samedi 28 mars 2009

Contingence

C'est sans doute une incongruité mais la question de la mort m'a toujours préoccupé; au sens premier du terme, en termes d'étude, d'analyse. Les fréquentes visites d'Azraël à la "maison" y sont sans doute pour quelque chose. Une seule certitude : la mort. Une probabilité : l'au-delà. Et à l'instar de Pierre Loti, c'est sans doute pour cette raison que je suis croyant; je n'arrive pas à imaginer que le visage de mon père ne puisse être qu'une "combinaison d'éléments susceptibles de se désagréger et de se perdre sans retour dans l'abîme universel" (Le roman d'un enfant). Absurde.


La Turquie avait retenu son souffle; un homme politique d'envergure venait de s'échouer sur une montagne à bord de son hélicoptère : Muhsin Yazıcıoğlu.

Le président d'une petite formation de droite nationaliste et religieuse. Aucune proximité avec ses idées, pour ma part. Mais il était respecté. Un de ceux qui ont encore une échine inflexible; en politique, chose rare. Il l'avait dit avant de s'envoler : "personne n'a la garantie de vivre dans les deux secondes qui suivent; à quoi bon être une girouette !" Après 48 heures de recherche, on a trouvé son corps; inanimé. On ne pleure pas dans les familles, mais tout comme. La Nation turque se désole.


Un étrange sentiment qui aspire notre énergie; on s'attriste parfois sans raison. J'ai ressenti ce même sentiment à la mort de François Mitterrand; encore jeune, assez jeune pour avoir une conscience politique, mais sa mort m'avait marqué. Pareille pour Hrant Dink; un journaliste turc d'origine arménienne assassiné pour d'obscures raisons. Je ne le connaissais pas trop, on le voyait de temps en temps en train de protester et défendre ses idées; tué en pleine rue. On n'avait pas pleuré dans les familles, mais tout comme. La Nation turque avait été écoeurée.


J'ai toujours pensé qu'il fallait savoir partir; vivre comme si on allait mourir demain, nous apprend la sagesse islamique. Prêt. Pas en catastrophe. Et la jeunesse n'est pas un bouclier; elle "fauche" en une seconde, la camarde. Fini. Rûmi parlait de "chab-i arus", le jour de noce; il allait rejoindre son Bien-Aimé : "le jour de la mort, quand mon cercueil sera emporté, ne croyez pas que j'ai quelque peine à quitter ce monde. Quand vous verrez mon corbillard, ne dites pas : 'Il part ! Il part !' car ce moment sera pour moi union et rencontre. Et quand vous me déposerez dans la tombe, ne dites pas : 'Adieu ! Adieu !' car la tombe est un voile qui cache la réunion au Paradis".


"Je ne crains pas la mort. Je préfère cet inéluctable à l'autre qui me fut imposé lors de ma naissance. Qu'est-ce que la vie ? Un bien qui m'a été confié malgré moi et que je rendrai avec indifférence" disait Omar Khayyam; et il a bien raison. Une seule certitude : la mort. Il faut savoir partir, la besace sur l'épaule. Et c'est terminé... "un vil insecte a paru puis disparu".

mercredi 25 mars 2009

Kurdistan

Enfin, le mot est tombé : "Kurdistan". Le Président turc, Abdullah Gül, s'est référé diplomatiquement à cette entité géographique; dans l'avion qui l'emmenait à Bagdad. Bien sûr, il n'a pas prononcé "le" mot mais s'est amusé à demander aux journalistes qui l'accompagnaient de bien vouloir lui rappeler le nom que l'on donne à cette partie de l'Iraq. "Bah Kurdistan, voyons". "C'est écrit dans leur Constitution, a-t-il dit, ça s'appelle comme c'est écrit".


Et il a fait deux gestes, le Président Gül : il est venu avec sa femme (qui n'a rien à visiter puisque tout est dévasté) et il est resté deux jours. Deux jours ! "Et ?", bah, pour montrer que le Grand Turc est vaillant, qu'il ne s'enfuit pas le soir de son arrivée comme le font les autres dirigeants qui ont peur d'y laisser leur vie. "Allez, allez, ne sortez pas les bagages, on repart, tout peut exploser d'une minute à l'autre"...

