jeudi 25 octobre 2012

Chacun sa marotte...

Le jour où le musulman remettait sa blouse était arrivé. Il devait perpétuer la "jurisprudence" d'Abraham; certes, les théologiens n'étaient pas unanimes, comme d'habitude, mais la voix de la dissidence était encore trop inaudible pour se risquer à renier une "prescription". Chez les Hanafites, une des quatre écoles juridiques du sunnisme, on hésitait entre "wâjib" et "sounna". Le maître éponyme, Abû Hanîfa, avait estimé que le Sacrifice était une obligation (wâjib), ses disciples, une habitude du Prophète (sounna). Alors, le commun des mortels préféra ne pas pousser l'analyse; d'ailleurs, on ne lui demandait pas de s'interroger, trop risqué. Il devait obtempérer. Il s'exécuta. Il se rendit à la mosquée et l'expédition commença...

Et il devait encore se justifier. Car musulman en terre occidentale. Et terre occidentale fortement sécularisée. Alors quand il vivait sa religion, d'autres lui en voulaient. Le syndrome de celui qui vit mal sa sécularisation : celui qui coule rêve de voir tout le monde couler; si Dieu existe, ils serreront les rangs. Oui mais le musulman s'en fichait; dans son coin, il voulait honorer son Dieu. Et il était convaincu que Celui-ci lui demandait de sacrifier un animal tous les ans pour renouveler sa soumission. Cure-dent dans la bouche, l'homme sécularisé protesta. Un "carnage", une "barbarie" ! Mais le musulman ne prit pas la mouche. Après tout, dans le pays du foie gras et des salles de torture que sont les salles de gavage, il n'était pas à la première sensibilité près, inventée spécialement contre les musulmans. L'usage...

BB, comme de coutume, dénonça tout abattage; elle fustigea "rituels religieux archaïques d’égorgements douloureux", "tradition musulmane sanglante", "barbarie", "abominations", "tradition atroce". De l'avis général, elle aurait eu raison si elle n'avait pas opposé encore une fois les "nous" et "eux" : "la France est un pays civilisé, un état laïque", "pour moi, et pour une immense partie de la population française, ce jour de l’Aïd est un cauchemar". Mais pour la corrida, on ne retrouva pas les grands mots du genre "la France est un pays civilisé" ou "pour une immense partie de la population française". C'est que dans cette dernière affaire, il n'y avait pas de musulmans à stigmatiser...

La sauvagerie des uns devenait exotisme pour d'autres. Les présidents américains avaient beau gracier une dinde, les autres étaient exécutées. Les Français avaient beau rouspéter pour le "mouton", ils dégustaient à 80 % du foie gras lors des fêtes. Ainsi allait le monde : on tuait des animaux. L'article de loi avait beau demander un étourdissement préalable, on l'étouffa d'exceptions. Des centaines de milliers de chasseurs. Des centaines de milliers de pêcheurs. Des milliers d'adeptes de la tauromachie. Et des collectionneurs d'insectes. Les "barbares" étaient devenus la règle, les civilisés, l'exception. On avait même inventé des tue-mouches, c'est dire. Sans crier gare, on tuait. Des mouches. Sans étourdissement préalable...

Il fallait dire que le musulman s'attendait à ces vagues, à ces pâmoisons d'usage. "Qu'arrive-t-il quand une de nos actions cesse d'être spontanée pour devenir automatique ? La conscience s'en retire" disait Bergson. Chacun déballait ses habitudes de pensée. On réagissait par réflexe. En revanche, il fut encore plus pathétique : le mufti de Turquie avait fixé la date du Sacrifice au jeudi 25 octobre.  Et il s'en alla au pèlerinage à La Mecque. Les autorités saoudiennes avaient opté pour le vendredi 26 octobre, pour leur part. Comme la plupart des pays musulmans, d'ailleurs. On était donc dans le burlesque : le mufti allait fêter, un vendredi et ses ouailles, un jeudi. Du haut de son hôtel mecquois, il fit une conférence de presse pour rappeler le motif du décalage. Le même motif. Une histoire de décompte. Ainsi allait le monde musulman : la vigile et le jeûne pour les uns sur le mont Arafat, la fête et la bombance pour les autres sur les plaines anatoliennes. Une habitude. Une énième. Avec un grand mufti devenu pèlerin selon le "calendrier musulman saoudien", et pécheur selon le "calendrier musulman turc". La cerise sur le gâteau...

mardi 16 octobre 2012

"Fougue n'est pas force"

Et après, on critique la monarchie. J'aurais été diplomate, j'aurais conseillé au ministre de soutenir une restauration. La Seconde Restauration. Car ce qui est bien dans un royaume moderne, c'est que le monarque est obligatoirement un sourd-muet. Son silence n'est ni approbation ni lâcheté, c'est un devoir. Et quoi de mieux pour un diplomate que d'avoir un chef d'Etat officiellement taiseux. Pas de violations à dénoncer donc pas d'acrobaties verbales à mettre au point.

