Tout venait donc à point à qui savait attendre. Sa Grandeur nationale, Son Éminence régionale, Sa majesté impériale Recep Ier avait donc eu raison. L'occasion était tellement rare que ses zoïles attitrés en furent enragés. Eux qui blablataient, déblatéraient, blasphémaient durent se rendre à l'évidence : le souverain était un stratège hors pair. On le disait sur le reculoir, englué dans une pensée désidérative. Il n'en fut rien. Il opéra un coup de maître, que dis-je un coup fumant, un coup gagnant ! Il chassa le satrape de Damas, ébahissant au passage l'ogre de Moscou, ébouriffant l'enturbanné de Téhéran et épatant le prétendant au trône de Washington.
"La Turquie est bien plus grande que la Turquie. Tout comme l'homme ne peut échapper à son destin, la Turquie et la nation turque ne peuvent échapper à leur destinée. En tant que nation, nous devons comprendre la mission que l'histoire nous a confiée et agir en conséquence", confia-t-il en toute modestie. Un sermon qu'il mâchonna in petto depuis plus d'une décennie ! 13 longues années d'obstination, contre vents et marées. Et, finalement, il chevit du tyranneau, de cet âne vêtu de la peau du lion. Le pathos de la solitude de Son Immensité fut évaporé en quelques jours. Le "vakt-i merhûn", comme on disait en bon turc littéraire, était bel et bien arrivé.
Il revenait de loin, le Padişah. Lui et son ancien secrétaire d'État, le sieur Davutoğlu, avaient pris fait et cause pour les opposants syriens à une époque où tout le monde tergiversait. Ses propres ouailles firent la moue. Mais il resta congruent, sincère, humain. Nullement tenté par la tactique du captatio benevolentiae lors de ses discours, il invita encore et toujours ses "frères" syriens, victimes de leur propre raïs, à rejoindre l'Empire turc. Tout cela gratis pro Deo. L'Anatolie profonde remuait, pourtant. On tabassait par-ci, on calomniait par-là. Sa Gracieuse Majesté demeura inflexible, balayant les peurs obsidionales des uns et les stéréotypes hostiles des autres. Les réfugiés le lui rendirent bien. Ils repartirent au bercail, en bons turcophones.
Car les sans-coeur couraient les rues. Aider son prochain, qui plus est rebeu, n'était même pas un horizon conceptuel pour l'opposition kémaliste. Le sultan maudissait Bachar ? Le CHP grognait. Le sultan aidait la résistance ? Le CHP gesticulait. Le sultan évinçait le tyran ? Le CHP dénigrait. Tel un automate, le CHP disait toujours du mal. "Il n'a rien fait dans cette histoire, c'est du pipeau", lança même son leader, le sieur Özel. Accusé jadis de soutenir les barbus, le Roi des rois était accusé aujourd'hui de s'octroyer un mérite qui ne lui était pas dû alors que lesdits barbus avaient pris le pouvoir. Le nouvel homme fort allant jusqu'à conduire l'espion en chef de Recep Ier, Ibrahim Bey dit l'Épais, à la mosquée des Omeyyades...
Oh que oui, le destin y était pour quelque chose. Le sultan avait le vent en poupe. Dans la foulée, tel un secrétaire général de l'ONU, il rabibocha l'Éthiopien et le Somalien dans son palais. Une démonstration de soft power qu'il appréciait tant. Au même moment, le premier ministre libanais fit escale à Ankara et affirma que les Libanais devaient "d'abord faire confiance à Dieu, puis aux amis du Liban et surtout à la Turquie". S'abandonnant à la délectation, Recep Ier s'envola au Caire pour participer au Sommet du D-8. Les autres rois multiplièrent les gestes d'affection et de révérence. Même Sissi, qui en avait avalé des couleuvres, afficha une estime respectueuse. Il fut ainsi accueilli comme un calife. La boucle fut bouclée...