Et ça fait un pied de nez aux Grecs, aussi; les fiévreux. "T'as vu, nous, nous sommes une grande puissance, nous ne jouons plus sur les mots, haha", "nan nan et nan, j'ai dis, pas de Macédoine, on parle d' "ancienne-république yougoslave de Macédoine", nanik !" Le règne du "soi-disant". Un membre de phrase très prisé dans les relations internationales. Les esprits rétifs sont contents; leur déni trouve réconfort avec ce petit bout : le "soi-disant génocide arménien", "le soi-disant Etat du Kosovo"; les Géorgiens articulent lorsqu'ils en parlent à force de ne pas être entendus: "le soi-disant Etat abkhaze ou sud-ossète". Ca fait du bien à tout le monde.

Il y a encore un mois les diplomates inventaient des expressions pour éviter de dire la vérité : le Nord de l'Iraq, l'Iraq du Nord (http://sami-kilic.blogspot.com/2009/02/entetement-fieffe.html); on changeait même les dénominations officielles : l'Union patriotique du Kurdistan de Talabani devenait Union patriotique du Kurdistan irakien et celui de Barzani, Parti démocratique du Kurdistan irakien. On avait peur. Peur que les mots entament l'intégrité territoriale de la Turquie... Un général avait même osé : "comment Kurdistan irakien ? Vous voulez dire qu'il y a d'autres kurdistans !!!" L'on apprend à l'occasion que dans les années 80, un avion iranien qui portait le nom Kurdistan (car là-bas, le problème était déjà résolu) n'avait pas été autorisé à atterrir sur le sol turc...

Le Président irakien, d'origine kurde, était ravi, évidemment; il en a profité pour lancer un ultimatum au PKK : "soit tu déposes les armes soit tu quittes l'Iraq mais nous préférons le désarmement et la voie politique". Faut-il lui rappeler que la voie politique est déjà utilisée : 20 députés du PKK au Parlement turc. Il ne reste plus qu'à amnistier les troglodytes et expédier les seigneurs en Suède. Dans la joie et la bonne humeur. Les youyous des mères kurdes se font déjà entendre; sanglots pour les mères des "martyrs". Paix et justice n'ont jamais été crochues, malheureusement; il faut choisir la sérénité future à la colère actuelle.

Convoquons l'histoire et mesurons le pas : un ministre de la Justice (Mahmut Esat Bozkurt) déclarait à propos des Kurdes en 1930 : "Mon idée est la suivante : que tous, les amis, les ennemis et les montagnes sachent bien que le maître de ce pays, c’est le Turc. Ceux qui ne sont pas de purs Turcs n’ont qu’un seul droit dans la patrie turque : c’est le droit d’être le serviteur, c’est le droit à l’esclavage" (Hamit Bozarslan, "Les minorités en Turquie", Pouvoirs, n° 115, nov. 2005, p. 108). Belle avancée ! L'on a sans doute compris également qu'avec nos généraux, cette "guerre" ne sera jamais remportée. Donc solution strictement militaire, out. Et que dire d'Ahmet Altan comparant Abdullah Öcalan (le chef du PKK qui purge sa peine en Turquie) à Nelson Mandela ? Il faudrait l'intégrer dans le processus de paix, nous dit-il; idée assez osée. Je n'arrive pas à avoir un avis là-dessus. L'on n'attend plus qu'Amnesty International le déclare "prisonnier de conscience" !

Bien sûr, tout le monde attendait avec impatience les réactions. Le MHP (parti de droite nationaliste) ne s'est pas fait attendre : "nous, la Constitution irakienne, on s'en fout, le Président Gül a prêté serment sur la Constitution turque, qu'il la ferme donc !"; le CHP (parti de gauche nationaliste) s'est rallié à cette analyse : "ah oui alors, t'imagines si l'on doit lire à chaque fois les constitutions des pays; l'Arménie, par exemple, nous réclame des terres dans sa Constitution même, qu'est-ce que l'on fait du coup ?" Même le DTP, parti kurde, boude : "insincère". Et le Président Gül a dû répéter, à son retour en Turquie, qu'il n'avait jamais prononcé le mot Kurdistan. "Ce sont les journalistes qui n'ont qu'ce mot à la bouche, mon cher, moi, je me tais dans ces moments, n'ai-je pas raison ?"

