samedi 31 mai 2014

Déconstruction

Un des pipeaux les plus tenaces voudrait que les alévis soient des "musulmans libéraux" et les sunnites des barbus qui affolent la planète entière. Un slogan vite construit, vite répandu. L'air du temps, on se spécialise dans ce que l'on connaît le moins bien. Alors vas-y pour des "experts" qui nous sortent cette ânerie à longueur d'articles. Ceux qui manifestent à droite à gauche, à Gezi, en Allemagne contre Erdogan, le feraient par sensibilité pour la défense des droits de l'Homme et des "Lumières". Liberté d'expression, liberté de culte, liberté individuelle. En contrepoint, les sunnites, les "musulmans rétrogrades", seraient les suppôts du démon, des orthodoxes au sens politique du terme. Du blabla, évidemment...

Lorsque le premier ministre turc, Tayyip Erdogan, a évoqué un courant "alévi sans Ali" en Allemagne, il a été rapidement vilipendé. Incitation à la haine religieuse, ont braillé des nunuches. Comme si l'alévisme n'était pas une nébuleuse, une croyance singulière où se croisent des musulmans, des agnostiques voire des athées. Il ne s'agit pas seulement, comme le pensent béatement certains, de glorifier "l'amour d'Ali", le gendre et le cousin du Prophète qui aurait dû, selon les alévis, devenir calife. Dit en passant, comment les partisans d'une succession héréditaire peuvent devenir les chantres de la démocratie, comprends pas. Celui qui se donne la peine de naître dans la famille de Mouhammad doit lui succéder. "Libéraux", m'ouais...

L'islam ne rejette pas le soufisme, Dieu merci. Cette "école de la sagesse" qui va au-delà du formalisme imposé par le dogme. Par exemple, les mevlévis sont des musulmans, ils prient, ils vont à La Mecque, ils jeûnent ET ils s'adonnent à des pratiques spirituelles avec ney et danse giratoire, entre autres. Idem pour les naqshis, ils font tout ce que leur demande le Coran ET rajoutent le zikr, la récitation des attributs de Dieu. Or, un certain alévisme n'ajoute pas à l'islam, il retranche. Tellement qu'on se demande s'il fait toujours partie de la sphère islamique. A force de rejeter les cinq prières quotidiennes, le pèlerinage, le jeûne du mois de Ramadan, on ne se demande pas s'ils sont libéraux ou non, mais s'ils sont musulmans ou non... 

Et ce n'est pas faire offense aux suiveurs de cette spiritualité que de souligner cela. Chacun fait ce qu'il veut avec les moyens qu'il veut. Il s'agit seulement de mettre les points sur les "i". Pourquoi les forcer à se définir par rapport à l'islam ? Tiens, le vice-premier ministre, Emrullah Isler, n'a-t-il pas argué de cette "prémisse" pour déclarer le plus sérieusement du monde, "les 'cemevi' (lieux de rassemblement des alévis) ne sont pas des lieux de culte puisque les alévis sont musulmans et les musulmans n'ont qu'un lieu de prière, c'est la mosquée" ! Un ministre d'une République qui se prétend laïque fait une leçon de théologie pour rejeter un droit ! Dans sa tête de musulman, il a ses raisons mais en tant que responsable politique, il a tort. 

Il a tort mais c'est parce-que les musulmans ont tort. Ils essaient, coûte que coûte, d'intégrer l'alévisme dans l'islam. Rien ne les unit, même pas leur "Livre sacré", tant pis, on fait comme si. Et quand on fait comme si, tout le monde en pâtit. Certes, le gouvernement prépare pour la vingtième fois un "paquet" de réformes en direction des alévis et leur promet formation des "dede" et financement de leurs édifices. C'est très bien mais cela ne règle pas le fond du problème. La perception d'une "arrogance" sunnite et d'une victimisation alévie. Et quand vous êtes victimes, on ne vous accable pas, on vous plaint. Tout comme les bouddhistes. Qui connaît la position du bouddhisme sur les femmes ? Personne. Pour l'heure, on le défend contre l'arrogance chinoise...

"Alors, faisons un pas de plus", m'a soufflé l'ami Muhayyel. "Plus on considère les alévis comme des musulmans, plus on considère les sunnites comme des parias. Car, les alévis sont taxés de "libéraux" par rapport à la pratique assidue des sunnites et plus ils s'éloignent des canons religieux, plus ils se voient tresser des couronnes. Si l'alévisme quitte l'islam, on essaiera de l'analyser comme une religion à part entière. Et on se rendra compte que, loin d'être une voie séraphique, il peut avoir aussi, comme le sunnisme, des incohérences. C'est un peu vache mais c'est comme ça : d'une pierre, deux coups : rétablir les droits des alévis et restaurer l'image des sunnites". Ouah, le diable y perdrait son latin...

Pirlere Niyâz Ederiz (Deyiş) - Kalender Şâh

lundi 12 mai 2014

Zutisme par-ci, zutisme par-là...

Nan, franchement, le pauvre. Tout le monde est contre lui, tout le monde balance son index, tout le monde le tance. Alors qu'il construit des ponts, des autoroutes, des logements, j'chai pas moi, des centres commerciaux. Et voilà que les ingrats pullulent à chaque coin de rue. Ça doit énerver, il a raison. Nous autres, gus ordinaires, nous ne faisons que nous tourner les pouces, lui doit dormir 6 heures par jour, travailler 18 heures, s'exploser les méninges pour trouver solution à tout; il donnerait un doigt de sa main pour recevoir un "merci". Que nenni ! D'autres rouscaillent liberté d'expression, Twitter, Zwitter, YouTube, des trucs trop abstraits, n'est-ce pas. Lui offre du pain, du travail, de l'espoir. Comme dirait Chirac, "le premier droit de l'homme, c'est de manger, d'être soigné, de recevoir une éducation, d'avoir un habitat"...

