dimanche 22 décembre 2013

Foire d'empoigne...

Ça y est, ils ont brûlé leurs vaisseaux. Le premier ministre Tayyip Erdoğan et l'imam Fethullah Gülen. La figure de proue de l'islam politique d'un côté, l'inspirateur d'une puissante communauté économico-politico-religieuse dite "cemaat", de l'autre. L'un dirige le pays depuis 11 ans. L'autre vit en exil aux Etats-Unis depuis 14 ans. Qui a raison, qui a tort, ou plutôt qui sait ce qu'il se passe, on s'en fout, passez l'expression. On est en Turquie. Et on est surtout en pleine bagarre, on attend des renforts, pas de démonstrations. Les deux vieux rescapés du "système kémaliste" qui se sont saignés des quatre membres pour se hisser là où ils sont aujourd'hui, en train de se chamailler, que dis-je, de se sangler, voilà bien un triste épilogue. Pour eux et pour leur troupe, la même d'ailleurs, le même électorat, la même piété, le même dessein. Une "fitna" comme dirait le dévot; un "gâchis" comme dirait l'électeur de droite; une "bénédiction" comme dirait l'électeur de gauche...

Le "scénario" requiert une solide haleine : Gülen veut se débarrasser d'Erdoğan, trop enclin à isoler la Turquie sur la scène internationale. En contrepoint, le premier ministre ne sacque plus l'influence de ce cemaat dont l'entrisme dans la police et la justice est proverbial. Les choses s'accélèrent lorsqu'Erdoğan envoie à Oslo son directeur des Renseignements, négocier avec les Kurdes du PKK et passe sereinement sur le billard pour une opération de je ne sais plus quoi. Mais voilà; les méchants guettent. Un procureur, proche du cemaat, décide alors d'inculper l'espion en chef pour haute trahison ! Écumant de colère, Erdoğan rompt sa convalescence et fait voter une loi en catastrophe pour barrer la route à cette éventualité. Et comme la vengeance est un plat qui se mange froid, il décide quelques mois plus tard de sabrer le gagne-pain de "l'ennemi" en voulant interdire les centres de soutien scolaire. C'est la déclaration de guerre : Gülen envoie ses policiers aux trousses des ministres de Sa Majesté. Et paf, on embarque, entre autres, et s'il vous plaît, le fils du ministre de l'Intérieur pour corruption...

Et quand les "grands" numérotent leurs abattis, les "petits" se créent des fables. Bienvenue dans la politique turque. Un déballage s'ensuit, on fait feu de tout bois : pourquoi d'abord un imam se mêle-t-il de politique ? Hein ? Pourquoi vit-il aux Etats-Unis ? Pourquoi ne porte-t-il pas de barbe ? Pourquoi n'est-il pas marié conformément à la tradition du Prophète ? Pourquoi adore-t-il Israël ? Et si le camp adverse commence par "euh...", on va vite à la conclusion : c'est donc un agent du Mossad ou je ne sais pas moi, un cardinal caché. Ah oui, alors ! En Turquie, point de divergence sans dispute et point de dispute sans Etats-Unis et Israël. Dommage qu'Aytunç Altındal, le pape de la "théorie du complot", est mort récemment... Argumentum ad hominem, loi de Godwin, etc. etc. On mélange tout ça avec la hargne des islamistes qui, déjà, ont une dent contre lui, le "modéré", le partisan du dialogue des religions, le défenseur de la stabilité. Et on aboutit tout naturellement à la "vérité" : la Turquie est face à un complot international. Erdoğan allant même jusqu'à menacer l'ambassadeur américain d'une expulsion...

C'est dire à quel point les fariboles volent haut, dans ce pays. Le citoyen turc aime à être secoué. A plonger dans les méandres. A tirer des conséquences hâtives. Comme on le sait, dans les pays "orientaux", les problèmes viennent toujours des Etats-Unis. Des ministres sont-ils accusés de corruption ? C'est possible mais c'est un complot contre Erdoğan ! La descente de la police ne se fait-elle pas à une date assez évocatrice ? C'est possible mais c'est une opération "mains propres" ! Bref, encore une tourmente, encore un président qui préside son palais le temps de la tempête; encore une opposition qui attaque bille en tête; encore un premier ministre qui braille; encore un cemaat qui cabale. Voilà l'image qui en ressort.

Et surtout, encore un pays divisé en deux, une presse peu objective ou trop partiale. Le gouvernement a initié une de ces valses de directeurs de la police que même un gus bien intentionné y décèle un mouvement de panique. Un journaliste qui ne cachait pas sa sympathie pour le cemaat claque la porte d'un journal pro-Gülen alors que Nazlı Ilıcak qui ne cachait pas sa sympathie pour le gouvernement est virée d'un journal pro-Erdoğan ! L'un dénonce des manigances qui nuisent à la démocratie, l'autre, l'impassibilité des ministres mis en cause. Ma pauvre abeille, c'est encore Nazlı Ilıcak qui paie les pots cassés. Cette grande dame du journalisme turc avait été déchue, pour violation de la laïcité, de son mandat de députée par la Cour constitutionnelle en 2001, elle avait simplement accompagné la députée voilée Merve Kavakçı dans l'hémicycle. Pour une femme qui ne porte pas de voile et qui se targue de boire de l'alcool, ça faisait tellement "connerie" que la Cour européenne des droits de l'homme lui avait donné raison...

