dimanche 16 décembre 2012

Le ton fait la musique


"L'une nous apprend à vivre, l'autre nous apprend à mourir", disait l'ami Muhayyel, du haut de sa double affiliation. La mentalité occidentale d'une part, la mentalité orientale d'autre part. Savourer la vie d'un côté; endurer l'existence de l'autre. Lorsqu'une catastrophe touche les Occidentaux, la question "pourquoi ?" s'échappe en premier. Lorsqu'elle atteint les Orientaux, c'est la réponse "parce-que" qui fuse au premier chef. Car l'idée de la mort est omniprésente; une des prières que tout musulman fait avec ferveur est : "Mon Dieu, donne-moi une belle mort !". Une "belle mort" ? Oui, celle qui vous enlève avant d'être alité ou maltraité. Encore un avantage de l'appartenance à la double culture occidentale et orientale. On sait pleurer quand d'autres se figent, on sait sourire quand d'autres s'énervent et on sait se taire quand d'autres vagissent. 

C'est la "mode" ici : on meurt dans les hôpitaux, loin des siens, dans les bras des tiers. On "maquille" nos morts, on débourse de l'argent pour qu'un spécialiste, un thanatopracteur, rend "présentable" notre défunt. On "maquille" nos mots aussi, un gus fait un carnage dans une école, on dépêche des psychologues pour expliquer aux autres enfants, les vivants d'ailleurs et les survivants de là-bas, ce qu'est la disparition de son copain. On craint tous la finitude comme dirait le philosophe, alors on fait des enfants. Un bout de soi jeté dans le siècle. Sous d'autres cieux, on "autorise" la mort, on ne la souhaite pas mais on l'intègre dans sa vie. C'est sans doute la radicalité identitaire entre les deux mondes : l'espoir d'une vie meilleure en Occident, l'espérance d'un au-delà meilleur en Orient. Quand on est riche, on aime la vie; quand on est pauvre, on aime l'au-delà...  

François Mitterrand avait coutume de dire : "ce n'est pas de mourir que j'éprouverai un gros souci. C'est de ne plus vivre". Une formule bien littéraire (comme il se doit) qui revenait simplement à dire qu'il avait bien peur de la mort. Comme à peu près tous les êtres humains. Tous les êtres vivants, plutôt. Je dis bien "à peu près" puisqu'il existe une catégorie de personnes qui, sincèrement, voient la mort comme un palier qui pour une réincarnation qui pour une résurrection. A ce point que le mystique Rûmî parlait même de la "nuit de noces".  Il allait rejoindre le Bien-Aimé et atteindre le ravissement. Quand on tombe en extase devant Dieu, on abolit l'espace et le temps. Du coup, on ne vit plus, on plane; on se voit dérouler un tapis et on se projette dans l'éternité. La mort n'a plus de signification, elle n'est même pas une étape puisqu'il n'y a pas de stades, elle est pas; un pas de plus dans l'immortalité...

Nos sociétés modernes sont jouisseuses et c'est presque anormal de s'attendre à autre chose. Alors quand une voix qui vient du fin fond des siècles nous annonce la fin du monde, on commence à trembler. C'est quand d'ailleurs, cette fin du monde ? On n'en sait rien. Lorsqu'un croyant demanda au prophète Muhammad s'il connaissait l'Heure, celui-ci rétorqua : "qu'as-tu préparé ?". Rien, évidemment. C'est juste qu'on veut savoir et c'est tout. La logique voudrait qu'on se prépare à l'inéluctable. La passion nous conjure de le faire. On sait qu'on va mourir mais on préfère l'oublier pendant, allez, 60 ans. Après, les signes précurseurs, les maladies, nous pointent l'horizon. On demande alors l'euthanasie. Du coup, on n'affronte jamais la mort... Et quand un enseignant demande à ses élèves de composer sur le suicide, on s'évanouit. Comme si l'adolescent qui saisit l'inanité de la vie perd quelque chose. Il gagne tout, en réalité. Il devient "existentialiste" comme dirait l'autre.  

Plus on a la rage de vivre, moins on a la résilience pour vivre. C'est bien le paradoxe de l'amour, on se sent fort et on est faible au plus haut degré. A force d'écarter la jeunesse de la mort, on lui retire la qualité de son âge : comprendre le monde et constater qu'il n'existe pas; qu'il n'existe pas, qu'il est donc inutile de s'y investir. Il ne sert à rien de savoir vivre, il faut savoir s'éteindre. Car il y a de l'éternité. Une âme pour ceux qui croient, un corps pour les sceptiques, une parole pour tous. Nous ne sommes, au fond, qu'une parole. Même pas une image, non; une simple parole, des lettres, une pensée. Ce n'est pas la mort qui me fait peur; c'est l'éternité. L'éternité du mot qui me définira ici-bas. L'éternité du mot qui m'accueillera dans l'au-delà. Il suffit d'y réfléchir quelques secondes pour que les poils se hérissent. Penser à la mort, c'est la seule morale qui nous reste car elle nous pousse non pas à établir une convention sociale mais à nous définir nous-mêmes.  C'est se déposer une couronne sur la tête ou remplir la bouche des autres. Quand j'y pense, ça serait un chapitre pertinent du cours de morale laïque. Il faudra bien faire des dissertations...