Et quand on pense que tout ce scénario aurait pu être différent si l'on n'avait pas cédé Mossoul en 1925. Pis : Murat Bardakçı, journaliste turc spécialiste de l'Empire ottoman, a mis au jour des documents qui attestent de la négociation entre Théodore Herzl et le sultan Abdulhamid sur le sort des juifs désireux de revenir en terre promise; le Sultan, très futé, aurait utilisé Herzl pour éponger les dettes de l'empire en lui promettant non pas la Palestine mais le nord de l'Iraq. Le foyer national juif en Iraq. Il n'a pas tenu sa promesse, évidemment. Heureusement d'ailleurs, on a déjà du mal à pleurer pour les Palestiniens, alors les Kurdes en sus, ça nous aurait amenés à des aventures; à la dérive.

dimanche 22 mars 2009

Vulgum pecus contra papam ergo Deum

C'est connu, il est difficile pour un chef d'Etat de dire à son hôte ses quatre vérités devant tout le monde. Il faut avoir une langue diplomatique; ne pas blesser, ne pas heurter, ne pas bousculer. Maudire dans les couloirs, se taire en public. Ou insinuer en public et atténuer en privé. Il faut éviter les ruptures diplomatiques, cela se comprend : adieu contrats, alliances, influences...


Le Pape a ce formidable privilège de parler sans tordre ses pensées; il n'a de compte à rendre qu'à Dieu. D'ailleurs, ça tombe bien, jusqu'à la confrontation, il s'est déclaré infaillible. Le Saint-Esprit est donc convoqué à chacune de ses réflexions; et sa parole devient, de fait, celle de Dieu. Et il peut ouvrir la bouche sans ressentir la crainte de se faire savonner par ses conseillers; le Vatican n'a sans doute pas trop de soucis à se faire côté contrats commerciaux.


En ce moment, il est en Afrique; un continent épuisé. La bonne parole, voilà une petite amusette utile pour réconforter le mal-en-point. Eh bien, il a tenté : "c'est toujours nous que vous grondez" a dû rouspéter Omar, celui du Soudan. Définition donc de la démocratie : "Le respect et la promotion des droits de l'homme, un gouvernement transparent, une magistrature indépendante, des moyens de communication sociale libres, une administration publique honnête, un réseau d'écoles et d'hôpitaux fonctionnant de manière adéquate et la ferme détermination, basée sur la conversion des coeurs, d'éradiquer, une fois pour toutes, la corruption. " A la face du Président angolais, entouré de toute sa bureaucratie et du corps diplomatique. "Oui oui, c'est bon, tous ces principes sont respectés au Zimbabwe, allez venez nous aider, le peuple se meurt, j'ai dépensé mes derniers sous pour acheter une maison à Hongkong", s'écrie Robert, de son côté.

"Franchement, c'est impressionnant, nan ? T'as vu, il a des c... au c... !", "Moi, je boude le Pape, il ne dit pas ce que je veux entendre ! Je veux avortement, capote, liberté, mariage des prêtres, danse dans les églises, hein". Démocratie, le cadet des soucis. La tenaillante vie quotidienne fait du discours démocratique un sujet de luxe. L'on préfère l'éradication des soucis plus oppressants. Normal.

Les discussions ont repris de plus belle sur le dogmatisme du Saint-Père. "Toujours avec ses normes figées, même le Christ aurait été excommunié, j'parie, pfff" se lancent certains; "ah oui alors, t'as bien raison, mon grand, c'est quoi ce Pape, pourquoi il nous dit ce que Dieu dit, nous, nous voulons qu'il dise à Dieu ce que nous, nous voulons". "Mais Moïse n'est plus...", "on s'en fout, qu'il négocie quand même !" Que disait George Sand dans Pauline : "toutes les nuances possibles se trouvent dans les religions vieillies; tant de siècles les ont modifiées, tant d'hommes ont mis la main à l'édifice, tant d'intelligences, de passions et de vertus y ont apporté leurs trésors, leurs erreurs ou leurs lumières, que mille doctrines se trouvent à la fin contenues dans une seule et milles natures diverses y peuvent puiser l'excuse ou le stimulant qui leur convient. C'est par là que ces religions s'élèvent, c'est aussi par là qu'elles s'écroulent"...