Et c'est quoi d'abord, cette pratique ? Le président de l'Allemagne arrive, parle de libertés devant les micros ! Un homme grossier, assurément. A-t-on vu un hôte dire en public ce qu'il est convenu de dire en privé ? A quoi ça sert les coulisses ? "Oui mais c'est un ancien pasteur, un droit-de-l'hommiste, il est comme ça !". Rien à foutre, pardon. Erdogan, droit dans ses bottes, ne peut qu'avoir raison : "toi le cornichon ! Arrête d'abord tes nazis qui tuent mes Turcs. Garde ta raison pour toi, allez oust !". Reductio ad Hitlerum, crient les vendus...  Et dernièrement, le président de la Cour constitutionnelle qui lui délivre une leçon de droit devant tout le monde ! Nan mais franchement ! C'est quoi ce délire ! Le grand Erdogan devenir une tête à claques !

Et rebelote, hier, c'est au tour du bâtonnier du Conseil national des barreaux, un certain Metin Feyzioglu, de débiner. A l'occasion du 146è anniversaire de la création du Conseil d'Etat. Madame le président du Conseil d'Etat a blablaté pendant une demi-heure comme l'impose la coutume et Monsieur s'est donné une heure pour faire un "discours sur l'état de l'Union". Franchement, le bâtonnier parler du séisme de Van, de la politique extérieure, des droits des handicapés, de la mort d'ingénieurs de l'aéronautique ou de la fête du travail, quel rapport avec la juridiction administrative ? C'est un ex-futur juge administratif qui le dit, s'il vous plaît. Hein ? Notre Erdogan national a d'abord commencé à remuer, ensuite il a marmonné, enfin il a tonné. "Menteur, grossier !", lui a-t-il lancé. Et la nation avec lui...


Et le président de la République, qui ne sait toujours pas s'il sera reconduit ou non par son mentor, a essayé de faire l'arbitre. "Hep hep ! Calme-toi !". Le premier ministre était rouge de colère, lui, envoyait des sourires présidentiels à droite à gauche. Tellement marrant que Erdogan, qui a reproché à Feyzioglu de ne pas avoir le sens du protocole, a lui-même poussé le président à la sortie, mieux, il l'a devancé. L'autre, pardon le chef de l'Etat, a suivi. La présidente du Conseil d'Etat, toute penaude, aussi. C'est qu'elle a été désignée grâce au "soutien" du premier ministre. Ah oui oui, il avait demandé à son ministre de la justice de tout faire pour assurer sa nomination, euh, son élection. "Une femme, c'est toujours bien pour l'image de notre pays"... Et dans la soirée, la juridiction a pondu un texte où elle dit en gros "ouais d'abord, bouhhh Feyzioglu..."



Les intellos en sont encore à exhumer la jurisprudence européenne, du type, "les limites de la critique admissible sont plus larges à l'égard d'un homme politique, visé en cette qualité, que d'un simple particulier : à la différence du second, le premier s'expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance" (Lingens c. Autriche, 8/07/1986, §42). C'est ça, oui. On ne la fait pas à Erdogan ! Il l'a d'ailleurs annoncé. Il ne remettra plus les pieds dans les juridictions pour écouter pendant des heures les laïus des "petits pois". A bas la juristocratie...

Heureusement que l'économie est sur de bons rails. Parce-qu'il fut un temps où les chamailleries au sommet de l'Etat avaient mis à terre le pays tout entier. Ahmet Necdet Sezer, le président de 2000 à 2007, avait balancé à la figure du premier ministre Bülent Ecevit le livret de la Constitution. Celui-ci, personnification même de la courtoisie, en avait été outré; il s'était précipité devant les caméras pour trembler et se plaindre. Résultat : l'économie s'était effondrée dans l'heure qui avait suivi... Elhamdulillah, Erdogan, lui, c'est du tac-au-tac, hier à David Ignatius avec le célèbre "one minute" (et non à Shimon Peres comme on essaie souvent de le faire croire), aujourd'hui à Metin Feyzioglu. T'es beau quand tu t'énerves...

Et les Turcs l'aiment pour ça, précisément. Tous les opprimés ont reconnu en lui le grand "riposteur", celui qui renverse la table, celui qui venge les barbus et voilées proscrits, celui qui remet le "peuple", le vrai, au cœur de l'échiquier. Bon, ses conseillers sont plus du genre à casser son nez à coups d'encensoir qu'à convaincre les réticents de manière rationnelle, mais tant pis. Il fascine. On se rappelle tous l'ancien premier ministre Adnan Menderes, renversé par un coup d'Etat en 1960. Lors de son procès, il multipliait les marques de déférence. Trop courtois, trop respectueux, trop plan-plan. Résultat : pendu... C'est le mot clé : le peuple est "épaté" par Erdogan. Un mâle, un baroudeur. Alors, l'intellectuel qui ignore le b.a.-ba de la sociologie politique turque, a beau s'évanouir, l'électeur n'en a cure. Il l'aime et c'est tout. Autoritaire ? Ben alors ! Dictateur ? Pfff ! Ce n'est pas un parangon de la démocratie, on le sait, il le sait. C'est le porte-voix de la "majorité silencieuse". Et c'est déjà ça. Voix, peu importe qu'elle soit si souvent cinglante...