Bref, ça papote à chaque coin de rue. Les cafés se transforment en salons; les salons se transforment en boudoirs. On fait des calculs, on suppute des choses. Les boutefeux crient à la liquidation. Les vindicatifs ont l'oreille en campagne, les corrompus ont chaud aux oreilles, les complaisants ont l'oreille indulgente, les conservateurs en ont par-dessus les oreilles. Et l'acmé a été atteint : Fethullah Gülen, dans un de ses rares moments de transe, a lancé des imprécations, le "bazooka" dans la tradition islamique. Une malédiction à double tranchant : pour lui et ses suiveurs s'ils ont fauté, pour les Erdoğan et autres s'ils ont détourné de l'argent public. Et ce dernier de répondre : "on va dévaster vos repaires ! Nous, nous prions pour le bien, nous ne maudissons pas !"... Le souhait d'Adnan Hoca pour les rabibocher étant plus une farce qu'autre chose, la situation semble enténébrée. Une catharsis pour la République turque. Les deux camps se défendent mal, est-ce une raison pour les condamner ? comme dirait Victor Hugo. Tout reste à prouver mais quoi qu'il en retourne, personne n'en sortira la tête haute, c'est quasiment assuré... 

Candan Ercetin - Yalan

dimanche 8 décembre 2013

Prêchi-prêcha...

"Ne lisez pas de romans, mes agneaux ! Ça ne sert à rien, ça bouffe votre temps et ça m'énerve !", pontifia l'imam ex cathedra, lors de la prière du vendredi. "Dévorez les livres sur la religion et vous serez sauvés !". Lui, lisait jusqu'à minuit, ah oui alors, il était vieux, il n'avait pas le luxe de ronfler 8 heures. Et il faut dire que c'est un mufti en retraite, une sorte d'archevêque qui, normalement, est dispensé d'assurer la prière quotidienne dans une mosquée. Un "hiérarque" payé pour délivrer ces fameuses "fatwas" derrière de belles portes capitonnées, un homme de bureau, quoi... Et claironner sa bibliophagie et donc sa pénétration et sa fatuité était un comportement qui seyait particulièrement à un homme de religion, n'est-ce pas...

Éblouis étaient les orants au sortir de la mosquée. Car on leur avait dit "ne lisez pas", ça délivrait de la besogne. "Tu vois, on avait raison, la lecture est une mauvaise action, c'est l'imam ayant rang de mufti qui le dit !", "euh, ce n'est pas exactement ce qu'il a dit", "mais si mais si, on a tous entendu !". Le "privilège" de l'ignare, l'abolition des nuances. Il n'est rien de moins tronquée que la parole dite en public... Ça ressemblait fort à cette malice du "dede" bektachi (sorte de guide chez les alévis) qui répondait à qui le critiquait : "le verset 43 de la sourate 4 dit : 'ne priez pas !', je ne fais qu'appliquer le Coran". Sauf qu'il escamotait la proposition subordonnée circonstancielle : "ne priez pas lorsque vous êtes ivres (...)"...

Ébaubis étaient les deux professeurs de lettres, présents dans l'assistance. Papivores comme il se doit. "C'était ubuesque", s'empressa le premier; "quelle capucinade ! quelle outrecuidance ! quelle connerie !" s'enfiévra le second. Le bon Turc ne lisait certes déjà pas, mais là, c'était du jamais-vu. Un imam disait le plus sérieusement du monde qu'il ne fallait pas lire de la fiction ! "Et si on lui parlait des résultats de l'enquête PISA, qu'est-ce t'en penses ?", "comme dirait Rûmî, 'il n'est pas possible qu'un enfant qui tète, mange', laisse tomber !". Le sermonnaire n'avait pas pu s'empêcher de venir les saluer, les grands esprits allaient se rencontrer mais les profs lâchèrent de conserve : "allez, à la revoyure !"...

Heureusement que les dévots n'écoutent généralement pas les prédicants. On vient se débourrer le crâne, se conformer à la tradition ou faire la liste des absents, histoire de jaser par la suite. Et même s'ils prêtent l'oreille, les Turcs n'aiment pas lire, ce n'est pas un mystère. Ils ne savent donc pas saisir le sens d'une phrase, comme le montre l'enquête. Un cousin philosophe, formé en France, avait préféré enseigner en Turquie. "Allez, sortez les copies, dissertation surprise !", s'était-il enthousiasmé. Et le chœur de dire : "c'est quoi !"... Comme quoi, Celal Şengör a raison quand il affirme qu'il n'y a pas d'université en Turquie mais seulement quelques universitaires formés à l'étranger...

Mais il y a un autre drame pour les volontaires, la diglossie. Certes, la langue turque est en soi difficile (utilisation abondante du passif, verbe en fin de phrase, etc.), mais elle est surtout devenue du "n'importe quoi". L'activisme de l'Académie de la langue turque (Türk Dil Kurumu) a contribué à créer une nouvelle langue qui ne serait pas comprise par nos arrière-grands-parents. Dilleri var bizim dile benzemez comme dirait le pro-renouveau Cevdet Kudret. Les nouvelles générations ne savent pas lire l'ottoman, pourtant écrit sur les pierres tombales, les frontons, les archives, etc. Elles ne comprennent même pas un discours de 1960 ! Pas de littérature, pas de vocabulaire, pas de style, pas de pensée, pas d'avis. Comme dirait l'expression turque, quand l'imam vente, les ouailles défèquent...