Même Juppé, pourtant "respectueux des valeurs chrétiennes" (nouvelle expression pour éviter de se prononcer sur le degré de piété, sans doute), se dit choqué; "ah qu'il m'énerve ce lourdaud, reviens sur terre, vieux !". Mais Sa Sainteté continue d'entonner : "humanisation de la sexualité", "non à l'avortement thérapeutique", "dangerosité du préservatif", etc. Et le café du pauvre, hein, qu'est-ce que t'en fais ? Il en a marre le type : pas de démocratie, pas de pain, pas d'eau, plus de santé, pas de sexe... quoi alors, vivre comme un pape ? Même ça, ils n'en ont pas les moyens. "Hérétiques ! Pensez au monde éternel !" C'est vrai que la frange la plus indignée n'est pas celle qui peuple les églises. Mais quand la religion est en cause, il est de bon ton de donner son avis; toujours dissident, en l'occurence. Le Parti communiste va distribuer des préservatifs place Jean-Paul II; aux Français qui en sont déjà gavés mais bon, il faut bien protester...

Mais comme la fonction du Pape requiert surtout de rester connecter avec le Ciel plus que de satisfaire les desiderata de la masse des croyants, on comprend sa rugosité. C'est une des rares croyances où même les fidèles ne cessent de demander des aménagements; et de lancer des ultimatums surtout : t'évolues ou j'te quitte. "Bah attend, il ne va tout de même pas aller distribuer des préservatifs, non plus, arrête tes conneries, toi aussi" a voulu dire Christine. Boutin. Promotion de la débauche. Par un Pape !

Pourquoi s'en prendre à lui et pas à ceux qui, en Afrique, le suivent aveuglément ? Les "humanistes laïques" devraient plutôt éclairer les "suiveurs"; un évangélisme à l'envers. "Ah bah, t'es bien marrant, toi, comment dessiller les yeux à ceux qui sont pétris de convictions ? Ils donneraient leurs vies pour leur religion !" Eh bien voilà le hic : la croyance religieuse est une histoire de logique, pas un loisir que l'on délaisse quand de graves questions de survie se posent; il faut de l'expérience spirituelle pour comprendre ces choses-là; "il n'est pas possible qu'un enfant qui tète, mange" (Rûmi)... Seul un croyant peut comprendre et "tolérer" son propre aveuglement... n'en déplaise aux bonnes consciences généreuses. Certains se sentent gênés à l'idée de violer une loi de l'Eglise (juste ou non, peu importe), on n'y peut rien, c'est comme ça. Et l'on respecte, l'on doit respecter. Le "postulat de la rationalité du croyant" nous apprenait Durkheim.

La position du Pape est claire : le dogme dit cela, à vous de choisir. L'on ne va tout de même pas fustiger un homme qui ne fait que son métier : dire à ceux que ça intéresse les vérités de leur foi. Et paradoxalement, ce sont les non-croyants ou les indifférents qui s'indignent en premier. Des théologiens, on aurait compris. Allez comprendre, une querelle de famille qui fait jaser la planète entière... Il ne manquerait plus que l'on élise le Pape démocratiquement !

mardi 17 mars 2009

Vaine sauterie

Retour de l'épouvantail. L'ancien président de l'assemblée nationale turque, Bülent Arınç. Celui que j'avais "examiné", jadis. Un "dur" du parti conservateur AKP. Bonne tenue, bonne rhétorique, bonnes sorties. Enfin, pas pour tout le monde; il a eu une phrase "irrévérencieuse" à l'égard des militaires qui rêvaient de faire un coup d'Etat : "heureusement que nous ne nous sommes pas engagés dans un conflit avec ces généraux qui se sont occupés de tout sauf des affaires militaires !"


