, des futilités, des effluves de ses origines. Le parvenu ne sera qu'un "parvenu" dans l'autre sens du terme : il n'aura pas "l'esthétique de la réussite" et sera disqualifié. Imaginez le fils d'un père inculte et d'une mère analphabète, le frère d'un menuisier ou d'une coiffeuse, devenir sociologue ou politiste ou membre de je ne sais quelle profession intellectuelle : ça ne colle pas ! Car il manque un socle, une profondeur, une ambiance familiale idoine, de la branche, en somme. Il ne s'agit pas de dédaigner les professions de la fratrie qui seraient, par essence, méprisables mais elles ne permettent pas le "lancement" d'une dynastie cohérente...

Donc chers petits, il faut bien que je dessille les yeux; au nom de quoi, je n'en sais rien mais c'est comme ça. Et c'est la fête du Travail, aujourd'hui. Et moi, toujours à la recherche d'une carrière. Comme la réforme des concours au ministère des affaires étrangères complique les choses (le turc n'étant plus une langue de la section Moyen-Orient mais de la section Europe orientale d'où le basculement de l'aire géographique à étudier alors que je me suis patiemment spécialisé en civilisation arabe), il fallait bien que je m'épanchasse. Sans rancune. Il est des gens qui ont besoin d'instabilité, d'impermanence pour rester en suspens, pour ne pas s'installer dans la vie quotidienne, la banalité de l'existence.

Des aiguillonneurs, il nous a manqués. Des gens qui auraient pu nous parler de l'École normale supérieure, de l'École nationale d'administration, des écoles de journalisme, de l'agrégation, des séjours linguistiques, etc. "Décrispe-toi, tu seras journaliste, tu verras !". M'ouais. Le "fils de l'instant" ne conjugue jamais au futur, comme on le sait. Il n'en a ni la capacité mentale ni la "plénitude nourricière". Oyez oyez ! Ce n'est ni la gauche ni la droite qui va vous sauver; c'est votre sens du réalisme : vous serez des ancêtres, illustres peut-être. Et cela sera un motif d'apaisement. Dans la tombe, cela va de soi...