Alors quand on a un président qui plus est chef de l'exécutif et qui plus est socialiste, le ministère doit bouillir. Je ne sais pas moi, Sa Majesté aurait visité des musées, baptisé des bateaux, célébré la journée de la Croix-Rouge, présidé l'ouverture académique d'un centre de formation professionnelle, inauguré une bibliothèque municipale (et l'aurait réinaugurée après une fermeture exceptionnelle pour travaux), serait allé à des concerts de charité. Bref, aurait fait de la figuration.

Mais voilà que nous vivons sous le régime de la Vè République. Alors, l'universitaire, le journaliste, l'étranger, le technicien de surface et le taulier guettent son discours. Un véritable drame pour le diplomate. Car plus un acteur politique a des auditeurs, plus il a besoin de formules passe-partout. Formules qui doivent être ciselées par des collaborateurs et leurs sous-ordres. Un sermon à l'assemblée générale des Nations-Unies, une conversation dans un bistrot, une allocution à la télévision, une parlote à l'Académie des sciences morales et politiques, un entretien à l'Elysée avec les syndicats, tout doit se tenir. Bah oui...

Et donc quand le président socialiste de la Vè République se rend en Afrique, on se met à rêver. Il va dénoncer le dictateur, lui hurler démocratie, le "maraver" ma parole ! Alors, le diplomate ne sait plus à quel saint se vouer. Car le Président défend les principes, lui a besoin de pondération. Du genre, un tête-à-tête musclé (alias "discussion franche") mais les yeux sur un prompteur en public. Tout le monde connaît les vieux termes du vieux débat :  défense des principes ou sauvegarde des intérêts ? Intérêt supérieur du pays ou intérêt supérieur de l'Etat ?

Il s'avère que les hommes de gauche sont particulièrement sensibles à la sincérité. Des gens cérébraux, normal. Des éléphants dans un magasin de porcelaine, pourrions-nous dire mais ça ferait mauvais effet... Du coup, le Sieur du Congo-Kinshasa a eu droit à des remontrances sur la situation des droits de l'Homme. Et son pote du Burkina Faso a volé à son secours : "ce qui manque souvent à la France, c'est de connaître les réalités africaines et de les prendre en compte". Ben voyons. Mais comme la France ne peut narguer tous ceux qui violent les droits de l'Homme (adieu contrats !), il faut trouver des formules. Alors oui, ce que fait la Syrie s'appelle un massacre mais en ce qui concerne le Bahreïn, on a le "droit de dire les choses autrement". Et toc !

Le diplomate, lui, "l'habile dans les relations", sait précisément quand et où il faut monter sur ses grands chevaux. Car il est un adepte de la règle de l'effet utile. Il est des situations où il ne sert à rien de faire de la prose, sinon à plomber l'ambiance et à faire sauter des contrats. Les camarades russes, eux, ont tranché : "je me fous éperdument de savoir ce qui se passe chez les autres, et les autres doivent donc en faire de même sur ce qui se passe chez moi !". Ah oui alors, tout un art. Et quand la langue nous démange, vaut mieux s'accrocher au multilatéralisme et noyer sa voix dans le brouhaha de la masse plutôt que de parader tout seul. Il ne faut pas être le premier à tomber, n'est-ce pas; ça ne sert strictement à rien, sinon à prouver son imbécillité.

Sa Majesté n'aurait rien dit, lui. Ni pour la Syrie, ni pour Bahreïn, ni pour la Chine, ni pour le Congo-Kinshasa. Il aurait bu son café tranquillement. Le Président doit tout calculer : chaque contrat de perdu pour chaque minute de dénonciation. Autrement dit, combien de perdants, combien de gagnants ? Combien de perdu, combien de gagné ? Je ne vais pas faire l'islamiste en ces temps obscurs mais un principe cardinal du droit islamique dit qu'il vaut mieux 60 ans d'injustice qu'un jour de désordre (qui deviendra plus tard le "une injustice vaut mieux qu'un désordre" de Goethe). L'Etat choisit l'option la moins mauvaise. A la société civile de choisir la meilleure. Et tout ce qui concerne la probable collaboration entre l'Etat et la société civile relève précisément de la confidentialité. Le but n'est pas d'avoir raison et de se faire évincer, c'est d'avoir un peu tort mais de rester dans le processus. N'est bon que ce qui est utile au plus grand nombre...