Allez pavé dans la marre. Il faut dire que l'amiral de l'époque tenait soigneusement un journal, bien écrit, circonstancié et qui, comme tout journal intime, a éclaté à la figure de ceux qui l'ont découvert. L'amiral écrivait des scénarios de putsch possibles, les avis des militaires, les discussions, etc. Un état-major bouillonnant pour des aventures... Il fallait sauver la République du peuple. "Quand un mauvais coup se mijote, il y a toujours une République à sauver" (Michel Audiard).


Le même Arınç a lancé illico presto, sans doute pour bien canaliser les critiques et se poser en victime, une autre "offense" : "bon, on en a marre, mon cher ! On se rend à une réunion privée, allez hop hymne national, on s'asseoit, on nous relève, hymne national, on s'en va, hymne national, on rentre dans un stade perdu de province, hymne national, ça suffit voyons..." Oh lo lo ! C'est vrai que, vu de France, cette constance ne se comprend pas. Allez répète le premier couplet et le refrain de la Marseillaise si t'es cap... Nous, Français, formons une Nation, évidemment; mais nous n'avons ni amour du drapeau, ni service militaire, ni connaissance de l'hymne national. Comme une boutade. Même une candidate socialiste à la Présidence de la République n'a pas pu l'imprimer dans les moeurs de ce Pays...


L'Armée a réagi; naturellement : "que pensez-vous des propos tenus par l'ancien président de l'assemblée ?", "l'état-major ne se sent pas obligé de répondre à tous ceux qui font usage de leur bouche; les idées négatives véhiculées par ces types contre l'Armée sont connues de tous". Voilà donc pour le respect. La réponse de l'intéressé ne s'est pas fait attendre : "écoute-moi bien, je ne suis ni paillasson ni tête à claques ni soldat, alors la ferme !" Ca fait un peu de bien. "Arrête de dire ça, ils vont muter ton cousin au sud-est, il risque de mourrir hein".


"Et le respect de l'uniforme ?" C'est vrai. Il faut également respecter les militaires. Il y a une drôle d'hypocrisie en Turquie : la critique contre les officiers se fait sans se faire : "ouais alors, je ne voudrais pas salir l'honneur de l'armée qui est notre fleuron, notre idole, notre héros mais il faut qu'je dise que..." Personne ne critique les soldats, l'on critique les officiers égarés. Le commandement. Celui qui continue de quitter les salles de réunion parce qu'une femme voilée se trouve dans l'estrade; celui qui classe "ennemis" tous ceux qui pensent autrement; celui qui désire s'installer au pouvoir par le biais des armes que le peuple lui a confiées pour le protéger. Bref, celui qui ne fait plus l'usage idoine de son uniforme.


Et les spécialistes nous le jurent : une armée qui se mêle de la politique se ronge de l'intérieur et devient, de ce fait, inopérante dans son "coeur de métier". Exemples ? L'attitude du Général libanais Michel Sleimane et c'est tout. Il avait tellement de mal à satisfaire toutes les communautés qu'il avait décidé de ne pas intervenir lors des désordres internes. Depuis, il est Président de la République... Celui du Madagascar vient de basculer. Celui de Guinée-Bissau en a perdu la vie.


Jadis, un seul chef d'état-major turc a essayé de rester à l'écart : Hilmi Özkök.


Quand on a commencé à l' "insulter" de démocrate, il s'en est plaint en public : "oui je le suis et alors ?", "bah, tu es dans l'erreur mon Général, il faut des déclarations massue, des rebuffades, des bourrades, de la poigne quoi, tu comprends". Son prédecesseur avait tout fait pour retarder son avancement : "oh t'imagines, un démocrate à la tête de l'armée, et en plus, il ne boit pas d'alcool, c'est bizarre, nan ? Qu'est-ce t'en penses ?"...


Les journalistes laïcards fossiles continuent cependant de s'interroger : "tu vois, ils bravent ouvertement le régime kémaliste et notre Armée gardienne de la laïcité; ils n'ont même plus honte". Heureusement que les positions de Bülent Arınç ne font plus murmurer longuement, il ne s'en cache pas. Et si tous les démocrates commencaient à "baver" ces mêmes inepties, retour à la case départ : déclarations, protestations, procès à la Cour constitutionnelle. C'est le privilège des "classés" : tant qu'ils répètent les mêmes choses, les autres s'indignent un temps et on attend le prochain épisode. Testis unus, testis nullus. Il faut encore d'autres "braves" pour qu'il y ait progrès. Par exemple, le parti d'opposition, le CHP (parti républicain du peuple, soi-disant); ça serait bien qu'il critique, pour une fois, les tentatives de pronunciamento. "Ah ça jamais, mon ami, nous respectons trop l'Etat de droit et son principe cardinal : la présomption d'innocence, haha !" Ah ouais ? Et juste une petite déclaration sur les rumeurs alors ? "Personne n'a le droit de critiquer l'Armée, même la justice !". Merci...

mardi 10 mars 2009

République "découverte"

Il ne manquait plus que cela : lors d'une rencontre avec ses électeurs dans le cadre de la campagne pour les élections municipales, le Premier ministre avait été accueilli par la pancarte suivante : "Le dernier sultan ottoman, Recep Tayyip Erdoğan Ier". La foule qui ne finit pas de se réveiller depuis l'épisode de Davos a donc oint son nouveau sultan; l'actuel Premier ministre. Dans un pays qui est censé avoir abattu ce régime arriéré et despotique, toute référence à l'ottomanisme doit se faire avec parcimonie. Ca fait grincer des dents.


Les "dérangés" ont immédiatement saisi l'occasion. Sans avoir une goute de honte. Deniz Baykal bille en tête, évidemment : "vous voyez, ils veulent rétablir le sultanat et le califat, chers amis, on bascule !". Il fut un temps où les journalistes et intellectuels affiliés au CHP se demandaient si la Turquie ne devenait pas une nouvelle "Malaisie"; un pays, comme on le sait, pas très recommandable. Alors, chacun avait mis en scène ses peines, ses craintes, ses reportages "orientés"; on basculait...


Et le très constipé Oktay Ekşi, chroniqueur depuis plus de 50 ans, s'en inquiète sincèrement, lui : "c'est quoi l'empire ottoman, un désastre et c'est tout; revenez vers la République mes petits, ne bronchez pas". Le slogan d'un gus semi-conscient a donc fait sursauter; et si la masse est acquise à cette idée ? La Charia, mon Dieu ! Les mains tranchées, les femmes reléguées, les prières obligatoires, voilà à quoi ils assimilent l'empire ottoman.


Chacun ses slogans; les laïcistes, jadis, appelaient ouvertement l'armée à intervenir : "je vois beaucoup de femmes voilées ces jours-ci, il faut faire quelque chose, hein, on bascule", "ah ouais ? Peut-être qu'elle est sortie faire ses achats", "ah non alors, elle marchait comme une voilée iranienne ou malaisienne, je ne sais plus, je crains qu'elle veuille la Révolution, on bascule". Il faut sans doute consulter dans ces moments-là mais rien n'y fait, on doit croire que l'on bascule. Tiens, on a attrappé des lycéens dans une salle de l'établissement en train de se livrer à des choses bizarres; en catimini, loin de tout le monde, silencieusement, si bien que personne n'en fut dérangé mais cela devait cesser. "Vas-y dis, c'était quoi, une partouze ?", "nan nan, ils priaient"... Et les journalistes sont ravis d'avoir "déniché" une telle information. On bascule, la jeunesse a des repères moraux, il faut immédiatement faire quelque chose. S'ils prient, c'est qu'ils donnent un message. Un état d'esprit bizarre; on ne se comprend plus : à un journaliste qui lui demandait s'il avait des affinités avec l'AKP, parti dit bêtement "islamiste modéré", un professeur d'université ne trouve pas mieux que de répondre : "qui ? moi ? vous m'insultez là, je suis un républicain laïque convaincu, Madame; vous voulez la preuve : je bois de l'alcool, je ne jeûne jamais et je n'ai jamais mis les pieds dans une mosquée, elhamdulillah"...


Et si le sultanat doit se rétablir, on connait les héritiers; certes, à cause de leur exil, ils ne parlent plus un mot turc correctement mais bon. Ce sont des Turcs, quand même. En Amérique, au Liban, en France, en Angleterre, ils sont partout, loin de leur langue et de leur culture. Même le chef de la maison impériale, Osman Ertuğrul (qui vit aux Etats-Unis avec sa femme, la princesse afgane Zeynep Tarzi) n'a pu recevoir le passeport turc qu'en 2004 à l'âge de 93 ans... Et il n'est pas demandeur; les princesses ottomanes sont même ravies : et Atatürk par-ci et Atatürk par-là. Bon, c'est vrai qu'ils défendent la thèse du "bouclier" s'agissant de leur ancêtre Vahidettin, le dernier sultan qui a fui le pays dans une ambulance britannique et qui représente, dans la version kémaliste, le traître qui a entravé le mouvement de libération nationale; pour eux, il était le premier soutien de Mustafa Kemal, lui l'épée et le sultan, le bouclier. Un peu comme les discussions sur Pétain et de Gaulle.


Personne ne se demande jamais pourquoi la République turque et ses valeurs sont si basculables; à quoi bon forcer si la greffe n'a pas pris depuis plus de 80 ans ? "Misérable ! Ils ont avoué !" Les bases ne sont pas solides, c'est la faute du peuple. Il n'arrive pas à se sentir attaché à la République, allez savoir pourquoi. Une élite qui s'est appropriée l'interprétation suprême et ultime du kémalisme. Alors, ils mènent, mais personne ne veut les suivre. Alors ils se retournent et braillent : "pas de dissidence !"


Atatürk l'avait rêvé pourtant; il voulait une démocratie où même les impérialistes auraient droit de cité. Malheureusement, même ses voeux ne sont plus à l'ordre du jour. Même la vulgate kémaliste n'est plus respectée; on bascule vraiment, mais dans le sens inverse à celui auquel on nous demande de croire. Et chacun y va de son expression : despotisme jacobin, autoritarisme républicaniste, fascisme kémaliste. La République n'arrête pas de basculer depuis sa création; il lui manque le lourd diadème de la démocratie. "Il a dit diadème, on bascule, duyduk duymadık demeyin, höyt, Allah Allah Allah"...

dimanche 8 mars 2009

Encore et toujours la stratocratie

L'on se plaisait à s'acclimater à une vie politique turque sans influence "outrée" des militaires jusqu'à ce que les généraux en retraite ne déboulassent sur le devant de la scène dans une posture quelque peu équivoque. Dans un pays qui regorge de putschistes ou de bonshommes qui meurent d'envie de l'être, les affaires de ce genre ne choquent plus trop. On feint de s'indigner; surtout dans les journaux d'ailleurs. Aucun organe institutionnel ne commente ce genre de nouvelles. Banalité. D'autant plus que les fervents défenseurs de la laïcité, menacée soi-disant de corrosion depuis les origines du régime républicain, ne se font pas prier pour avouer leur éventuelle bénédiction à un éventuel coup d'Etat-rempart. On bascule, c'est connu. Et tous les moyens sont bons.


Depuis quelques jours, un certain nombre de cassettes circulent sur internet, reproduisant les propos privés de certains militaires en retraite : l'ancien chef d'état-major Ismail Hakkı Karadayı, le tombeur du célèbre Premier ministre "islamiste" Necmettin Erbakan, raconte avec délectation comment il a poussé ce Premier ministre à la sortie, comment il a demandé au Président de l'époque Süleyman Demirel de nommer à sa place Mesut Yılmaz et combien il est fier d'avoir été le témoin comblé de tous les coups d'Etat de la République turque. Le Bienheureux. Un autre se vante d'avoir bloqué l'entrée d'un président de parti au Parlement lors de l'élection présidentielle de 2007 afin d'éviter que le quorum soit réuni. A l'occasion, ce "leader", Erkan Mumcu, se voit affubler d'un regrettable "pezevenk"; littéralement "maquereau", ce mot se rapproche dans le langage courant plutôt de "salopard, fumier". Le Grossier.



Les militaires sont remontés depuis que plusieurs des leurs sont mis en examen dans le cadre de l'affaire Ergenekon; et comme par hasard, ils tombent tous malades à peine le pied projeté dans la cellule; si bien qu'ils sont immédiatement transférés à l'hôpital militaire, où, dit-on, ils se remplument. Comme des pachas, du coup. Et toute l'imagerie médicale est mobilisée, on ne trouve rien, on s'énerve, on ne répond pas et on les garde quand même. Il faut dire que les généraux occupent des chambres dites VIP; on invente des malaises, à l'occasion. Et ce sont des militaires; théoriquement robustes, intrépides et blabla; paradoxalement, les nôtres tombent comme des mouches après leur mise en examen. Heureusement que l'on n'est pas en guerre, ils seraient tous morts d'une crise cardiaque avant même d'avoir croisé le fer...


Les déclarations sont rares mais le Général en retraite Karadayı a déclaré ignorer tout ce qui se tramait dans les couloirs de l'état-major; le harcèlement des journalistes, la pression sur les magistrats et les politiciens, notamment. "Moi, tu sais, je travaillais comme un fou pour le bien de mon pays, je n'avais pas le temps de m'occuper de plans sur la comète !" Sauf que les journalistes "persécutés" à l'époque n'ont plus leur langue dans leur poche : "allez avoue baderne ! et on passe à autre chose, dis-le que tu nous a maltraités, on en a marre !". Et le vieux Demirel n'est plus aussi prolixe que jadis, il essaie de balayer : "ça suffit, ça fait douze ans, regardons l'avenir, c'est terminé, allez, allez". Il croit toujours qu'il n'y a rien eu d'anormal en 1997; lui, qui a connu tous les coups d'Etat et qui, surtout, en a été une victime récurrente... Gâteux, Demirel ?


Le plus féroce était sans aucun doute, le Général Cevik Bir; le major général des armées à l'époque. L'instigateur de la stratégie de la tension. Mémorandums, pressions, menaces, campagnes de déstabilisation, tout cela sortait de ce fabuleux cerveau. Le Pourchasseur. S'il avait pu se fatiguer les méninges pour éradiquer le terrorisme du PKK... Il avait même osé déclarer vouloir se présenter à l'élection présidentielle en 2000. Depuis, tout le monde se demande ce qu'il devient; et s'il a honte, surtout...


Et ils refusent d'assumer; ce sont des militaires, en théorie. Ils devraient dire : "oui, nous avons été tentés, nous avons fauté, nous nous excusons". Mais non, c'est à un défilé de couards que nous avons droit; "moi, je n'ai rien fait, c'était l'autre", "moi, j'ai jamais rien compris", "ah bah moi, de toute façon, je dormais à l'époque..."


Certains osent les inquiéter; les intellectuels appellent à des poursuites judiciaires. Contre tous les militaires putschistes, anciens et récents. Un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme de novembre 2008 tombe bien à propos : révoqué pour avoir rédigé un acte d'accusation contre les militaires auteurs du coup d'Etat de 1980, le Procureur Kayasu obtient gain de cause sur le fondement de la liberté d'expression. A l'occasion, la Cour ne se gêne pas : "Il est inévitable que l'infliction d'une sanction pénale à un fonctionnaire appartenant au corps judiciaire emporte, par sa nature même, un effet dissuasif, non seulement sur le fonctionnaire concerné lui-même, mais aussi sur la profession dans son ensemble. Pour avoir confiance dans l'administration de la justice, le public doit avoir confiance en la capacité des magistrats à représenter effectivement les principes de l'état de droit. Il s'ensuit que cet effet dissuasif est un facteur important à prendre en compte pour ménager un juste équilibre entre le droit à la liberté d'expression d'un magistrat et tout autre intérêt légitime concurrent dans le cadre d'une bonne administration de la justice." (Kayasu c. Turquie, 13 novembre 2008, § 106).


Il nous reste à espérer que les procureurs auxquels tous les démocrates supplient en ce moment d'agir, trouveront dans cet arrêt un socle juridique et dans les événements actuels une motivation nécessaire pour multiplier les actions en justice. Voilà les travers d'un Parquet indépendant du pouvoir politique mais complètement subjugué par l'idéologie kémaliste. Or, l'armée s'est toujours déclarée gardienne du dogme kémaliste. Tout finit donc bien pour les militaires dans ce syllogisme. Ils sont intouchables. De facto.